Le chômage est au plus bas au Royaume-Uni depuis 1974. Comment l’expliquer dans un pays empêtré dans le Brexit ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Le chômage est au plus bas au Royaume-Uni depuis 1974. Comment l’expliquer dans un pays empêtré dans le Brexit ?
©ROB STOTHARD / POOL / AFP

Alors que les incertitudes planent...

Avec le Brexit, les travailleurs d’autres pays de l’Union européenne sont moins incités à venir au Royaume Uni ou à y rester. De plus, les entreprises et les particuliers britanniques ont beaucoup stocké afin de se constituer un « matelas de sécurité » et ont ainsi temporairement dopé l’activité.

Eric Dor

Eric Dor

Eric Dor est docteur en sciences économiques. Il est directeur des études économiques à l'IESEG School of Management qui a des campus à Paris et Lille. Ses travaux portent sur la macroéconomie monétaire et financière, ainsi que sur l'analyse conjoncturelle et l'économie internationale

Voir la bio »
Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

Voir la bio »

Comment expliquer que le Royaume-Uni enregistre des performances historiques en matière d'emploi et de niveau des salaires alors même qu'un certain nombre d'incertitudes plane sur le pays (Brexit etc.) ?

Eric Dor : En 2017 et 2018, le taux de croissance annuel du PIB réel du Royaume-Uni a été inférieur à ceux de la France et de l’Allemagne. Mais au premier trimestre 2019, à la grande surprise des observateurs, ce fut le contraire et la croissance réelle britannique a excédé celle enregistrée en France et en Allemagne.
C’est la consommation qui est le principal moteur de la croissance britannique depuis le referendum pour le Brexit. Au premier trimestre 2019 s’est ajoutée une contribution exceptionnellement forte des stocks à la croissance. On peut penser que la probabilité accrue d’un Brexit sans accord, avec le risque de ruptures d’approvisionnement, a incité beaucoup d’entreprises à augmenter leurs stocks par précaution. Cela semble confirmé par la croissance exceptionnellement forte des importations de biens au cours du premier trimestre 2019.
La résistance de la consommation des ménages aux incertitudes causées par le Brexit peut surprendre, mais elle s’inscrit dans un contexte où le taux de chômage est très bas depuis des années au Royaume Uni. Cela soutient les revenus des ménages et donc leur consommation, surtout que les salaires sont à la hausse. Le quasi plein emploi augmente en effet le pouvoir de négociation des salariés. Il y a ainsi un cercle vertueux où l’augmentation de l’emploi est auto alimentée. Elle soutient en effet la consommation, ce qui à son tour favorise la croissance de l’emploi.
Mais c’est encore insuffisant pour expliquer le taux de chômage très bas. Comparée à celle d’autres pays, la croissance britannique est en effet particulièrement riche en emplois. On sait déjà que la flexibilité du marché du travail britannique y favorise structurellement l’emploi. Mais il y en plus un facteur conjoncturel qui s’ajoute à cela pour le moment. L’incertitude liée aux modalités du Brexit a provoqué une stagnation de l’investissement depuis le referendum, même s’il y a eu un léger rebond au premier trimestre de cette année. Or, l’investissement augmente le progrès technique et la productivité, ce qui permet de produire la même chose avec moins de gens. Le frein à l’investissement a donc réduit la croissance de la productivité du travail, et donc accru le besoin de main d’œuvre. Confrontées aux perspectives incertaines du Brexit, les entreprises britanniques préfèrent augmenter leur production en engageant davantage de salariés, quitte à ce que ce soit temporaire, plutôt que de s’engager dans des acquisitions coûteuses d’équipement pour robotiser leur activité, sans être sûres que la demande qui leur est adressée va rester forte. Paradoxalement, les interrogations liées au Brexit semblent favoriser l’emploi.
Le taux de chômage a diminué parce que depuis des années, la croissance de l’emploi est supérieure à celle de la population active. Celle-ci augmente moins parce qu’avec le Brexit, les travailleurs d’autres pays de l’Union européenne sont moins incités à venir au Royaume Uni ou à y rester.   
Michel Ruimy : Le constat peut sembler contre-intuitif. Mais la crise politique qui sévit outre-Manche liée au Brexit n’a pas empêché l’économie britannique de bien se comporter. 
Les entreprises comme les particuliers, craignant des perturbations liées à la sortie de l’Union européenne (UE), ont beaucoup stocké afin de se constituer un « matelas de sécurité ». Ils ont ainsi temporairement dopé l’activité - taux de croissance supérieur à ceux de la France et de la zone euro - et le taux de chômage n’a jamais été aussi bas depuis 1975.
D’autres données confirment la vigueur du marché de l’emploi puisque le taux d’emploi est supérieur à 75%, un très haut niveau. Autre bonne nouvelle pour l’économie britannique, les salaires ont fortement progressé même en termes réels (+1,5%).Résultat, le pouvoir d’achat des ménages, qui avait souffert en 2017 d’une forte hausse des prix, se renforce.
Toutefois, derrière ces brillantes statistiques, il faut aussi s’interroger sur la qualité des emplois créés et la réalité de la situation économique en Grande Bretagne. Cette baisse du chômage s’est accompagnée d’une explosion du nombre de travailleurs pauvres. Le nombre de ces derniers a fortement augmenté, au Royaume-Uni, depuis une dizaine d’année, grâce à la libéralisation et la flexibilisation toujours plus importante du marché du travail sur le même principe que les réformes Hartz/Schröder, menées en Allemagne au début des années 2000. 

