Mozart, les tribulations d’un génie à Vienne

En 1781, un musicien de 25 ans s’installe dans la capitale de l’Empire autrichien. Mozart veut être libre. Sans mécène, avec son seul talent, comment a-t-il réussi à percer et à s’imposer dans une ville où rivalisaient les plus influents compositeurs ?

De Stefano Russomanno
Statue représentant Mozart, à Vienne.
Statue représentant Mozart, à Vienne.
PHOTOGRAPHIE DE Leonsbox, iStock via Getty Images
Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine
 

Le 17 mars 1781, Mozart écrit à son père. C’est la seule fois où il s’adresse à Léopold de manière aussi affectueuse : « Mon très cher amy ! » Une certaine excitation transparaît dans la lettre. Le jeune compositeur vient d’arriver à Vienne et est entré à la cour de son employeur, l’archevêque Colloredo. Ce n’est pas la première fois que Mozart vient dans la capitale ; il l’a déjà fait à trois reprises.

Il était alors enfant (à l’âge de six ans, il a joué devant l’impératrice Marie-Thérèse), puis adolescent prometteur quand il tente en vain de faire représenter son oeuvre La Fausse Ingénue. Désormais âgé de vingt-cinq ans, Mozart contemple Vienne avec d’autres yeux. La ville l’éblouit par la largeur de ses rues, la foule de gens, la profusion de ses activités. Elle ne peut être comparée à l’atmosphère provinciale et étriquée de Salzbourg, sa ville natale, où a débuté sa carrière de musicien. Les lettres qu’il adresse par la suite à son père foisonnent de nouveaux noms : la famille Mesmer, le baron Braun, le comte Cobenzl, la comtesse von Rumbeke, la peintre Rosa Hagenauer-Barducci…

Devant lui s’ouvrent de nouveaux horizons faits de contacts humains et d’opportunités. Pour la première fois, Mozart se sent compris (« Ici tout le monde écoute la musique en silence ») et pense se trouver dans son élément.

Avec une population d’environ 200 000 habitants et des citoyens venus de toutes les régions de l’Empire, Vienne avait une véritable vocation cosmopolite. La ville était un puissant aimant pour un musicien. Toutes les classes sociales prenaient plaisir à écouter de la musique et cultivaient ce plaisir du mieux qu’elles pouvaient. Il y avait pléthore de concerts chez des particuliers et dans les lieux publics, dans des lieux fermés comme en plein air. La noblesse commandait des compositions pour ses fêtes, et ses membres comptaient de nombreux amateurs ou des passionnés en quête de professeurs de musique.

En 1786,l’empereur germanique Joseph II commande à Mozart un opéra court, Le Directeur de théâtre, destiné à être représenté dans la résidence d’été de la famille impériale aux environs de Vienne.
PHOTOGRAPHIE DE vichie81, iStock via Getty images

Le style italien dominait l’opéra, mais l’on cultivait d’autres formes de théâtre musical au caractère plus populaire et en langue allemande, parfois en dialecte viennois. Évidemment, une telle demande entraînait une profusion de l’offre. Aucun autre lieu n’attirait ainsi les musiciens en quête de fortune, de sorte que la concurrence était rude.

Séduit par Vienne, Mozart montrait chaque jour un peu plus d’impatience devant l’attitude de son employeur, Colloredo, l’archevêque de Salzbourg. En 1781, les tensions entre les deux hommes devinrent de plus en plus vives. Mozart se plaignait de son bas salaire et du fait que ses supérieurs le traitaient comme un enfant ; de son côté, l’archevêque n’était pas disposé à supporter l’arrogance d’un subordonné. La rupture est consommée en juin lorsque, confronté à une énième querelle, le comte d’Arco, chambellan de Colloredo, met le compositeur à la rue d’un coup de pied au derrière. Il n’est plus possible de faire marche arrière. À dater de ce jour, Mozart mènera une carrière de musicien indépendant, avec tous les risques que comporte cette décision.

