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Cœur, pique, dame, valet, atout... que symbolisent les cartes à jouer ?

Le Tricheur à l’as de carreau, vers 1636-1638
Le Tricheur à l’as de carreau, vers 1636-1638
- Georges de La Tour

Vacances ! L'heure de sortir les vieux paquets de cartes relégués au fond des tiroirs pour passer des moments endiablés autour d'une partie de tarot, rami, et plus si affinités... Mais savez-vous d'où viennent les enseignes (cœur, carreau, pique et trèfle) et les figures des cartes à jouer ?

Ami par excellence des voyages et des temps d'oisiveté, le jeu de cartes ressort souvent des tiroirs en été. Entre deux parties de rami ou de tarot, vous êtes-vous déjà posé la question de la provenance des figures et de ce qu'on appelle "les enseignes" : cœur, carreau, pique et trèfle ?

Dressons ici un petit historique des cartes à jouer, en compagnie du bibliothécaire et historien de l'art Jean-Pierre Seguin qui consacrait en 1968 une émission à ce sujet sur France Culture, et avec le directeur du Musée français de la carte à jouer (situé à Issy-les-Moulineaux), Denis Butaye.

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De premières cartes à jouer en Chine, deux siècles avant leur arrivée en Europe avec la xilographie

Quel a été le berceau de la carte à jouer ? La question reste très mystérieuse selon Denis Butaye, qui affirme qu'il existe quand même quelques textes laissant à penser qu'il s'agirait de la Chine des XIIe et XIIIe siècles, et ce même s'il ne reste aucun vestige de ces cartes :

Le plus vraisemblable serait une création et une utilisation chinoises, puis une diffusion en Europe à travers les routes de la soie : l’Asie centrale, l’Orient, l’Inde, et puis la Turquie et l’Europe d’abord méditerranéenne, l’Italie... Un jeu conservé au musée de Topkapi, à Istanbul, étaye cette hypothèse : il présente déjà les enseignes latines, coupe, épée, bâton, denier. Ce serait un jeu mameluk. Donc le chaînon manquant serait peut-être là, d’autant qu’une des enseignes n’est pas vraiment fixée : ça ressemble plutôt à un élément d’un jeu de polo. On est sur quelque chose qui semble en gestation.

Quant à l'usage initial de ces premières cartes chinoises, difficile là aussi d'en savoir beaucoup plus long. Il était certainement ludique, avance quand même Denis Butaye : "Il est facile de faire le lien avec le Mah-jong actuel, qui comporte des tuiles, un système de points... On joue sur une table et il faut rapprocher les tuiles entre elles… ça correspond un peu à la manière dont on joue aux cartes.

Jeu de mah-jong
Jeu de mah-jong
- Immanuel Giel, CC BY-SA 3.0

Pour ce qui est de l'Europe, les jeux latins sont les premiers à apparaître avec des enseignes propres : la coupe, l'épée, le bâton et le denier. Puis vient l’ère germanique, au XVIe siècle, qui utilise d’autres types d’enseignes : le cœur, le grelot, la feuille et le gland ; d'autres types de figures également, puisque la dame n'a pas sa place dans ce jeu, qui contient en fait deux valets, un inférieur et un supérieur.

C'est au XIVe siècle que les premières mentions de cartes à jouer émergent dans les écrits européens. C'est aussi l'époque où apparaissent les premiers bois gravés, qui rendent possible une reproduction des images en série... y a-t-il une corrélation entre les deux ? Pas forcément selon le bibliothécaire et historien de l'art Jean-Pierre Seguin, venu parler de l'histoire des cartes à jouer sur France Culture en 1968 dans l'émission "Sciences et techniques" :

Jusqu’en 1450, aucun spécimen de carte usuelle ne nous est parvenu, on ne sait même pas comment elles étaient faites. On a bien quelques cartes, quelques jeux de tarot qui ont été faits pour des rois, pour la Cour de Flandres, qui sont des jeux miniaturés, très précieux, faits à la main. Quant au jeu ordinaire, on en ignore absolument tout. Comme la gravure sur bois est apparue en Europe au moment même où apparaissaient les jeux de cartes, on s’est dit : ”ç'a été fait pour ça !” et en fait, rien ne le prouve. Il est même prouvé que les premiers bois gravés étaient destinés à l’impression d’étoffes. (...) Les premières figures qu’on connaisse, pour la France par exemple, datent des environs de 1450. C’est un notaire de l’Ain qui un beau jour, en allant visiter une de ses fermes, s’aperçoit que le fond d’un coffre à grains est fait avec des planches gravés. On les retire, et on s’aperçoit que c’était des moules de jeux de cartes lyonnais. Car toutes les premières cartes françaises, pratiquement, sont lyonnaises. 