Quelles sont les clés du succès britannique en matière de chômage ? Sont-elles applicables à la France ?

Michel Ruimy : Tout d’abord, le marché du travail britannique a été grandement libéralisé. Les emplois précaires, les petits boulots et autres jobs indépendants se sont accrus. Ainsi, on a vu se développer les contrats « zéro heure », qui ont été multipliés par 5 entre 2010 et 2018 et qui concernent environ 1 million de travailleurs. Ces contrats ont la particularité de n’offrir aucune garantie au salarié en matière d’heures travaillées c’est à dire que l’employeur n’a pas à indiquer de minimum horaire, le salarié travaille quand on a besoin de lui ! 
Il s’agit de la même logique qui prévalait, au XIXème siècle, pour les ouvriers, qui se levaient tôt le matin pour tenter d’obtenir une journée de travail à l’usine ou mis en concurrence, dans les champs, pour avoir le droit d’exploiter la terre.
Autre motif. Dans la perspective du Brexit, les employeurs britanniques préfèrent aujourd’hui recruter et licencier si nécessaire plutôt qu’engager de coûteux investissements. A cet égard, l’investissement des entreprises, décision économique très sensible à l’incertitude, pourrait accuser un recul de 1% cette année, une mauvaise nouvelle pour la croissance britannique, et par effet induit, pour les créations d’emplois.
Enfin, cette performance du marché du travail peut aussi s’expliquer par le nombre croissant de femmes occupant un emploi à temps partiel- ceci concerne davantage les femmes que les hommes - du fait notamment du report de leur âge de départ à la retraite. Le nombre de travailleurs partant à la retraite a atteint son plus bas niveau depuis 25 ans. 
Il est surprenant de voir les dirigeants britanniques se féliciter de leurs résultats en matière de lutte contre le chômage, sans s’interroger sur les conséquences en matière de précarisation et de fragilisation des travailleurs. Frappant de ne pas faire le lien entre 30 ans de politiques néolibérales et la décision des britanniques de quitter l’UE, symbole le plus manifeste de ces politiques. Curieux, enfin, de voir les dirigeants britanniques déplorer les conséquences dont ils chérissent par ailleurs les causes.
Eric Dor : Le fonctionnement du marché du travail britannique est très différent de celui de la France. La grande flexibilité du marché du travail du Royaume Uni y favorise l’emploi, au prix d’accepter une grande précarité et de très bas salaires pour une partie des travailleurs. La protection des travailleurs est meilleure en France, mais nuit à l’emploi de certaines catégories d’entre eux, surtout les peu qualifiés. Il y a toujours un certain arbitrage à réaliser entre niveau de protection des travailleurs et taux d’emploi. C’est un choix de société propre à la population de chaque pays. Il serait difficile de trouver en France une majorité pour soutenir un modèle britannique du marché du travail.
Le niveau très bas du chômage au Royaume-Uni reflète également une productivité relativement réduite, et donc un plus grand besoin de main d’œuvre pour une même quantité produite. Cela favorise l’emploi mais le prix à payer est un niveau de salaire relativement bas pour certaines catégories de travailleurs. Si les salaires sont à la hausse maintenant au Royaume Uni, il faut garder en mémoire que cela sui une longue période pendant laquelle ceux-ci ont été très décevants.

Selon le rapport de l'ONS, l'augmentation du SMIC en avril, en hausse de 4,9% par rapport au taux de 2018, a permis une augmentation des salaires. Quels mécanismes a suivi la hausse des salaires au Royaume-Uni et quels effets a-t-elle eu sur le chômage ? Que peut-on prédire à long terme pour le taux de chômage britannique ?

Eric Dor : Effectivement l’augmentation du SMIC explique en partie la forte hausse des salaires, ainsi qu’une augmentation conventionnelle des émoluments du personnel de la santé.
La modération salariale qui a longtemps prévalu au Royaume Uni a soutenu l’emploi, et certaines craintes sont émises à propos d’un possible effet négatif de la forte hausse récente des salaires. Celle-ci est cependant normale avec un marché du travail qui est au plein emploi.
Les perspectives pour le taux de chômage britannique sont incertaines. La moindre attractivité pour les travailleurs étrangers, à cause du Brexit, réduit la croissance de la population active, et est en faveur d’une persistance d’un taux de chômage bas. Certains indicateurs montrent cependant que la croissance de l’emploi pourrait diminuer. La hausse récente de l’emploi est en effet due essentiellement aux travailleurs indépendants, et le temps partiel progresse, avec une diminution des salariés à temps plein. En l’absence de fortes perturbations qui seraient dues à un Brexit sans accord, le Royaume Uni a toutefois la possibilité de garder un fort taux d’emploi.
Michel Ruimy : Devant les incertitudes pesant sur les conditions de sortie de l’Union européenne, les entreprises choisissent de recruter plutôt que d’investir.L’investissement est ainsi pénalisé par le Brexit. Ceci a pour conséquence de contraindre les firmes à proposer des rémunérations plus attractives compte tenu des difficultés à recruter. D’où la forte hausse des salaires. Mais, devant cette situation et devant le report de l’âge de la retraite, les travailleurs sont aussi incités à rechercher un emploi, ce qui diminue le taux de chômage.
Les investissements ont pour objectif notamment de renouveler le stock de capital qui devient obsolescent et /ou pour accroître la capacité de production. Ils permettent, de ce fait, au niveau macroéconomique, à la croissance de prospérer. À terme, cette diminution de l’investissement pourrait pénaliser la croissance et on pourrait envisager un ralentissement de l’emploi au Royaume-Uni à court terme.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !