«Lé fleure dan lé vaze ifo leure changé lo»
On trouve un peu de tout dans ces langues: des parlers basés sur l’onomatopée (comme la Ursonate dadaïste de Kurt Schwitters, qui commence sur ces «mots»: «Fümms bö wö tää zää Uu […]»); des dérivations de langues existantes (le Jabberwocky de Lewis Carroll: «Twas brillig, and the slithy toves / Did gyre and gimble in the wabe»); des langues potentielles (Borges); des réductions phonétiques vers l’enfance de l’art brut (Jean Dubuffet: «lé fleure dan lé vaze ifo leure changé lo»); ou encore des choses dont on ne sait trop d’où elles viennent: le «Pape Satàn, pape Satàn aleppe» qui ouvre le chant VII de L’Enfer laisse toujours et encore les commentateurs de Dante dans une sidération quasiment parfaite – invocation démoniaque? Abus de Montepulciano? Les deux à la fois? On n’oubliera évidemment pas la science-fiction, grande pourvoyeuse de langues extraterrestres: «Heghlu’meH QaQ jajvam» – tout le monde aura parfaitement saisi le sens de cette phrase en klingon. Vous reprendrez bien une petite tasse de covfefe?
Et «désincornifistibulé»?
La linguiste Marina Yaguello écrit que ces créateurs cultivent tous «[…] une même attitude envers le langage: une relation ambivalente d’amour-haine, assortie de volonté démiurgique et de goût du jeu». On ne doutera pas que la part d’amour et de jeu est prépondérante chez Rabelais – même si les spécialistes remarquent que ses expérimentations quelquefois déstabilisantes (quel sens donnerez-vous à un participe passé comme «désincornifistibulé»?) témoignent de ce qu’on appelle la crise herméneutique de la Renaissance.
Mais il arrive que le mélange amour-haine semble se renverser. En 1947, quand Antonin Artaud, dans Pour en finir avec le jugement de Dieu, hurle des choses comme «o reche modo / to edire / di za / tau dari / do padera coco», c’est aussi un jeu, mais beaucoup plus grinçant: c’est le reflet, comme il l’expliquera dans sa Lettre contre la Cabale publiée post mortem en 1949, d’un «monde […] fait uniquement pour les analphabètes». Ce n’est pas très sympathique pour les lecteurs passionnés d’Artaud le Mômo. Mais il faut peut-être comprendre la phrase autrement, comme disant la nécessité de, quelquefois, briser la langue pour la faire renaître. Et de cela, nous sommes tou·te·s convaincu·e·s, n’est-ce pas?
Pour aller plus loin
Olivier Pot (dir.), Langues imaginaires et imaginaire de la langue; Marina Yaguello, Les Langues imaginaires; Paolo Albani & Berlinghiero Buonarroti, Dictionnaire des langues imaginaires.