C'était il y a vingt mois. Ensanglantée, la tigresse Mevy, âgée de 18 mois, s'effondrait sous les balles tirées par son propriétaire, Eric Bormann, patron du cirque du même nom. Ce jour-là, le 24 novembre 2017, la femelle s'était échappée de sa cage, et errait dans Paris, près du Pont du Garigliano, sur une voie de RER. La scène avait bouleversé l'opinion. Et les associations animalistes, déjà vent debout contre la captivité des animaux sauvages, avaient alors redoublé de critiques à l'encontre des circassiens. Difficile, en l'absence de chiffres précis, de dresser un état des lieux de cet univers. Selon toute vraisemblance, quelque 200 cirques détiendraient entre 1500 et 2000 animaux non domestiques : tigres, lions, éléphants, zèbres, macaques... Les associations reprochent aux circassiens d'imposer aux animaux des conditions de captivité inadaptée, des méthodes de dressage violentes, des transports incessants. Elles dénoncent les comportements répétitifs (stéréotypie, signe de mal-être) des animaux déclenchés par ces traitements.

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Selon un sondage Ipsos pour la fondation 30 millions d'amis de 2018, 67% des Français se prononcent en faveur d'une réglementation qui mette fin à l'exploitation des animaux sauvages dans les cirques. "365 villes se sont élevées contre leur présence dans les cirques et demandent au Gouvernement une loi nationale. La France est en retard par rapport à nombre de pays qui ont déjà interdit ou limité l'activité", constate Alexandra Morette, de l'association Code Animal. Au printemps dernier, le ministère de la transition écologique et solidaire a constitué un groupe de travail sur la faune sauvage captive (cirques avec animaux, zoos, delphinariums, élevages de vison pour la fourrure) avec des circassiens, des associations et des maires. Tous ont remis début juillet des propositions. En septembre, la ministre de la Transition écologique et solidaire devrait annoncer des mesures pour le bien-être des bêtes.

Quelques pionniers se réinventent

Dans ce contexte, seuls quelques pionniers se réinventent. Alain Pacherie est de ceux-là. Quand il crée le cirque Phénix, en 1999, il compte alors plusieurs espèces d'animaux sauvages : des lions, des dromadaires, des lamas. Son activité se développe jusqu'à ce jour de 2002 où il a un déclic. Alors qu'il regardait un ourson cosaque accroché au flanc d'un cheval au galop, il réalise à quel point la bête est terrorisée. "J'ai pris la décision de repenser mes spectacles sans animaux sauvages", raconte le septuagénaire. Résultat : depuis dis-sept ans, il conçoit et produit un cirque centré sur des prouesses humaines : acrobaties, jongleries, comédies, danses, orchestre ainsi que sur des animaux sous forme de marionnettes géantes articulées.

Pour son nouveau show, Le cirque de Mongolie, programmé à partir du 23 novembre prochain à Paris et en tournée, il a fait appel à une cinquantaine d'artistes venus d'Asie centrale. Ils vont évoluer sur scène sur fond de yourtes et de tir à l'arc, en compagnie de marionnettes d'aigles, de chameaux, de yaks, de bisons fabriquées en Mongolie. Au mois de juin, il avait déjà prévendu 290 000 places pour l'hiver prochain.

Autre pionnier, le cirque Roncalli en Allemagne. En 2017, son fondateur, Bernhard Paul, décide de ne plus travailler avec des animaux (essentiellement, jusque-là, des chevaux). Un an après, il a transformé son exhibition avec des hologrammes. Le succès est au rendez-vous. Plus d'un demi-million de spectateurs achètent leur place. Il reçoit aussi 20 000 mails "dont 95% étaient des félicitations", se souvient Markus Strobl, porte-parole du cirque allemand, en charge du digital. Depuis, outre les hologrammes, un robot vient, par exemple, se produire sur scène au côté d'un acrobate.

Contrairement aux établissements contemporains (comme Le Cirque du Soleil), qui séduisent surtout une population d'adultes, Phénix et Roncalli ont réussi à fidéliser un public familial, des petits-enfants aux grands-parents. Et Bernhard Paul se félicite même d'attirer davantage de jeunes de 14 à 20 ans, ceux-là mêmes qui désertent d'habitude ce type d'événements.

Organiser la survie financière

Pour autant, la mutation est difficile et non sans risque. Les partisans d'un cirque "éthique" doivent faire face à plusieurs challenges. La question de la pérennité financière de leur entreprise est, sans surprise, centrale.

