"Je ne voulais pas mourir" : en Russie, des femmes réclament une loi contre les violences domestiques
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En Russie, plusieurs centaines de femmes ont publié sur les réseaux sociaux des photos d’elles, utilisant du maquillage ou un filtre Instagram pour paraître battues ou meurtries. Ces images chocs font partie d’une campagne en ligne pour appeler le gouvernement russe à présenter un projet de loi contre les violences domestiques dans le pays.
Le 19 juillet, l’activiste russe des droits de l’Homme Alena Popova diffuse sur son compte Instagram une photo d’elle, recroquevillée et le visage marqué par une large blessure encore saignante sur le front - dessinée avec du maquillage. Sur son bras, une phrase est écrite en noir :"“#янехотелаумирать", "je ne voulais pas mourir".
Dans sa publication, elle demande à ce que le gouvernement présente un projet de loi pour prévenir les violences domestiques et aider les victimes. Il y a trois ans, elle avait déjà lancé une pétition à ce sujet.
Le même jour, la star de l’Internet Alexandra Mitroshina a publié une photo similaire, maquillée en femme battue, avec le slogan inscrit sur ses lèvres et fixant l’objectif d’un air accusateur.
Comme elles, des centaines de femmes ont rejoint le mouvement, en publiant à leur tour des portraits d’elles sur les réseaux sociaux , le visage comme tuméfié.
Le lancement de cette campagne en ligne intervient après plusieurs affaires de violences domestiques très médiatisées en Russie, comme celle des Khachaturyan. En juillet 2018, trois sœurs, Krestina, Angelina et Maria Khachaturyan tuent leur père, qui leur avait fait subir des années de violences physiques et sexuelles. En juin dernier, un tribunal inculpe les trois jeunes filles pour meurtre avec préméditation, suscitant une vague d’indignation inédite en Russie. Les deux sœurs aînées, Krestina et Angelina, risquent jusqu’à 20 ans de prison. Maria Khachaturyan, mineure au moment des faits, pourrait être incarcérée pendant 10 ans.
Seulement 3 % des affaires de violences domestiques devant la justice
Autre affaire récente, celle de la mort d’Oksana Sadykova, qui aurait été poignardée par son mari. Avant de mourir, elle avait pourtant déjà signalé son mari à la police.
Dans la légende accompagnant sa photo, Alexandra Mitroshina fait référence à ces deux cas, assurant "qu’il n’y aurait pas autant de morts s’il existait une loi".
Dans le pays, ces affaires ont mis en lumière le taux élevé de violences domestiques et l’absence de protection juridique pour les victimes. En Russie, il n’y a pas de loi concernant spécifiquement les violences domestiques, et seulement 3 % des affaires impliquant ces abus sont jugées devant les tribunaux.
"Si nous avions eu cette loi, ma vie aurait pu être différente"
Serafima Fofanova, 25 ans, a publié une photo d’elle avec un filtre Instagram créé spécialement pour la campagne. Il fait apparaître des coquards, des éraflures sur le visage et le slogan sur les lèvres.
Contactée par la rédaction des Observateurs de France 24, elle explique pourquoi elle participe au mouvement :
Nous avons vraiment besoin de cette loi. Dans les familles, les violences domestiques sont fréquentes, mais elles restent taboues. Il ne se passe rien jusqu’à ce qu’une tragédie se produise. [Les auteurs de ces violences] sont des criminels et devraient être punis pour ce qu’ils font.
Pour Serafima Fofanova, cette campagne a une résonnance particulière. Dans la publication accompagnant sa photo, elle décrit les abus que son père a fait subir à sa mère. Elle raconte notamment avoir vu son père frapper sa mère dans le dos avec un fer à repasser ou menacer un de ses amis en le frappant dans les côtes avec un couteau dans la cuisine familiale.
"Mon esprit bloque partiellement ces souvenirs", écrit-elle. "C'est ce qui se passe avec les chocs violents. Je ne me souviens plus comment tout cela s’est terminé, car j’avais entre 5 et 7 ans à cette époque.” Serafima Fofanova explique encore comment la police est venue, puis repartie après que sa mère a assuré que tout allait bien, et qu’elle avait pardonné son mari. "Beaucoup de gens se demandent comment on peut laisser quelqu’un nous traiter de la sorte, puis pardonner tant de violence, mais maintenant, je comprends que ma mère voulait seulement de l’amour”, poursuit-elle.
J’ai pleuré en écrivant cette publication sur Instagram. Si nous avions eu cette loi, ma situation aurait pu être différente. Ma vie aurait pu prendre un autre tournant. Mon père battait ma mère devant moi quand j’étais enfant. J’avais si peur de lui. Ma grand-mère est venue et m’a emmenée loin de ma famille, à 4 000 kilomètres de ma mère et de mon père. Elle a réussi à obtenir ma garde. Si la police avait emmené mon père, cela aurait protégé ma famille.
Quand Serafima Fofanova a signé la pétition d’Alena Popova, lancée il y a trois ans, il n’y avait que 500 noms. La récente campagne lui a donné un nouvel élan, et en juillet 2019, ce nombre est monté à plus de 600 000. La présidente du Conseil de la Fédération de Russie, Valentina Matviyenko, y a même répondu, assurant que les responsables politiques examineraient la possibilité de renforcer la législation.
Au moins une femme russe sur cinq a été victime de violences physiques - infligées par son mari ou un partenaire - à un moment de sa vie, selon une étude officielle citée dans un rapport de l’organisation Human Rights Watch en 2018. Le document détaille également le mépris et le manque d’intérêt de certains policiers à l’égard des femmes venues porter plainte. Les violences domestiques sont ainsi régulièrement considérées comme relevant du cercle privé et devant être résolues au sein de la famille, sans recourir à une aide extérieure.
En 2017, le président Vladimir Poutine a donné force de loi à un amendement visant à alléger les peines pour les violences commises au sein du cercle familial. Elle a permis de passer d’une peine d’emprisonnement à une simple amende en cas de violence à l’encontre d’un conjoint ou d’un enfant entraînant des ecchymoses ou des saignements, et non des fractures. L’année qui a suivi, le nombre de cas de violences domestiques signalées à la police a été réduit de moitié, laissant supposer que la loi a dissuadé les femmes de porter plainte.
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Cet article a été écrit par Christopher Brennan et Catherine Bennett.