Dans le Var, le scandale des «fonctionnaires fantômes»

Depuis parfois des dizaines d’années, des agents territoriaux sont payés alors qu’ils n’occupent aucun poste. Rien qu’en 2015, cette pratique a coûté 600 000 euros. Enquête.

 La chambre régionale des comptes pointe le fait que la ville de Toulon n’a pas reclassé une partie des « fonctionnaires fantômes ».
La chambre régionale des comptes pointe le fait que la ville de Toulon n’a pas reclassé une partie des « fonctionnaires fantômes ». IStockphoto/Getty Images/SergiyN

    C'est l'heure du coup de feu. La terrasse de la pizzeria est pleine à craquer. Niché au pied des montagnes, dans le centre de Briançon, ce restaurant convivial est bien connu dans le coin. Le patron, Yann B., a l'air sous l'eau quand il décroche le téléphone.

    Ancienne star du rugby club toulonnais (RCT), il a été champion de France en 1987 et 1992. Une vedette locale. À cette même époque, il est aussi adjoint administratif à la mairie de Toulon (Var). Mais en avril 1990, son poste est supprimé et il est pris en charge, comme le veut la loi, par le centre de gestion (CDG) du département, chargé de payer les salaires des fonctionnaires momentanément privés d'emploi (FMPE) et de leur retrouver un job rapidement.

    Sauf que le CDG ne lui en trouve aucun. Payé 17 000 euros par an mais sans emploi, le pilier droit continue ses entraînements au stade Mayol. Avant de quitter Toulon, la Côte d'Azur, et de lancer sa petite entreprise dans les Hautes-Alpes en 2009. Une belle reconversion, en somme… mais pas du tout légale.

    Un signalement de l'association Anticor au procureur

    « Cet adjoint administratif a bénéficié de son salaire pendant huit ans (de 2009 à 2017) alors qu'il exerçait par ailleurs une activité commerciale sans aucune autorisation de sa hiérarchie », tacle la Chambre régionale des Comptes de Provence-Alpes-Côte d'Azur, dans un rapport consacré au centre de gestion du Var publié en juin dernier révélé par Var Matin, dans lequel elle révèle qu'une trentaine d'agents territoriaux ont été payés à rien faire, parfois depuis plusieurs dizaines d'années. Ce « fonctionnaire fantôme », appelé « M.Y » dans le rapport, aurait dû prévenir le CDG de sa reconversion. Il n'en a rien fait. Et ne souhaite pas en parler. Ni maintenant, ni plus tard d'ailleurs, lâche-t-il avant de raccrocher.

    L'association anti-corruption Anticor a adressé un signalement au procureur de la République de Toulon pour qu'il diligente une enquête. « On se portera partie civile si besoin », lance Jean Galli-Douani, le responsable local d'Anticor, qui estime que plusieurs autres cas pourraient être litigieux.

    Quid en effet des 32 autres agents - 25 encore en activité - payés 600 000 euros rien qu'en 2015 ? À la Seyne-sur-Mer, la ville voisine de Toulon, les habitants ont découvert l'affaire ces dernières semaines. « Vous savez ici, tout est permis. Il y a de la magouille partout… », lâche une trentenaire, installée face au port de plaisance.

    « On a parfois cru que cela allait tourner à la bagarre »

    Pourtant, la situation des fonctionnaires sans affectation est tout à fait légale. « Sauf que dans le Var, la longévité des prises en charge laisse songeur, dénonce Jean-Pierre Colin, conseiller municipal d'opposition (LR) de la Seyne-sur-Mer. Ce qui est bizarre, c'est qu'en 30 ans, les gens auraient dû être replacés. » Pour la Chambre régionale des comptes, aucun doute là-dessus. « Il peut exister des stratégies individuelles de certains agents qui ne recherchent pas réellement d'emploi et se satisfont de cette situation », charge-t-elle.

    Mais qui sont ces « fonctionnaires fantômes » violemment pointés du doigt ? Des hommes, principalement. Tous ou presque des catégories C, parfois issus des milieux sportifs ou associatifs locaux. Certains font partie des 81 licenciés en 1987, lorsque le service des ordures ménagères de la Seyne-sur-Mer a été privatisé. Les éboueurs, tous encartés au parti communiste et à la CGT, ont été remerciés par le maire UDF de l'époque.

    Adrien, la soixantaine aujourd'hui, était l'un d'entre eux. Il attendra trois ans avant de retrouver un poste. « Pendant ce temps-là, on prenait des échelons et on cotisait pour la retraite, se souvient-il. On nous avait renvoyés pour des raisons politiques, c'était normal de nous payer. Les gens n'avaient qu'à voter pour un maire qui ne détruisait pas le service public. »

    En 1990, 75 agents de la mairie de Toulon refusent d'intégrer l'entreprise des eaux qui vient de s'emparer du marché et sont donc basculés vers le CDG. « Lorsqu'ils sont arrivés pour une réunion, c'était quelque chose, raconte un témoin de l'époque. Ils fumaient, mettaient les pieds sur les sièges, se félicitaient d'être pris en charge. » Convoqués presque tous les quinze jours à la Bourse de l'emploi, la plupart refusent de rendre des comptes. « On a parfois cru que cela allait tourner à la bagarre », poursuit-il.

    Pendant ce temps, Toulon recrute 89 agents par an

    Le problème c'est que le centre de gestion local n'a pas vraiment fait preuve de zèle pour recaser ces fonctionnaires. « Personne ne voulait des communistes de la Seyne !, lâche un ancien responsable local. Les villes de droite ne souhaitaient pas faire entrer le loup dans la bergerie. » Et pour les autres ? « Tout le monde refermait le dossier, aucun élu ne voulait signer d'offre d'emploi écrite, poursuit-il. On préférait recruter de nouvelles personnes, voire des contractuels. Les fonctionnaires payés à rester chez eux étaient déjà redevables des élus. Tout ça, c'est une histoire de clientélisme. »

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    Dans son rapport, la Chambre régionale des comptes regrette par exemple « que la ville de Toulon n'ait pas été en mesure de reclasser une partie de ces agents […] puisqu'elle a recruté en moyenne 89 agents de catégorie B et C par an entre 2009 et 2013 ».

    À Cogolin, les maires successifs ont envoyé de multiples courriers au centre de gestion pour connaître les « démarches concrètes de recherche » d'un agent mis à disposition depuis 2011. Et qui coûte, encore aujourd'hui, cher à la petite commune. Les réponses de Claude Ponzo, le président du CDG qui a refusé de répondre à nos questions, sont floues et lapidaires.

    On ne saura, par exemple, rien des CV envoyés ou des éventuels entretiens de cet ancien éducateur territorial, qui n'a trouvé aucun poste depuis huit ans. Et continue en parallèle de développer une association sportive dynamique et réputée à Sainte-Maxime.

    Dans cet échange de courrier, le maire de Cogolin s’enquiert auprès du centre de gestion du Var des « démarches concrètes de recherche » d’un agent mis à disposition depuis 2011. Les réponses apportées ne contiennent aucun détail sur les moyens réellement mis en œuvre par l’agent ou le centre de gestion pour trouver un poste./LP
    Dans cet échange de courrier, le maire de Cogolin s’enquiert auprès du centre de gestion du Var des « démarches concrètes de recherche » d’un agent mis à disposition depuis 2011. Les réponses apportées ne contiennent aucun détail sur les moyens réellement mis en œuvre par l’agent ou le centre de gestion pour trouver un poste./LP IStockphoto/Getty Images/SergiyN
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