Travailler pour la noblesse était la principale source de revenus d’un musicien sans emploi stable. Les maisons aristocratiques accueillaient des concerts auxquels Mozart participait avec la double charge de pianiste et de compositeur. L’enseignement était une autre option. Les rejetons de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie se consacraient généralement à l’étude d’un instrument. Mozart eut plusieurs élèves, bien qu’il ne fût jamais professeur par vocation et ne vît dans l’activité pédagogique qu’un revenu financier. Les concerts publics étaient souvent financés par une souscription : le musicien publiait l’annonce du concert dans un journal et les personnes intéressées achetaient une participation, jusqu’à ce que la somme souhaitée soit atteinte. Ce système présentait cependant un taux d’échec élevé, comme le montrent certaines des souscriptions lancées par Mozart. Une autre source de revenus consistait à vendre des compositions à des éditeurs de musique, alors en plein essor, mais les sommes proposées étaient généralement modestes.

 

UN RYTHME DE TRAVAIL INSOUTENABLE

Malgré l’optimisme de Mozart, le contexte n’était pas simple. De plus, comme le craignait son père, le jeune musicien n’avait pas le sens des réalités et n’était pas en capacité de nouer des relations, de tisser les liens sociaux adéquats, et il manquait d’initiative pour s’imposer face à des concurrents plus débrouillards. Les premières années de Mozart à Vienne sont cependant encourageantes. Comme pianiste, sans être un virtuose, il se montrait doué, et son jeu était expressif. Ses qualités d’improvisation étaient prisées et recherchées. Ses compositions jouissaient également d’une bonne réputation. Certes, son rythme de travail était stressant, comme le révèlent ses lettres. Il se levait à 6 h et composait de 7 h à 9 h. Le reste de la matinée était consacré à ses cours. Dans l’après-midi, il reprenait la composition jusqu’à 21 h, hormis les jours où il devait jouer en concert.

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    Ce portrait posthume de Wolfgang Amadeus Mozart a été réalisé par Barbara Kraft à la demande de Joseph Sonnleithner en 1819, bien après la mort du célèbre compositeur.
    PHOTOGRAPHIE DE Wiki Commons

    L’argent affluait avec régularité, mais ne suffisait jamais. Toute sa vie, le musicien fut tourmenté par des problèmes financiers. Mozart venait à peine d’épouser Constance Weber, et les enfants naissaient. Mais, indéniablement, le musicien menait un niveau de vie bien au-dessus de ses moyens. Maison spacieuse, domestiques, vêtements à la dernière mode faisaient partie des débits les plus pesants, comptabilisés dans la colonne des dépenses. Le couple possédait même une voiture avec des chevaux. Un tel luxe peut cependant s’expliquer par la nécessité de s’adapter au milieu aristocratique nanti que le compositeur fréquentait pour des raisons professionnelles.

    Son principal objectif était de côtoyer l’empereur Joseph II, grand mélomane et mécène des arts, afin d’obtenir une charge importante ou un emploi stable de musicien de cour. Ce dernier vœu ne fut jamais exaucé : Mozart n’obtint qu’une nomination symbolique de musicien de chambre, chargé d’écrire les danses des fêtes de la cour. Rien à voir avec le poste plus prestigieux – et bien mieux rémunéré – de maître de chapelle, qu’occupait Antonio Salieri. Mozart obtint de l’empereur la commande d’un Singspiel – un opéra avec des parties parlées, cousin de l’opéra-comique français – pour le Burgtheater, le premier théâtre de la ville. Représenté pour la première fois le 16 juillet 1782, L’Enlèvement au sérail était une étape importante dans le lent processus pour conquérir une place au soleil dans le contexte musical viennois. L’opéra fut bien accueilli, même si les louanges de l’empereur se teintèrent de nuances moins optimistes : « Trop joli pour nos oreilles et trop de notes, mon cher Mozart. » Ce à quoi le musicien répondit dans un élan de fierté : « Autant de notes qu’il en faut, Votre Majesté. »

     

    UN MUSICIEN PARMI D'AUTRES

    Les paroles de l’empereur reflétaient une réalité : le public viennois ne fut jamais pleinement en harmonie avec Mozart. Son langage était trop dense pour des oreilles plus réceptives aux tendres mélodies de Paisiello ou au classicisme sobre de Salieri. Trop de notes, trop de travail formel, trop de « substance » : tout ce qui constitue pour nous la grandeur de sa musique fut un obstacle pour ses contemporains. Une fois retombée la curiosité qu’avait suscitée son arrivée, Mozart ne fut plus que l’un des très nombreux musiciens luttant à Vienne pour obtenir une reconnaissance. Celle-ci lui était accordée ponctuellement, mais il lui manqua toujours la consécration décisive. Et la survie au jour le jour se faisait de plus en plus difficile. 

    Le compositeur fut accueilli avec plus d’enthousiasme hors de la capitale. L’opéra bouffe Les Noces de Figaro, présenté la première fois au Burgtheater le 1er mai 1786 sans grand succès, fit un triomphe à Prague : « Car ici, on ne parle que de Figaro, on ne joue, ne sonne, ne chante, ne siffle que Figaro », écrit le compositeur depuis la ville tchèque. L’opéra suivant, Don Giovanni, connut un parcours inverse, mais le résultat était identique. Il fut tout d’abord donné avec succès à Prague, avant d’avoir une réception plus mitigée à Vienne. Le commentaire de Joseph II est une fois encore révélateur : « L’opéra est divin ; peut-être même plus beau que Figaro, mais ce n’est pas là du pain à mettre sous la dent de mes Viennois. » « Laissons-leur le temps de mastiquer », répond Mozart. Et il y avait de quoi ! Les Noces de Figaro, Don Giovanni et Così fan tutte – ce dernier est donné au Burgtheater le 26 janvier 1790 – forment une trilogie considérée comme l’apogée de l’histoire de l’opéra. La façon dont la musique dévoile la psychologie des personnages et guide le rythme de la dramaturgie constitue une leçon pour les générations futures.

    En dépit de la légende, Salieri (portrait), musicien de cour à Vienne, entretenait de bonnes relations avec Mozart.
    PHOTOGRAPHIE DE Salieri par Joseph Willibrod Mähler en 1825, Wiki Commons

    Vienne permettait aussi de faire des rencontres et de nouer des amitiés qui marqueront positivement l’épanouissement personnel et artistique de Mozart. Peu après son arrivée dans la ville, il prend contact avec le baron Gottfried Van Swieten, préfet de la Bibliothèque de la cour, aujourd’hui la Bibliothèque nationale
    d’Autriche. Pendant son séjour en qualité d’ambassadeur à Berlin, Van Swieten compile les partitions de Jean-Sébastien Bach et de Georg Friedrich Haendel, des compositeurs qui ont alors sombré dans l’oubli. Il les a apportées à Vienne, et l’on peut les écouter lors des concerts qu’il organise le dimanche chez lui. Mozart participe à ces concerts en tant que musicien et arrangeur. La découverte de Bach et de Haendel laissera une trace profonde sur sa musique.

    À Vienne se trouve également Haydn, le compositeur vivant pour lequel Mozart professera une grande admiration, par ailleurs réciproque. Leur première rencontre date peut-être de la fin de l’année 1783 ou de 1784. Mozart exprime cette adulation dans une série de six quatuors à cordes – le genre haydnien par excellence – qu’il publie en 1785, précédés d’une dédicace obséquieuse en italien pour Haydn. Il faut également mentionner Michael Puchberg, commerçant
    et compagnon franc-maçon, qui aidera Mozart à plusieurs reprises en lui prêtant de l’argent. À partir de 1788, alors que sa situation financière devient catastrophique, le compositeur se tourne vers Puchberg pour lui demander des avances d’argent, sur un ton de plus en plus dramatique. Les requêtes
    s’intensifient en été, lorsque la noblesse et les familles aisées – principales sources de revenus du musicien – quittent Vienne pour leurs résidences de campagne.

