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Tunisie : le président Essebsi, symbole des ambivalences de la révolution, est mort

Plusieurs fois ministre après l’indépendance, en 1956, il avait accédé à la présidence en 2014. Il avait 92 ans.

Par  (Tunis, correspondant)

Publié le 25 juillet 2019 à 12h22, modifié le 26 juillet 2019 à 08h25

Temps de Lecture 7 min.

Le chef de l’Etat tunisien, Béji Caïd Essebsi (ici en octobre 2018), est mort à l’âge de 92 ans, a annoncé la présidence tunisienne, jeudi 25 juillet.

Il sera revenu assez étrangement à ce patricien d’incarner la révolution. Là était le paradoxe foncier de Béji Caïd Essebsi, à la fois garant de la stabilité de la « transition tunisienne » et limite à son approfondissement, un pied dans l’ancien régime et l’autre au cœur du printemps 2011. La mort du président tunisien à l’âge de 92 ans, annoncée jeudi 25 juillet par un communiqué de la présidence, laisse la Tunisie orpheline d’une figure tutélaire résumant ses propres ambivalences, ce « gris » d’un chantier hybride qui ne prend des couleurs qu’au regard du chaos ou de l’immobilisme de ses voisins. Béji Caïd Essebsi avait été hospitalisé mercredi pour un problème de santé consécutif au sérieux malaise qu’il avait eu le mois dernier.

Premier chef d’Etat issu d’un scrutin présidentiel libre en 2014, cet héritier de Habib Bourguiba, le « père de l’indépendance », s’était assigné la mission de réhabiliter le « prestige de l’Etat », menacé à ses yeux par les « surenchères » de la révolution. Le « moderniste » qu’il était n’aura toutefois pu accéder à la magistrature suprême qu’en scellant un pacte avec les islamistes du parti Ennahda, ses farouches adversaires de la veille, plaçant la tactique au-dessus de l’idéologie. Et surtout il aura rétabli en son palais de Carthage une ambiance de sérail dynastique – en cautionnant les ambitions de son fils – qui cadrait mal, là aussi, avec sa rhétorique sur l’Etat « à restaurer ». Contradictoire, Béji Caïd Essebsi l’était assurément, à l’image de bien de ses compatriotes pendant la transition.

Né le 29 novembre 1926 à Sidi Bou Saïd, village balnéaire au nord de Tunis, Béji Caïd Essebsi est issu d’une famille de la bourgeoisie tunisoise qui comptait parmi ses aïeux un mamelouk d’origine sarde. Elève du collège Sadiki, à Tunis, pépinière de l’élite tunisienne émergente, il s’ouvre à la fin des années 1930 aux idées du courant nationaliste qui s’active autour de Habib Bourguiba. Son bac en poche, il part étudier en 1950 le droit à Paris, où il confirme son engagement militant dans les réseaux du Néo-Destour, le parti de Bourguiba dont il devient un fidèle.

Traversée du désert

Devenu avocat à son retour à Tunis, il est naturellement aspiré au lendemain de l’indépendance, en 1956, dans les sphères du nouveau pouvoir. Il commence par occuper des fonctions sécuritaires qui lui vaudront par la suite d’être accusé d’avoir partie liée aux pratiques répressives du nouvel Etat. Début 1963, il est ainsi nommé directeur de la sûreté nationale au ministère de l’intérieur dans la foulée de la découverte d’un complot contre Bourguiba. Il est ensuite promu ministre de l’intérieur (1965-1969), en pleine période de répression du mouvement étudiant, puis ministre de la défense (1969-1970).

Les années 1970 verront toutefois sa relation se distendre avec Bourguiba, qui impose à la Tunisie sa férule autocratique. Après son passage à Paris comme ambassadeur (1970-1971), Béji Caïd Essebsi défend des positions en faveur d’une démocratisation au sein du parti au pouvoir, le Parti socialiste destourien (PSD), qui lui valent d’être mis sur la touche.

La traversée du désert durera une décennie jusqu’à son retour au sein du gouvernement au portefeuille de ministre des affaires étrangères (1981-1986). A ce poste, il doit notamment gérer les remous diplomatiques autour de l’accueil des combattants palestiniens de l’Organisation de libération de la Palestine, chassés de Beyrouth en 1982, et surtout du raid aérien israélien en 1985 contre le siège de l’organisation de Yasser Arafat à Hammam Chott, au sud de Tunis (opération « Jambe de bois »), qui coûta la vie à cinquante Palestiniens et dix-huit Tunisiens.

Gérer la transition

Au lendemain du « coup d’Etat médical », en 1987, de Zine El-Abidine Ben Ali contre un Bourguiba miné par la vieillesse et la maladie, Béji Caïd Essebsi joue le jeu du nouveau pouvoir. Il est président de l’Assemblée nationale de 1989 à 1991, un poste qui fait de lui un cacique du régime. Il prendra néanmoins ensuite ses distances avec un pouvoir dont l’obsession à gommer la mémoire de Bourguiba ne lui sied pas, lui le bourguibien de la première heure. Il s’écarte, sans pour autant rallier l’opposition.

