Dans le cadre de la révision du « paquet télécom » datant de 2009, le Parlement européen a reconnu et consolidé, jeudi 3 avril, la « neutralité du Net ».
Ce principe, qui régit Internet depuis ses débuts, garantit un traitement technique identique à tous les fournisseurs de contenus, petits ou grands, consensuels ou dérangeants. Les fournisseurs d'accès ne doivent donc jamais bloquer ni ralentir l'accès aux sites qui leur déplaisent. Et, sur le même principe, ils ne doivent accorder de traitement préférentiel à personne.
ENTRAVES À LA CONCURRENCE ET À L'INNOVATION
Or la neutralité du Net est remise en question par les opérateurs de télécoms. Certains restreignent l'accès aux services de téléphonie gratuits par Internet, comme Skype, qui concurrencent leurs propres services payants. D'autres passent au contraire des accords avec des services vidéos comme YouTube, pour leur offrir plus de bande passante, ou un accès privilégié à leurs abonnés.
Si ces pratiques se généralisent, elles pourraient créer des entraves à la concurrence et à l'innovation : les fournisseurs de contenus bien établis bénéficieraient d'une qualité technique optimale (chargement immédiat, vidéo fluide), tandis que les petites start-up arrivant sur le marché devraient se contenter d'un service minimal.
On peut aussi imaginer qu'en France, par exemple, SFR oriente ses abonnés en priorité vers le service vidéo YouTube, tandis qu'Orange privilégierait Dailymotion, qu'il a racheté. De facto, les abonnés des deux opérateurs n'auraient plus accès de manière égale aux mêmes vidéos.
Officiellement, tout le monde à Bruxelles est d'accord pour préserver la neutralité du Net. La vice-présidente de la commission, Neelie Kroes, chargée du dossier, multiplie les interventions pour affirmer son soutien à ce principe, qu'elle qualifie de « droit fondamental de tous les citoyens à un Internet ouvert et complet ».
NEUTRALITÉ : PROBLÈME DE DÉFINITION
Mais au Parlement, les groupes politiques semblaient en désaccord sur le sens du terme « neutralité ». On a assisté à un classique affrontement droite-gauche, avec, en toile de fond, l'activisme des lobbys de l'industrie des télécoms.
Le projet rédigé par la Commission européenne, et modifié par la Commission parlementaire sur l'industrie, prévoyait des exceptions à la règle : les opérateurs de télécoms auraient eu le droit de créer des « services spécialisés » bénéficiant d'une qualité de service supérieure, par exemple pour les transferts d'images médicales, le cinéma à la demande, etc.
Le Parlement européen a adopté plusieurs amendements modifiant de manière substantielle le texte originel, issu de la Commission. Il a notamment réduit le nombre de ces exceptions, et les a limitées à l'application d'une décision de justice, la préservation de la sécurité du réseau, ou la fourniture de services ne pouvant fonctionner correctement sur un réseau classique.
L'eurodéputée espagnole Pilar del Castillo Vera (PPE, centre droit), rapporteure du projet, n'avait pas souhaité introduire dans le texte des mesures trop contraignantes, qui auraient empêché les opérateurs de faire des arbitrages pendant les périodes de fort trafic, ou de rentabiliser leurs réseaux grâce à des services à forte valeur ajoutée.
Par contre, la gauche, les Verts et une partie des libéraux-démocrates craignaient que les opérateurs abusent de ces dérogations pour privilégier leurs services les plus lucratifs, au détriment des sites « ordinaires ».
L'eurodéputée socialiste Catherine Trautmann avait cité comme exemple à ne pas suivre la politique de certains opérateurs américains lors des derniers Jeux olympiques d'hiver : « La diffusion des épreuves olympiques sur Internet avait priorité sur le reste. Parfois, les internautes qui voulaient se connecter sur d'autres sites n'y arrivaient pas. »
Autre cas de figure : les opérateurs auraient pu créer des faux « services spécialisés », qui seraient en réalité des répliques de services déjà existants (par exemple la visioconférence), mais qui bénéficieraient d'une priorité sur leurs concurrents.
DÉFINITION RENFORCÉE
Une « définition positive contraignante » de la neutralité du Net a également été introduite par amendement, qui garantit à tous les usagers un accès permanent aux contenus de leur choix et une vitesse de connexion adéquate.
Certains grands fournisseurs de contenus, comme les diffuseurs de films, auraient souhaité que les prestataires techniques leur garantissent une haute qualité de service sans supplément de prix.
UNE « VICTOIRE »
« Ce texte garantit l'accès de tous à tous les points du réseau, sans discrimination liée au support, au contenu, à l'émetteur ou au destinataire de tout échange de données », s'est félicitée l'eurodéputée française Françoise Castex, en pointe sur ce sujet.
La Quadrature du Net, une association défendant les libertés sur Internet, a salué « une nette victoire pour la protection d'un Internet libre », dans un communiqué.
A l'issue de ce premier vote, les négociations entre le Parlement et le Conseil commenceront, mais elles n'aboutiront pas avant les élections européennes de mai. Un vote en deuxième lecture n'aura pas lieu avant plusieurs mois.
Aux Etats-Unis, les partisans de la neutralité du Net ont subi une importante défaite. En février, une cour d'appel fédérale de Washington, saisie par des opérateurs de télécoms, a annulé un règlement adopté en 2011 par la Federal Communications Commission qui garantissait cette neutralité. Compte tenu de la position dominante des entreprises américaines sur l'Internet mondial, cette décision aura sans doute un impact sur le débat en Europe.
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