La grande muraille de Chine, histoire d’un fiasco militaire

Achevé par les empereurs Ming aux 15e et 16e siècles, le « Vieux Dragon » de 7 000 kilomètres peine à endiguer les incursions des turbulents Mongols à la frontière nord de la Chine.

De Borja Pelegero

« À travers le désert nous reconstruisons la Grande Muraille. / Mais l’idée n’est pas nôtre, / Elle fut construite par de sages empereurs du passé : / Ils ont établi ici une politique qui durera des milliers de siècles, / Pour assurer les vies de leurs millions de sujets. »

Au début du 7e siècle de notre ère, l’empereur Sui Yangdi compose ce poème qui en dit long sur ses préoccupations. Face à la pression continue exercée par les Mongols sur la frontière septentrionale de son pays, il a choisi la solution défensive en poursuivant la vaste entreprise entamée par ses prédécesseurs : l’édification d’une grande fortification, dont l’ambition est de préserver la Chine des attaques incessantes menées depuis plusieurs siècles par ses turbulents voisins.

Cette stratégie n’est pourtant que l’une des réponses adoptées par l’empire du Milieu, dont l’attitude vis-à-vis des peuples des steppes a oscillé selon les périodes entre riposte militaire et négociation diplomatique.

 

DES MONGOLS QUERELLEURS 

L’édification progressive de la Grande Muraille est en effet liée à ces relations changeantes entre la Chine et les populations de Mongolie. Depuis le 4e siècle av. J.-C., les steppes du nord sont occupées par des pasteurs nomades. Ces terres inhospitalières ne pouvant tout leur procurer, ils deviennent dépendants de leurs voisins sédentaires pour obtenir des produits tels que les denrées agricoles qui complètent leur alimentation à base de viande et de produits laitiers.

Bien que leur population soit très inférieure à celle de la Chine, ils n’en représentent pas moins une grave menace. Armés de puissants arcs et chevauchant de petits poneys des steppes rapides et endurants, les guerriers nomades s’empressent de lancer des attaques sur les États du Nord de la Chine. Face à ce danger, différentes stratégies se font jour.

L’une d’entre elles est une muraille défensive, qu’adopte Qin Shi Huangdi, premier empereur de Chine de 221 à 210 av. J.-C. : il édifie une ligne de fortifications reliant les tronçons déjà élevés aux siècles précédents par les États de Yan et Zhao. Tout en poursuivant cette politique, la dynastie des Han (206 av. J.-C. - 220 apr. J.-C.) tente de contrôler les nomades en lançant des campagnes de conquête dans la steppe, mais aussi en les soudoyant par des subsides. Les nomades comprennent vite qu’ils peuvent utiliser leurs incursions pour s’emparer d’un butin et pour faire pression et augmenter les subsides sous forme d’objets de luxe, en particulier la soie.

Au cours des mille ans qui suivent, un certain équilibre se maintient entre Chinois et Mongols. Mais au début du 13e siècle, un chef nommé Temüdjin parvient à rassembler les différentes peuplades de la steppe et reprend les attaques sur la frontière nord pour obliger les Chinois à envoyer des subsides et à commercer. Mais la résistance que rencontre Temüdjin, devenu empereur des Mongols sous le nom de Gengis Khan, le pousse à se lancer à la conquête de la Chine. Cette entreprise sans précédent pour un nomade sera achevée par son petit-fils Kubilaï qui, non content d’être grand khan des Mongols, fonde la dynastie des Yuan. Les Ming au pouvoir Les Mongols restent cependant minoritaires parmi la population chinoise, qu’ils finissent par s’aliéner.

Les premières révoltes éclatent dès le début du xive siècle, et en 1368 la cour mongole évacue sa capitale pour se réfugier dans la steppe. La nouvelle dynastie des Ming prend le pouvoir en Chine. Les premiers empereurs mènent tout d’abord des campagnes agressives contre les Mongols, autant pour empêcher les réfugiés Yuan de récupérer leur trône perdu que pour tenir les nomades à distance. Mais les attaques perdurent et le gouvernement chinois envisage à plusieurs reprises d’envoyer des subsides aux nomades pour les contenir dans leurs territoires. La mesure est cependant impopulaire auprès des différents empereurs et des fonctionnaires civils en raison du préjudice qu’elle causerait aux finances impériales.

En conséquence, les Mongols redoublent leurs assauts sur la frontière, afin de forcer les Chinois à commercer. Ils « sont une calamité pour la Chine parce qu’ils ont désespérément besoin de vêtements et de nourriture », déplore en 1459 le Grand Secrétaire Li Xien.

Ce n’est qu’en 1571 que le puissant ministre Wang Chung Ku réussit à convaincre l’empereur Longqing de changer de politique. Des subsides sont alors envoyés à l’aristocratie mongole et on établit des marchés à la frontière, ce qui permet de réduire le nombre d’attaques et les dépenses liées au dispositif militaire chinois.