Jean-Pierre Seguin sur l'histoire des cartes à jouer, dans l'émission "Sciences et techniques" le 27/09/1968

32 min

Bois d'impression d'un jeu au portrait de Paris, anonyme, Reims, France, XVIIIe siècle, exposé au Musée Français de la Carte à Jouer / Issy-les-Moulineaux
Bois d'impression d'un jeu au portrait de Paris, anonyme, Reims, France, XVIIIe siècle, exposé au Musée Français de la Carte à Jouer / Issy-les-Moulineaux
- Hélène Combis

En France, cœur, carreau, pique et trèfle... mais pourquoi ?

Les enseignes françaises, cœur, carreau, pique et trèfle, semblent être une simplification des enseignes latines qui ne peuvent être dessinées qu'une par une, alors que la représentation des cœurs, carreaux, piques et trèfles peut être systématisée. Une initiative lyonnaise, puisque pour la France, c'est "la cité des gones" qui a servi de berceau aux cartes à jouer. Denis Butaye :

Certaines des premières cartes sont ici au musée, avec cette planche de Guyon Guimier, et puis d’autres exemples que l’on trouve à Lyon, l’un des centres importants. C’est sans doute dans cette ville qu’il faut chercher les origines françaises des cartes à jouer, grâce à son lien avec l’Europe du Sud.

Feuille de têtes au portrait de Paris, Guyon Guymier, Paris, début du XVIe siècle (?) Gravure sur bois
Feuille de têtes au portrait de Paris, Guyon Guymier, Paris, début du XVIe siècle (?) Gravure sur bois
- Donation L. Chardonneret ©Musée Français de la Carte à Jouer/Issy-les-Moulineaux

Il n'empêche que de nombreux historiens, dès le XVIIIe siècle, se sont posés la question de la symbolique de ces quatre enseignes. Mais à cette question, il n’y a pas de réponse avérée, uniquement des hypothèses plus ou moins farfelues, relève Denis Butaye : 

Certains ont imaginé y voir quatre classes sociales : les paysans, les militaires, le clergé, etc. Ils ont aussi pensé aux quatre saisons, aux éléments… mais tout ça n’a pas beaucoup de sens. Il y a aussi l’histoire des couleurs, rouge et noir. Là aussi, la signification nous échappe, même s'il faut noter que le bleu était une couleur plus difficile à trouver. Mais ce rouge et ce noir permettent de diviser le jeu en deux, ce qu’on retrouve aussi en Inde. Enfin, il y a l’idée d’avoir des cartes de figures et des cartes de points, ce qu’on retrouve aussi en Inde.  

Les figures ? Inspirées des Preuses et des Preux

Pour ce qui est des figures, le jeu de cartes symbolise évidemment la séparation de la société à l'époque médiévale, avec le roi en tête, puis la dame et le valet (où les deux valets, pour l'ère germanique). Mais il est intéressant de regarder les noms associés aux figures : il s'agirait des figures de Preux et de Preuses, des héros guerriers, juifs, païens, chrétiens, qui représentaient un idéal de chevalerie au XIVe siècle, dont Alexandre le Grand, César, le roi Arthur, Charlemagne, ou Judith et Jeanne d'Arc pour les Preuses... autant de noms qu'on retrouvait de manière arbitraire sur les cartes, jusqu'au XIXe siècle : "Les noms se retrouvent, sauf un, qui est Judas et a été remplacé par un Lancelot", explique Denis Butaye. "Pour les dames, on a du mal à trouver des liens extrêmement précis, il y a des noms qui se réfèrent simplement à une imagerie médiévale."