Cette prise de distance permettra de sauver ultérieurement son image. Au lendemain de la chute, le 14 janvier 2011, de Ben Ali, forcé à l’exil par le soulèvement démocratique parti de Sidi Bouzid quatre semaines plus tôt, Béji Caïd Essebsi apparaît comme une personnalité acceptable pour gérer la transition. De février à décembre 2011, il est le premier ministre d’un gouvernement provisoire chargé de préparer l’élection d’une Assemblée constituante censée sceller la nouvelle ère post-révolutionnaire.

La victoire au scrutin d’octobre du parti islamiste Ennahda, qui forme un gouvernement de coalition (la « troïka ») sous sa houlette, installe Béji Caïd Essebsi dans la posture d’une figure centrale de l’opposition à un moment-clé où le clivage entre islamistes et anti-islamistes s’exacerbe.

Le « pacte du Bristol »

En fondant, en 2012, le parti Nidaa Tounès (« appel de la Tunisie »), il prépare méthodiquement la future alternance, exploitant habilement les erreurs et maladresses d’Ennahda, notamment ses relations mal maîtrisées avec la mouvance salafiste, en voie de radicalisation. Alors que la Tunisie frôle les abysses en 2013 après le double assassinat de deux figures de la gauche anti-islamiste, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, des pourparlers s’esquissent pour sortir de l’impasse. Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, le chef d’Ennahda, se rencontrent discrètement en août 2013 à l’Hôtel Bristol, à Paris, un mois après le coup d’Etat ayant renversé en Egypte Mohamed Morsi, le président issu des Frères musulmans. Le double contexte régional et tunisien, opposé à l’islam politique, pousse Ennahda à la conciliation.

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Quels furent les termes précis du fameux pacte du Bristol conclu entre les deux « cheikhs » ? Aucun document n’a été formellement signé mais, à en juger par le scénario qui s’est ensuite mis en place, les analystes l’ont résumé à un échange de services. D’un côté, Ennahda accepte d’aider Béji Caïd Essebsi à accéder à la magistrature suprême. En contrepartie, le chef de Nidaa Tounès s’engage à protéger Ennahda des ardeurs « éradicatrices » des faucons de son propre camp anti-islamiste, notamment sa frange la plus liée aux Emirats arabes unis.

Ainsi s’est dessinée la nouvelle équation politique issue du double scrutin législatif et présidentiel de la fin 2014. Béji Caïd Essebsi est élu président de la République, tandis que son parti, Nidaa Tounès, remporte une majorité relative à l’Assemblée des représentants du peuple. A rebours de ses déclarations de campagne, mais en conformité avec l’esprit du « pacte du Bristol », le nouveau chef de l’Etat impose une coalition gouvernementale entre Nidaa Tounès et Ennahda, au risque d’être accusé de trahison par une fraction de son propre électorat.

A ses yeux, la Tunisie n’a d’autre option que la voie du « dialogue » et de la « négociation ». « Ensemble, nous avons apprivoisé nos démons intérieurs en acceptant en chacun de nous une part de l’autre », dit-il à la journaliste Arlette Chabot dans un livre d’entretien (Tunisie, la démocratie en terre d’islam, Plon, 2016).

« Dérive dynastique »

Mais l’accord avec Ennahda va instiller un poison mortel au sein même de Nidaa Tounès. Privé de son ossature idéologique – l’anti-islamisme –, le parti du président se fragmente en baronnies et écuries. Les fractures s’ouvrent d’autant plus aisément que Béji Caïd Essebsi semble soutenir les ambitions de son fils, Hafedh Caïd Essebsi, nommé à la tête de Nidaa Tounès et dès lors successeur potentiel au sommet de l’Etat. Cette « dérive dynastique », ainsi que la dénoncent les dissidents du parti, ternit gravement l’image du président. L’homme d’Etat se déprécie en parrain familial.

Les couteaux s’aiguisent de tous côtés. Le chef du gouvernement lui-même, Youssef Chahed, jeune premier choisi à l’été 2016 par Béji Caïd Essebsi en personne, finit par s’affronter au fils, et donc au père, qui s’estime trahi par cet obligé ingrat. Face au champ de ruines qu’est devenue sa propre famille politique, le chef de l’Etat tente de redorer son blason bourguibien en proposant l’égalité successorale entre hommes et femmes. Il rêve d’une sortie par le haut. Le cacique de l’ancien régime égaré en révolution, qui a torpillé la justice transitionnelle, de peur de réveiller les cadavres dans les placards, aurait pu au moins se targuer d’une belle audace sociétale.

Acclamé par les associations féministes et salué dans les capitales occidentales, le projet d’égalité dans l’héritage n’a toutefois toujours pas franchi le parcours d’obstacles au Parlement. Béji Caïd Essebsi n’aura pas disposé du bras politique pour l’imposer, rendu impotent par les effets débilitants de ses faiblesses familiales, cet atavisme de palais surgi des temps immémoriaux. Son œuvre n’aura finalement été que d’incarner, contre toute attente au vu de sa carrière, une transition inaboutie, ce qui n’est assurément pas insignifiant à l’échelle de la région.

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  • Dates

29 novembre 1926. Naissance à Sidi Bou Saïd

1965. Ministre de l’intérieur

1969. Ministre de la défense

1981. Ministre des affaires étrangères

1989. Président de l’Assemblée nationale

2011. Premier ministre du gouvernement provisoire

2014. Elu président de la République

25 juillet 2019. Mort à l’âge de 92 ans

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