 

UN NOUVEAU PROJET DE MURAILLE 

Les Ming n’ont cependant pas totalement abandonné l’idée séculaire d’une barrière défensive. Elle renaît notamment à la faveur d’un événement dramatique : en 1449, l’armée chinoise est défaite à la bataille de Tumu, au terme de laquelle l’empereur Zhengtong lui-même est fait prisonnier. La construction de la muraille est donc relancée, mais avec des techniques plus élaborées qu’aux époques précédentes.

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    La grande muraille de Chine est la structure architecturale la plus importante jamais construite par l’Homme à la fois en longueur, en surface et en masse.
    PHOTOGRAPHIE DE Aphotostory, Istock

    Alors que par le passé les fortifications étaient érigées avec de la terre compacte, on emploie désormais, sur la plus grande partie des tronçons, un soubassement de pierres surmonté d’un mur de briques. Ce système, beaucoup plus onéreux – cent fois plus, dit-on – résiste aussi beaucoup mieux aux intempéries. Pourtant, l’efficacité militaire de cet édifice se révèle relative. Les attaques se poursuivent sur la frontière septentrionale. Elles sont le fait de bandes de guerriers pouvant compter jusqu’à 100 000 hommes, mais aussi de petits groupes nomades.

    C’est le cas en 1555, à Wo Yan, où une vingtaine de guerriers mongols attaque une tour en pleine nuit. Alors que le premier d’entre eux allait atteindre le sommet, les hennissements de leurs chevaux alertent les soldats chinois qui repoussent l’attaque. Les nomades ne sont cependant pas toujours les agresseurs. En 1563, lors d’une enquête pour corruption, on découvre que des soldats ont assassiné un groupe de Mongols après avoir accepté leur reddition, pour feindre une victoire au combat et être récompensés.

    Il faut dire que les militaires chinois affectés sur la Grande Muraille vivent dans des conditions très dures. Un document du ministre de l’Armée reconnaît en 1443 que « les soldats à la frontière nord-ouest sont exposés au vent et au froid. […] Ils peuvent être à l’extérieur pendant des mois ou des années sans retourner à leur base ; leurs familles et leurs enfants, manquant de vêtements et de nourriture, sont dans une situation désespérée. Certes, ils reçoivent un salaire mensuel, mais ils doivent souvent le dépenser en armes ou chevaux, et leurs souffrances en raison de la faim et du froid sont indescriptibles. »

     

    CONNIVENCE AVEC L'ENNEMI

    La porosité de la Grande Muraille est aussi liée aux contacts multiples que les troupes entretiennent avec les nomades, malgré l’opposition de leurs supérieurs. Les soldats commercent fréquemment avec l’ennemi, activité qui était particulièrement importante pour les nomades. Dans des situations extrêmes, ils pouvaient même en venir à déserter.

    En 1550, le commandant militaire de Datong, à l’ouest de Pékin, écrit indigné : « Nos troupes et nos explorateurs vont souvent en territoire mongol pour commercer avec eux et ils sont devenus amis. Les quatre chefs Altan, Toyto, Senge et Usin ont incorporé des tours d’observation de notre Grande Frontière à leurs campements. Les Mongols remplacent nos hommes comme guetteurs et nos soldats remplacent leurs troupes comme bergers ; le résultat, c’est qu’aucun renseignement stratégique de nos défenses n’échappe aux Mongols. »

    Les fonctionnaires du gouvernement se méfient de leurs propres soldats. La collaboration entre les nomades et certains militaires est telle qu’en 1533 l’un de ces fonctionnaires affirme que les équipes des tours d’observation servent de guides aux troupes mongoles pendant leurs incursions en territoire chinois. En 1554, un autre accuse les troupes frontalières d’avoir si peur des Mongols que, chaque fois que ceux-ci traversent la Grande Muraille, ils s’enfuient sans combattre.

    En 1609, un autre encore prétend que les gardiens des tours, incapables de se défendre eux-mêmes, n’osent pas sonner l’alarme lorsqu’ils découvrent des Mongols dans les environs, préférant faire comme s’ils ne les avaient pas vus. On accuse également les soldats de soudoyer les nomades pour qu’ils ne les attaquent pas... L’invasion mandchoue Deux siècles d’affrontement avec les nomades ont affaibli les Ming. Dans leur obsession des Mongols, les empereurs ont négligé de se protéger d’autres ennemis, parmi lesquels les Mandchous, peuple nomade du nord-est de la Chine, qui met à profit cette erreur pour affirmer son pouvoir. Lorsqu’éclate une rébellion interne en Chine, ils traversent la Grande Muraille, dont la garnison leur ouvre le passage, et renversèrent les Ming en 1644.

    Frontière poreuse, la Grande Muraille a perdu sa fonction originelle. Elle est aujourd’hui devenue le symbole de l’orgueil national chinois. Une situation ironique, compte tenu de sa faible efficacité dans la longue lutte de la Chine pour se défendre de ses voisins.   

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