Pendant 46 ans, Sokol a vécu l'enfer sous le régime communiste albanais : "Il n'y a pas eu d'excuses, de mémorial national"
Il a prévenu. Avec un sourire et une forme de pudeur qui a tout d'une litote. "Il faut un peu d'imagination pour comprendre mon histoire", dit Sokol Mirakaj. Il en faut, en effet, et le "un peu" n'est pas de trop. Droit comme un i, le regard vif et la faconde latine, cet homme de 75 ans, casquette plate et lunettes fines, entame son récit en se campant presque en chanceux, ce qui ne manque pas de surprendre.
- Publié le 30-07-2019 à 14h44
- Mis à jour le 30-07-2019 à 14h45

Le pays tente de panser ses plaies après un demi-siècle de dictature. Mais il demeure à la traîne dans sa "décommunisation". La faute à un long et profond isolement sous le régime d'Enver Hoxha, mais aussi à une transition chaotique.Il a prévenu. Avec un sourire et une forme de pudeur qui a tout d'une litote. "Il faut un peu d'imagination pour comprendre mon histoire", dit Sokol Mirakaj. Il en faut, en effet, et le "un peu" n'est pas de trop. Droit comme un i, le regard vif et la faconde latine, cet homme de 75 ans, casquette plate et lunettes fines, entame son récit en se campant presque en chanceux, ce qui ne manque pas de surprendre. "J'ai pu jouir de la liberté pendant mes deux premières années." Sokol Mirakaj n'avait pas encore 2 ans quand, le 17 juillet 1945, il a été emprisonné avec sa mère et Simon, son frère âgé de seulement 3 semaines. Il ne savait pas qu'il ne retrouverait la liberté que quarante-six ans plus tard. Étiqueté "ennemi du peuple", son père avait le tort d'être anticommuniste et de lutter contre les compagnons d'Enver Hoxha qui s'emparaient de l'Albanie, petit pays d'un million d'habitants aux confins des Balkans.
La famille, qui n'a pas pris le maquis, est arrêtée. Ses biens sont saisis. Jetés en prison, trimballés entre une forteresse, un camp à la campagne, une ancienne base militaire, des baraquements ceinturés de barbelés, de Shkodra à Saver, en passant par Berat et Tepelen, Sokol et les siens ont vécu la famine, le froid, les menaces, les chantages. Ils ont vu ces corps fauchés par les infections, suppliciés, ravagés par les pénuries, emportés par les inondations et le travail forcé. Ce n'est qu'à la chute du régime de Ramiz Alia en 1991 (Enver Hoxha est mort en 1985) qu'ils retrouvent la liberté. Sokol Mirakaj a 48 ans. Son frère n'a connu que la prison. En détention, Sokol a épousé Valbona Coku, internée sans sa famille à 16 ans. Ils ont eu trois enfants, nés derrière les barbelés.
Passé communiste tabou
Sokol Mirakaj est un enfant de la dictature de Hoxha, l'un des régimes de l'ancien bloc de l'Est parmi les plus féroces, hermétiques et paranoïaques. Entre 1945 et 1991, au moins 6 000 personnes ont été exécutées, dont une partie encore portée disparue. Environ 100 000 Albanais ont été internés dans des camps, forcés à travailler dans des mines, des champs, sur des chantiers de construction. Tout un pays mis en coupe réglée par un régime policier qui a institutionnalisé, sinon industrialisé, la surveillance de sa population en distillant la peur de l'ennemi et en verrouillant ses frontières.
"Heureusement que les communistes de Hoxha n'ont dirigé qu'un petit pays. S'ils s'étaient retrouvés à la tête d'un État de 300 millions d'habitants, cela aurait viré au grand désastre", raisonne Sokol Mirakaj, retrouvé au Musée national de Tirana, dans les coulisses d'un colloque sur les "ennemis intérieurs dans l'Albanie communiste". Dans un italien parfait, appris en détention, il déplore "l'absence d'excuse, de parole officielle sur ces crimes, de mémorial national".
Par rapport aux anciennes démocraties populaires d'Europe de l'Est, l'Albanie est à la traîne dans la "décommunisation". La faute à un long et profond isolement durant la dictature, à une transition chaotique qui dure depuis vingt-huit ans et aux violences politiques. Et pourtant, "il y a eu des petits pas, des petits gestes, des petits changements depuis deux ou trois ans", admet Sokol Mirakaj. Le pays s'ouvre plus à son douloureux passé communiste longtemps resté tabou. "Le Premier ministre, Edi Rama (PS, ex-parti communiste, au pouvoir depuis 2013, NdlR), a ce souci de démontrer qu'il n'est pas l'héritier d'Enver Hoxha, qu'il veut ouvrir les archives, même si cela présente un risque car beaucoup de gens ont été mouillés par le système policier pendant des décennies", note l'historien Pierre Cabanes.