Comment survivre quand on se réinvente ? Est-il viable de se priver des animaux sauvages, attraction majeure des spectacles traditionnels? "Quand j'ai décidé de me séparer d'eux, je me suis posé beaucoup de questions, se souvient Alain Pacherie. N'étais-je pas en train de me tirer une balle dans le pied ? N'allais-je pas faire du tort aux familles qui travaillaient avec nous ?" Ses angoisses sont fondées. "La première année a été très difficile, j'ai perdu 25% de mon chiffre d'affaires".

Mais le temps lui a donné raison : "j'ai mis cinq ans à récupérer mon niveau d'activité initial et depuis cette année, je réalise même du profit", se réjouit le patron de Phénix. Ce n'était pourtant pas gagné. Certes, il économise les coûts de nourriture et de vétérinaire, mais il n'en reste pas moins que remplacer les animaux sauvages par des humains lui coûte 50% plus cher qu'autrefois. Pour son spectacle sur la Mongolie, par exemple, il fait venir en France 50 artistes pendant plusieurs mois pour lesquels il faut prévoir billets d'avion, repas et hôtel. Et c'est au total 150 personnes qui travaillent en période d'exploitation pour faire tourner le cirque Phénix.

De son côté, en Allemagne, le patron de Roncalli a dû investir 500 000 euros pour son programme d'hologrammes : il a recruté son responsable du digital et fait appel à des designers 3D et des ingénieurs extérieurs.

La chasse aux financements est souvent âpre. Quand il y a deux ans, André-Joseph Bouglione (fils de Joseph, dirigeant du Cirque d'Hiver) a voulu lancer "un cirque écoresponsable, évocateur de l'univers du cinéma", il n'a pu que constater la difficulté de la démarche. "Au début, je croyais que ce serait facile, mais j'étais trop pressé. Lever des fonds n'est pas courant dans notre univers. J'ai finalement réussi à décrocher les sommes nécessaires" se félicite le circassien. Et d'ajouter : "Notre nouveau spectacle débutera en avril 2020 à Strasbourg. Les ventes vont démarrer à l'automne".

Un choix parfois difficile à faire accepter

Autre défi : faire accepter ce choix par les défenseurs du cirque à l'ancienne. Une gageure. Alain Pacherie s'en souvient comme si c'était hier : "Quand j'ai cessé de travailler avec des animaux sauvages, je n'ai pas eu que des compliments, pour beaucoup, j'avais trahi". Quant à André-Joseph Bouglione, coauteur de l'ouvrage "Contre l'exploitation animale" (Ed.Tchou, 2018) exhortant le milieu à cesser de travailler avec des bêtes sauvages, il a carrément été rejeté par ses pairs.

Soucieux d'échapper à la vindicte des leurs, certains réformistes préfèrent rester discrets. C'est ce qu'a constaté Amandine Sanvisens de l'ONG Paris Animaux Zoopolis : "Nous avons repéré un établissement itinérant avec de faux dinosaures, qui pose des affiches sur les routes de France. Nous avons salué cette initiative sur notre page Facebook, mais son responsable a refusé catégoriquement que nous fassions cela. Il ne veut surtout pas être rangé dans la catégorie des "pionniers", car il se ferait mal voir de la communauté".

Bien qu'opposés à tout changement, la plupart des cirques ont cependant conscience qu'une partie du public ne veut plus voir de bêtes exploitées. En conséquence, certains circassiens font quelques timides essais. "Nous testons les réactions des spectateurs sur une saison, par exemple", explique Frédéric Papet, en charge de la communication du Cirque d'hiver Bouglione et du cirque Arlette Gruss.

Que faire des animaux ?

Reste une question : que faire des animaux lorsqu'on décide de ne plus travailler avec eux ? "Depuis l'an dernier, une dizaine de petits cirques nous ont contactés pour que l'on trouve un refuge à leurs bêtes", constate Arnauld Lhomme, enquêteur à la fondation 30 millions d'amis.

Les confier à une ONG qui va les placer dans des refuges est une solution, mais "pour l'heure en France, il n'y a que très peu de places et les quelques lieux existants affichent une longue liste d'attente", regrette Alexandra Morette, de Code Animal. Avec la Fondation 30 millions d'amis, son association a rédigé un rapport sur les structures d'accueil faune sauvage captive remis au Ministère de la Transition écologique et solidaire fin mai 2019. Arnauld Lhomme ajoute : "Nous ne savons pas toujours ce que deviennent les animaux quand les cirques n'en veulent plus. Selon nos informations, il arrive que certains soient euthanasiés pour être vendus à des taxidermistes". Rendez-vous en septembre.

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