     

    L'OEUVRE INACHEVÉE

    La mort de Joseph II en 1790 sonne pour Mozart la fin de son rêve d’être un jour musicien de la cour. Sa compréhension limitée de l’art de Mozart n’a pas empêché le souverain défunt de manifester de l’intérêt au musicien. Il a soutenu la création de ses trois grands opéras italiens, en dépit des thèmes polémiques des livrets de Lorenzo Da Ponte : Les Noces de Figaro, inspiré de la comédie de Beaumarchais, mettaient en effet en scène un noble ridiculisé par ses domestiques. Si Joseph II avait sous certains aspects le profil d’un monarque éclairé et réformateur, son successeur Léopold II se révèle beaucoup plus conservateur, et son intérêt pour la musique est inexistant.

    Malgré tout, en 1791, l’horizon semble s’éclaircir pour Mozart : Emanuel Schikaneder, étrange personnage à la fois imprésario, acteur et auteur de pièces de théâtre, lui commande un Singspiel. Mozart commence aussi à écrire La Flûte enchantée, l’un de ses chefs-d’oeuvre, qu’il doit cependant interrompre pour s’atteler à une commande de dernière minute : l’imprésario Guardasoni lui a demandé un opéra sérieux dans le cadre des festivités du couronnement de Léopold II qui ont lieu à Prague. L’offre est alléchante, mais les délais constituent un réel problème. Mozart accepte. On raconte qu’il compose alors La Clémence de Titus en moins de 20 jours (on sait aujourd’hui qu’il lui fallut plus de temps, mais il s’agissait néanmoins d’une prouesse). L’accueil glacial réservé à cette oeuvre – selon un témoignage non documenté, l’impératrice Marie-Louise l’aurait qualifiée de « cochonnerie allemande » – est assez vite compensé par les chaleureux applaudissements récoltés dès la première de La Flûte enchantée le 30 septembre 1791. Ce succès sera la dernière joie d’un Mozart déjà exténué.

    En octobre, lors d’une promenade au Prater, le grand parc public de Vienne, le compositeur éclate en sanglots et confie à Constance qu’il craint que l’on soit en train de l’empoisonner. Sa paranoïa n’a cessé de grandir depuis qu’une personne ayant refusé de révéler son identité lui a commandé une messe de requiem. Le client mystérieux, on le saura plus tard, était le comte Franz von Walsegg, un aristocrate et musicien dilettante, qui souhaitait rendre hommage à son épouse défunte tout en présentant l’oeuvre comme sa propre composition, d’où la nécessité de dissimuler les circonstances de la commande et le nom du véritable auteur. Quoi qu’il en soit, Mozart a l’impression d’écrire un requiem pour lui-même, et son déclin physique se fait de plus en plus visible.

    La débâcle a lieu à la fin du mois de novembre : le compositeur a le corps tellement enflé qu’il ne peut plus se lever de son lit. Sa main s’immobilise sur la huitième mesure du Lacrimosa ; le reste du Requiem sera achevé par Süssmayr, son élève. Le 5 décembre, Mozart meurt au petit matin dans sa maison de la rue Rauhensteingasse, après une nuit de fortes fièvres. En raison de la précarité des conditions financières du compositeur, Constance opte pour un enterrement de troisième classe, le moins cher. Très peu de personnes assistent aux funérailles, qui sont célébrées dans l’urgence en raison de la décomposition rapide du cadavre. Mozart est enterré dans une fosse commune du cimetière Sankt Marx, un quartier situé à l’extrême périphérie de Vienne, mais personne depuis lors n’a réussi à en trouver l’emplacement.

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