A cette époque, il y a donc une très grande variété dans les personnages des jeux, qui dure jusqu’aux environs de 1400 et peut être même au-delà, expliquait l'historien Jean-Pierre Seguin sur France Culture en 1968 : "Ensuite, petit à petit, la galerie tend à se fixer, et vers 1650, apparaît à Paris le fameux jeu, réédité à l’occasion de l’exposition de 1963, qu’on appelle le jeu d’Hector de trois, qui reproduit toute la galerie actuelle."

C'est seulement au XIXe siècle, avec l'édition du jeu de David, que sera introduite dans les jeux de cartes une certaine véracité historique, explique Charlotte Guinois, conservateur du musée : "Ce sera le modèle du fameux portrait de Paris, où par exemple Hildegarde remplace l’ancienne Judith."

Et les atouts dans tout ça ? Des cartes investies d'une charge philosophique, puis ésotérique

Les jeux de tarot apparaissent en même temps que les jeux traditionnels, suppose-t-on, même si "les plus anciennes cartes connues, conservées, réservées non pas à des joueurs ordinaires mais à de grands personnages, sont des cartes de tarot”, précisait Jean-Pierre Seguin en 1968. "On est plongé dans le monde médiéval, le monde de la connaissance, avec tout l’apport humaniste et intellectuel de ces années-là, notamment en Italie. Du fait de cette nouvelle façon de rétablir l’homme au centre des préoccupations, de la vie, de reléguer un peu la religion, chaque carte foisonne de symboles" explique Denis Butaye.

Tarot révolutionnaire de Louis Carey. Graveur : François Isnard. Strasbourg, 1793-1794. 78 cartes, enseignes italiennes. Gravure sur bois, couleurs au pochoir
Tarot révolutionnaire de Louis Carey. Graveur : François Isnard. Strasbourg, 1793-1794. 78 cartes, enseignes italiennes. Gravure sur bois, couleurs au pochoir
- ©Musée Français de la Carte à Jouer / Issy-les-Moulineaux

Jean-Pierre Seguin revenait lui aussi sur l'infinité d'hypothèses faites à propos de la signification de ces cartes d'atout, sur lesquelles les historiens se sont le plus penchés :

En définitive, on a remarqué une grande analogie entre ces cartes et des séries d’images didactiques qui existaient en Italie un peu avant l’apparition des tarots. Des images qui faisaient allusion aux systèmes du monde, aux âges de l’homme, aux conditions de l’homme… Certaines semblent être passées dans les atouts du tarot en même que d’autres images dont l’origine est beaucoup plus incertaine : provenances orientales, restes de mythes religieux empruntés un peu partout… L’unité du système, à l'origine, s’il y en a une, n’est plus perceptible maintenant.

Quoiqu'il en soit, cette charge philosophique des cartes explique sans doute qu'au XVIIIe siècle, le jeu de tarot ait été investi par la divination, poursuit le directeur de musée :

On associe alors beaucoup d’autres choses aux atouts. Ce sont des cartes qui portent une charge qui, même si elle n’est pas ésotérique, est au moins philosophique. Au point que pendant la Terreur, en 1793, les figures des atouts vont être transformées pour en faire autant de symboles républicains, de la démocratie, de la liberté, de l’égalité, etc. 

Un jeu qui avait, il faut le dire, beaucoup de succès à la cour, au XVIIe siècle et encore plus au XVIIIe siècle. Au point qu'il existait des jeux enluminés, princiers : de véritables œuvres d'art.

Le Chariot. Tarot de Ferrare, vers 1450
Le Chariot. Tarot de Ferrare, vers 1450
- ©Musée Français de la Carte à Jouer / Issy-les-Moulineaux

Pourquoi cet amour universel pour les cartes à jouer transcende-t-il les siècles, les civilisations et les classes sociales ; au point que même à l'ère du smartphone, elles y trouvent leur place dans diverses applications de jeux ? Jean-Pierre Seguin, en 1968, avançait une hypothèse :

Les écrivains comme Sartre par exemple, qui évoquent les parties de cartes dans leurs romans, ont bien noté une chose : une partie de cartes, c’est un peu quelque chose à l’image de la vie des familles, des sociétés. Ce sont des rencontres, des batailles, des affrontements livrés entre les nombres, les personnages… Des rencontres du moment sont tout de suite dénouées, reprennent plus tard…. C’est une image du destin des individus et des sociétés qui se recrée.