En 1995, les législateurs ont tenté de définir les poursuites pour les crimes commis par le régime communiste. Mais celles-ci n'ont pas été appliquées. Vingt ans plus tard, le 30 avril 2015, l'Assemblée a voté la loi 45 visant à la création d'une haute autorité pour l'accès aux informations de l'ancienne sécurité d'État, la Sigurimi. Cette structure publique a démarré ses travaux à l'automne 2017 en rassemblant les dossiers éparpillés entre les ministères de la Défense, de l'Intérieur, de la Justice et la Sigurimi : 42 millions de pages sur 2,2 kilomètres de rayonnage. Elle offre la possibilité aux Albanais d'avoir accès à leur dossier établi par la police secrète. Mais en deux ans, et malgré une tendance à la hausse, l'autorité n'a pas été assaillie par les demandes : seulement 1 000 requêtes individuelles - dont 137 émanant de chercheurs et de journalistes - ont été déposées. "Le processus est technique et complexe, explique Altin Hoxha, ancien des services de renseignement et l'un des cinq membres de l'autorité indépendante. La majeure partie des personnes espionnées sont mortes. Parfois, nous devons également enquêter sur l'origine des collaborateurs qui apparaissent dans les dossiers avec des surnoms. Par ailleurs, nous restons vigilants sur la protection des données personnelles qui ne méritent pas d'être divulguées car anecdotiques ou trop sensibles. On peut donc anonymiser ou effacer des informations." Curieux effort de transparence, en partie motivé par la crainte de réveiller de vieilles blessures. "Sur le terrain, nous faisons face à une grande méfiance des Albanais envers l'administration, note Ornela Arapi, responsable du secteur recherche et communication à l'autorité. Ils redoutent un usage politique et polémique de ces archives." Autre inconvénient de taille : la faiblesse des moyens, le manque de personnel et l'état des documents. Seulement 200 000 pages sur 42 millions ont été numérisées. "Et une belle partie des dossiers ont été détruits entre 1989 et 1991, reprend Altin Hoxha. Les cadres de la Sigurimi avaient anticipé la chute du régime." La loi 45 n'a pas prévu non plus de mesures contraignantes. "C'est son défaut principal, analyse Simon Mirakaj, membre de l'Autorité et frère de Sokol. Elle suggère mais n'impose pas. L'obligation est morale, éthique."
Vivre avec le passé
Le pays n'a pas connu de lustration, l'interdiction faite à d'anciens responsables politiques d'occuper des postes de direction. Ainsi, aujourd'hui, le président de l'Assemblée, Gramoz Ruçi, n'est autre que l'ancien ministre de l'Intérieur qui, en mars 1991, avait ordonné aux policiers de tirer sur des manifestants anticommunistes à Shkodra. Et on pourrait citer le cas d'un ancien chef de la police du goulag qui menace publiquement aujourd'hui des victimes et survivants d'un massacre perpétré en 1984. Ou celui d'un ancien juge du régime Hoxha reconverti en député, opposé à des recherches historiques sur le rôle des résistants communistes durant la Seconde Guerre mondiale…
"Il n'y a pas eu d'épuration, pas de procès, les anciens leaders et grands responsables sont morts, on apprend à vivre avec ce passé", constate avec fatalisme la romancière Diana Çuli, ex-membre du Parti social-démocrate. En 1993, le nouveau pouvoir a bien poursuivi Nexhmije Hoxha, la veuve de l'ex-dictateur. Mais c'est pour détournement de fonds qu'elle a fini par écoper de neuf ans de prison. Elle n'en purgera que cinq.
"Éduqués à se taire"
"Le processus de transition est chaotique. Les gens se sont camouflés, ont caché leur passé et ont d'autres urgences : travailler et manger", remarque Etleva Demollari. De son bureau en bois où trône un morceau du mur de Berlin, cette historienne dirige le Musée des feuilles depuis mai 2017. Voulue par le nouveau pouvoir, la bâtisse aux murs rouges et au lierre grimpant est devenue, avec les deux Bunker Art, l'une des institutions mémorielles du pays, à la fois fréquentées par les touristes et les Albanais. Derrière des murs épais et de hauts arbres au cœur du Tirana ministériel et religieux, cette ancienne clinique d'obstétrique a été un lieu d'interrogatoire et de torture, avant de devenir le centre technique et scientifique de la Sigurimi, qui développait la surveillance et le fichage tous azimuts. Au fil des 31 pièces, on pénètre dans l'univers reconstitué de la police secrète qui interrogeait, écoutait, filmait, traquait le simple quidam comme le diplomate des pays frères. La muséographie retrace le climat de terreur généralisée. "Ici, c'était le lieu des persécuteurs, rappelle Etleva Demollari. Nous vivions tous avec la peur permanente d'être considéré comme un ennemi du peuple. Et cela déclenchait l'autocensure, l'autocontrôle jusqu'au cœur des familles. On éduquait les enfants à se taire. Pendant vingt ans, j'ai vécu ainsi." Aujourd'hui, elle accueille chaque semaine des scolaires pour les faire dialoguer avec des survivants. Comme avec Uran Kostreci, grand homme voûté de 81 ans, tout de noir vêtu, qui vient volontiers raconter ses vingt années passées en prison et cinq en camp de relégation à la campagne. "Sans ces témoins, les moins de 30 ans, qui comptent pour 40 % de la population, ne comprennent pas ce passé", constate la directrice du musée. Le devoir de mémoire n'a jamais été une formule albanaise. Les programmes scolaires s'amendent tout doucement depuis 2017. Quelques projets de rencontres entre témoins et jeunes voient le jour, en même temps que la visite des camps, prisons et autres lieux d'internement du régime Hoxha.
La directrice de l'Institut pour la démocratie, les médias et la culture à Tirana, Jonila Godole, a choisi de travailler avec la jeunesse en tentant de prendre ses distances avec la propagande et les polémiques : "La mémoire est un problème et il est difficile de rendre la justice. Hélas, je crois qu'il est trop tard pour changer l'état d'esprit des anciennes générations, mais en travaillant avec les plus jeunes, on obtient des résultats." Et c'est en partie grâce aux frères Mirakaj, qui n'ont pas ménagé leurs efforts pour raconter leurs quarante-six années passées en détention. Sokol avait raison : il faut de l'imagination pour comprendre l'histoire.