«Mon mari a préféré combattre l'EI»

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Une réfugiée syrienne à Zurich«Mon mari a préféré combattre l'EI»

Il y a trois ans, Yara* est venue en Suisse de Syrie - son mari est resté au pays tandis que sa fille a failli mourir pendant sa fuite.

Zora Schaad/vsm
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Zora Schaad/vsm

C'est lorsqu'elle met fin à la conversation téléphonique avec son mari que Yara* comprend qu'elle se rendra seule en Europe, dans l'espoir d'une vie meilleure. Elle vient de lui annoncer qu'elle était enceinte et qu'il allait devenir père dans quelques mois. «Il ne voulait toujours pas venir en Turquie avec moi. Il a dit qu'il préférerait mourir en combattant contre l'État islamique plutôt que de quitter la Syrie, sa patrie.» Yara est triste, mais déterminée: «Il ne voulait ni de moi ni de mon enfant. Je me suis donc débrouillée par moi-même et je ne l'ai plus jamais appelé.»

«J'ai dormi dans la rue»

Yara a fui la Syrie, peu avant la guerre. Après avoir marché six heures à la frontière et voyagé seize heures en bus, elle arrive enfin dans la ville côtière turque d'Izmir. «Dès que je suis descendue du bus, je me suis endormie quelque part dehors. J'étais très fatiguée. En plus, j'avais des nausées.» Des inconnus l'aident et aménagent même une chambre pour la jeune femme. Mais la Syrienne est toujours aussi exténuée. «Je suis donc allée voir un médecin. Il a dit que j'étais enceinte.» Malgré les circonstances malheureuses, elle est décidée à garder l'enfant, l'avortement n'étant pas autorisé dans sa culture.

La nuit: la guerre est de retour

Trois ans plus tard, nous rencontrons Yara et Sina* dans leur appartement à Winterthour. Un appartement simple et peu meublé. La jeune maman de 29 ans porte sa fille sur ses genoux. Cette dernière a aujourd'hui 3 ans et ne connaît ni son pays d'origine ni ce que sa mère a pu vivre durant sa fuite vers l'Europe. Elle n'a jamais rencontré son père. Sa mère, elle, se souvient de tout.

«La nuit, les images me hantent… l'eau, les cris, les bombes, du sang et des morts partout.» Pour soigner son traumatisme, Yara entreprend une psychothérapie. Elle n'aime pas repenser à la guerre en Syrie, ni au passage vers la Grèce et au camp de réfugiés où sa petite fille Sina a failli perdre la vie.

«Abattue parce qu'elle ne portait pas de foulard»

2014

Alors que de plus en plus de bombes tombent sur Alep, Yara quitte sa ville natale avec sa mère et ses frères et sœurs. À Afrin, à la frontière turque, elle vit avec d'autres réfugiés dans une école. «Tout manquait. Nourriture, eau, électricité», se souvient-elle. Parce qu'elle peine à survivre en tant que femme, elle cède aux souhaits de ses proches et épouse un voisin de sa grand-mère. C'est un mariage malheureux, car il n'y a pas d'amour. Cependant, la peur de l'EI et l'instinct de survie font passer les problèmes de couple au second plan.

Les combattants de l'EI terrorisent la population. «Une fois, j'ai vu une femme se faire tirer dessus parce qu'elle était sortie sans foulard pour se rendre aux toilettes extérieures. En 2015, la situation était devenue insupportable. J'ai donc décidé de fuir en Turquie. Mon mari est resté sur place pour défendre sa maison contre l'État islamique.» À ce moment-là, elle ne sait pas encore qu'elle attend un enfant.

«Le bateau avait des trous partout»

2015

La vie en Turquie est difficile pour les femmes célibataires et sans ressources. Ses notions de couture lui permettent cependant de gagner un peu d'argent et de louer une pièce humide. Finalement, Sina, sa fille, voit le jour. «Quand ma fille a eu 2 mois, je savais que je devais quitter la Turquie. Sina pouvait à peine respirer dans cette pièce, elle était toujours malade. En plus, je n'avais pas de vrai travail.» Yara trouve alors un passeur qui les emmène en Grèce pour 500 dollars.

«À 1 heure du matin, le passeur nous a conduits à la mer. Là, nous avons dû attendre 24 heures. Nous avons dû rester silencieux. Il y avait 29 enfants et 9 adultes. Le bateau était très petit. Un jeune homme de 19 ans devait piloter, mais il ne savait pas comment. Les enfants pleuraient. Nous avions tous peur, mais nous devions y aller, nous avions payé.

Nous avons d'abord avancé le long d'une rivière. Le bateau avait des trous partout. Tout le monde criait. Une fois sur la terre ferme, nous avons dû attendre chez un pêcheur, entassés dans une petite pièce. Le passeur se chargeait de réparer le bateau tandis qu'un homme nous menaçait avec un pistolet en nous demandant de rester silencieux. Ma fille Sina était très petite et n'avait que 2 mois. Elle a pleuré et j'ai tout fait pour qu'elle reste tranquille. J'avais tellement peur. À un moment donné, je ne pouvais plus l'allaiter, mon corps était envahi par la peur. Nous avons dû monter dans le bateau. Le jeune homme qui conduisait a pleuré. Le passeur n'est pas resté avec nous, nous nous sommes retrouvés seuls en mer.

Bébé malade

2016

Après la traversée spectaculaire, Yara et Sina vivent sous des tentes dans divers camps de réfugiés en Grèce. «Les conditions étaient terribles dans le camp. Nous avons dû attendre trois heures pour un morceau de pain. Quand il pleuvait, toute la tente était mouillée, le matelas, tout. «Sina, qui avait des problèmes respiratoires avant de partir, est tombée très malade dans le camp. Elle avait une forte fièvre, ne pouvait pas bien respirer et ses yeux étaient enflammés. Si cette femme de Suisse n'était pas venue, mon bébé serait mort.»

Cette femme n'est autre que l'ancienne conseillère nationale socialiste Chantal Galladé, qui a déployé des efforts humanitaires dans le camp de réfugiés. «Sina était fébrile et complètement déshydratée. Elle avait les yeux enflammés. Je n'ai jamais rien vu de tel», se souvient la politicienne. Elle et d'autres bénévoles veillent à ce que la petite fille soit admise dans un hôpital et reçoive les soins nécessaires. Chantal Galladé aide Yara à demander l'asile en Suisse pour elle et son enfant malade. Le 18 octobre 2016, elles s'envolent pour la Suisse.

«Je ne me suis battue que pour ma fille»

2019

À ce jour, les deux femmes sont très proches: «Nos filles ont exactement le même âge, et elles sont dans la même garderie. Nous célébrons Noël ensemble et je l'aide dans la mesure de mes moyens», explique Chantal Galladé.

Bien que Yara n'ait qu'un permis provisoire en Suisse, elle se sent totalement chez elle ici. «La Suisse est un très beau pays, un pays démocratique... pas comme ma patrie. Je ne veux plus jamais y retourner.»

Pendant que Sina se rend à la crèche, Yara suit des cours d'allemand et apprend la langue avec diligence. Elle rêve de pouvoir travailler un jour. «Nous vivons très bien», explique-t-elle. Cependant, la jeune femme se garde de dire qu'elle ne reçoit que 800 francs par mois pour vivre et que même une fête d'anniversaire pour sa fille est un luxe. «J'ai fait tout ça pour mon enfant. C'est seulement pour elle que je me suis battue. Je veux que Sina ait une vie meilleure que la mienne.»

* Nom modifié par la rédaction

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