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Ce que la corruption dit du système algérien

L’implication de hauts responsables de l’État algérien dans des affaires de corruption dénude les dysfonctionnements de tout un système
Chef de file des oligarques qui avaient infiltré le pouvoir politique, Ali Haddad, PDG du premier groupe privé de BTP en Algérie, ex-patron des patrons, a écopé lundi d’une première peine de six mois ferme pour possession de devises et passeports non déclarés (AFP)

Préfets, ministres, chefs de la police, responsables de banques ou de sociétés et même deux ex-Premiers ministres ont été convoqués ces dernières semaines par la justice avant de passer par la case prison. Du jamais vu en Algérie depuis l’indépendance. 

L’un des plus symboliques détenus aujourd’hui dans la grande prison des « quatre hectares » à El Harrach, à l’est d’Alger, depuis le 12 juin, est Ahmed Ouyahia

Ouyahia ! Imaginez un peu : trois fois chef de l’exécutif (à deux reprises sous Bouteflika et une fois sous l’ancien président Liamine Zeroual), secrétaire général du Rassemblement national démocratique (RND), second parti du pouvoir après le FLN, directeur de cabinet de la présidence de la République, ministre d’État, ministre de la Justice… Son CV remonte jusqu’aux années 1970 : diplomate, énarque brillant, commis de l’État exemplaire… 

Ahmed Ouyahia a été nommé chef du gouvernement à quatre reprises entre 1995 et 2019 (AFP)

Mais Ouyahia est aussi une « machine » politique qui n’hésite pas à faire dans la casse sociale : c’est à lui que l’on doit les milliers de licenciements à la fin des années 1990 quand, alors chef de gouvernement, il appliqua la politique du Fonds monétaire international (FMI).

Homme des « sales besognes », comme il se définit lui-même, il est à l’origine de l’arrestation de milliers de cadres d’entreprises publiques (à la même période) justifiée par une pseudo-opération « mains propres ».

Lors de ses nombreuses conférences de presse, il défend son bilan, sans ciller, affronte vaillamment les reproches des journalistes qui le détestent. Posant sa montre et un paquet de Marlboro devant lui, il leur lança un jour : « La conférence se terminera quand vous aurez épuisé vos questions ». 

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L’image de l’apparatchik sûr de lui, (d’apparence) nationaliste, mal-aimé par certaines chancelleries étrangères, lui collait à la peau. « Je suis un gladiateur », nous dira-t-il un jour.

Mais ce « gladiateur » est tombé comme un délinquant, humilié par un juge d’instruction qui l’interrogeait sans relâche, haussant la voix devant un Ouyahia accusé de corruption, ou, plus précisément selon le parquet de la Cour suprême, d’« octroi d’indus avantages dans les marchés et contrats publics, dilapidation de deniers publics, abus de fonction et conflit d’intérêt ».              

La justice lui reproche ses liens avec des oligarques trop intrusifs. En 2017, il succéda à Abdelmadjid Tebboune, qui avait déclaré la guerre aux puissances de l’argent.

« Faciliter des crédits bancaires, placer des responsables sur ordre de tel ou tel homme d’affaires, édicter des textes de loi pour favoriser le business des amis, laisser des crimes impunis et des factures impayées… Le Premier ministère sous Abdelmalek Sellal [ancien Premier ministre arrêté le 13 juin] et sous Ouyahia est tombé entre les mains des oligarques », confie une source sécuritaire. 

Des munitions dans la guerre entre les différents cercles du régime

Ce système de corruption généralisée marquera à jamais les années Bouteflika. Le président déchu a commis la pire des erreurs. Bouteflika s’était piégé dans ce terrible paradoxe : il neutralisa les contre-pouvoirs internes du système (des services spéciaux à la Cour des comptes) et se montra « intransigeant » sur le plan personnel avec la corruption et les corrompus comme un roi décidant seul de la moralité ou non des membres de sa cour. 

Mais en l’absence d’une véritable justice, d’un authentique système de contrôle a minima, cette vision autocratique et personnalisée du pouvoir avait ses limites. Par ailleurs, les affaires de corruption ainsi gérées hors cadre légal devenaient aisément des munitions dans la guerre que menaient les différents cercles du régime en autant de règlements de comptes.   

La manne pétrolière qui explosa au début des années 2000 et les vastes chantiers publics lancés pour rattraper les retards dus à la guerre des années 1990 ont attisé la voracité des prédateurs.

Si les oligarques ont pu s’autonomiser, c’est en partie grâce à la maladie qui frappa durablement le président pendant ces trois derniers mandats (AFP)

Regroupés sous la bannière du cercle présidentiel qui cherchait de plus en plus d’alliés dans sa bataille d’influence contre l’État profond et l’armée, des oligarques ont pu finalement s’autonomiser grâce à leur montée en puissance et grâce aussi à la maladie qui frappa durablement le président pendant ces trois derniers mandats. 

Du cercle présidentiel, l’intérêt des puissances de l’argent s’est déplacé vers l’exécutif de manière flagrante : selon les témoignages recueillis par Middle East Eye, l’agenda du Premier ministre était directement géré par un proche de Ali Haddad, ex-patron des patrons, qui vient de se faire condamné à six mois de prison ! 

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Des hommes, censés représenter la force de la loi et l’image du pays, se sont mis à servir ces hommes d’affaires, fragilisant la gouvernance au point de se voir multiplier les mini scandales et les incohérences gouvernementales.

Sur un seul secteur, comme l’importation de véhicule ou la gestion du foncier agricole, décrets et contre-décrets se sont succédé. Ce n’est plus un fonctionnement d’État, mais celui d’une Société anonyme avec un capital social équivalent au budget d’un pays. 

De telles dérives ont poussé certains lanceurs d’alerte, certains officiers, certains cadres, à s’opposer et à favoriser des enquêtes. Malheur à eux ! Pourchassés, exilés, emprisonnés : la réplique des milieux des affaires a été fulgurante, brutale. 

Aujourd’hui, la justice bouge, et plus que cela, elle attaque les plus puissants (d’hier) et envoie en prison Premier ministre et oligarques. Souvent, cela est présenté comme un gage donné par l’armée et son chef, Ahmed Gaïd Salah, au mouvement populaire né le 22 février pour réclamer le changement radical du système politique algérien. 

Ce n’est plus un fonctionnement d’État, mais celui d’une Société anonyme avec un capital social équivalent au budget d’un pays

Cette donnée n’est pas fausse, mais il y a autre chose de plus dramatique qui marque les esprits à la vue de ces fourgons transbahutant ministres et hommes d’affaires : la faillite générale de l’État. 

Finalement, après le collapse du système Bouteflika, le système de gouvernance qui maille l’État algérien s’est découvert dans ses pires aspects.

Une kleptocratie autoritaire et incompétente. Aujourd’hui, ce qui se joue sous nos yeux, ce sont des actes quasi désespérés afin de rattraper la catastrophe, de remédier à la chute de l’État. La fragilité dans lequel il se trouve est inquiétante : une partie du corps bouge encore pour tenter de juguler l’hémorragie. 

Ces affaires de justice ne devraient pas cacher le fait que la gouvernance autoritaire, qui méprise société civile et contre-pouvoirs, est condamnée à produire des Ouyahia et des Ali Haddad par milliers. 

Ce n’est pas une chronique judiciaire, c’est un pronostic vital engagé.     

Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese et signé trois thrillers politiques sur l’Algérie, dont le dernier, 1994 (Rivages, sortie le 5 septembre). Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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