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Libération
Reportage

RDC : «Ma fille est morte, on nous a dit que c’était Ebola»

Un an après le début de l’épidémie dans l’est de la République démocratique du Congo, la maladie a fait plus de 2 000 morts. Les soignants sont confrontés à la suspicion des habitants et à l’insécurité due à des groupes armés.
par Patricia Huon, Envoyée spéciale à Beni (République démocratique du Congo)
publié le 1er septembre 2019 à 18h56

«Qui croit encore qu'Ebola n'existe pas ?» demande Espérance Kazi. Devant les mains qui se lèvent une à une dans la salle de classe, l'activiste fait la moue. Un an d'épidémie dans l'est de la République démocratique du Congo, 2 000 morts, et toujours des doutes. «Ce n'est pas facile, explique Espérance. Il y a beaucoup de rumeurs. Mais il faut continuer de répondre aux questions que se pose la population. Ce n'est que comme cela que nous pourrons nous en sortir.» Membre d'une association qui défend les droits des femmes à Beni, elle anime des séances de sensibilisation sur la maladie à virus Ebola. Ce jour-là, elle a installé son projecteur devant une trentaine d'adolescents dans une école de Mabolio, l'un des quartiers où le plus grand nombre de cas positifs ont été diagnostiqués ces dernières semaines. Un petit film d'animation est diffusé sur le tableau noir, avec des explications : comment la fièvre hémorragique se transmet, pourquoi un traitement précoce augmente les chances de guérison… «Quand quelqu'un est malade, maintenant on nous dit qu'il a Ebola, interrompt un garçon de 12 ans. Mais tout ça, ce sont des mensonges.» Il ne touchera pas à la caisse de canne à sucre amenée par les animateurs. «Du poison, peut-être», lâche-t-il, enclenchant les rires d'autres gamins.

A quelques centaines de mètres de l'école, assises sur des chaises en plastique, une dizaine de personnes sont rassemblées devant une modeste maison. Face à elles, une équipe de la Riposte, la structure de coordination de la lutte contre Ebola orchestrée par le ministère congolais de la Santé, établit une liste de leurs noms. Tous les présents sont considérés comme des contacts à risque. Ici aussi, les mots sont teintés d'amertume et d'hostilité. «Pour tous ceux que nous voyons partir, ce sont des cadavres qui nous reviennent, dit Jacques Kambale. S'il vous plaît, sauvez au moins le bébé.» En deux semaines, ce conducteur de moto-taxi a perdu sa fille de 5 ans, puis son épouse. «La petite vomissait. Je l'ai emmenée dans une clinique, où on nous a dit qu'elle avait été empoisonnée, raconte-t-il. Je n'avais pas de quoi payer les médicaments, alors nous sommes allés voir un guérisseur traditionnel. Mais quelques jours plus tard, elle est morte. On nous a dit que c'était Ebola.»

Dissimulation

Une dizaine de jours plus tard, son épouse commence à développer des symptômes similaires. «Nous avons cru que c'était la malaria. Elle s'est reposée à la maison», dit le père de famille. Il est plus probable que ce soient la méfiance et la peur qui aient poussé la famille à dissimuler son état aux équipes de surveillance, qui suivent les personnes qui ont été en contact direct avec un cas positif pendant les vingt et un jours d'incubation possible. Jacques Kambale attendra cinq jours avant de les alerter et qu'une ambulance emmène la malade au centre de traitement Ebola (CTE) de Beni. Trop faible, elle meurt peu de temps après. Leur fils, âgé de 2 mois, est à son tour hospitalisé, entre la vie et la mort, dans une chambre d'urgence bio-sécurisée.

Ces cubes de plastique, utilisés pour la première fois, permettent d'observer le patient de l'extérieur et d'effectuer certains traitements sans devoir entrer dans la pièce. «Il y a aussi un moniteur pour chaque cube qui permet de suivre les paramètres vitaux, comme dans une salle de soins intensifs», explique le docteur Sympathique Kayani, employée par l'ONG Alima, qui gère ce centre pouvant accueillir une soixantaine de patients. Elle prend note de l'évolution d'une femme d'une trentaine d'années, recroquevillée sur un lit. «Par exemple, si je veux changer sa perfusion, j'introduis mes bras à l'intérieur de ces deux longs gants, montre-t-elle. Je n'ai pas besoin d'enfiler à chaque fois une combinaison complète de protection. Cela économise du temps, de l'énergie, et permet d'être plus efficace.» Cela offre aussi l'opportunité aux familles d'apercevoir leurs proches, et de leur parler à travers la paroi transparente. «Quand les patients arrivent, ils sont souvent terrorisés, dit le médecin. Le fait de recevoir des visites les rassure et peut contribuer à leur guérison.» Dans le CTE, des systèmes de réanimation modernes et de nouveaux médicaments sont utilisés. Un essai clinique suggère que les patients pris en charge rapidement pourraient avoir jusqu'à 90 % de chances de survie. Des progrès médicaux considérables ont été accomplis. Pendant l'épidémie en Afrique de l'Ouest, entre 2014 et 2016, plus de 80 % des enfants de moins de 5 ans infectés par le virus sont morts.

«Six jours»

A Beni, des femmes enceintes et des «bébés miracles», nés d'une mère atteinte d'Ebola, ont survécu. Mais «le nombre de décès communautaires [hors hôpital, ndlr] reste important», constate Margaret Harris, porte-parole pour l'Organisation mondiale de la santé (OMS) : «Et le délai moyen avant qu'une personne qui présente des symptômes d'Ebola cherche des soins est actuellement de six jours.» A ce stade, les chances de guérison s'amenuisent fortement, le degré de contagion augmente, et la chaîne de transmission se poursuit. Malgré des centaines de millions de dollars dépensés, cette épidémie d'Ebola - la dixième que connaît la RDC depuis la découverte du virus en 1976 -, officiellement déclarée le 1er août 2018, est loin d'être sous contrôle. L'OMS et les autorités congolaises attribuent leur incapacité à l'enrayer à l'insécurité et, surtout, aux réticences, voire l'hostilité de la population envers les membres des équipes de la Riposte - dont un pourcentage important ne sont pas originaires de la région. Plusieurs incidents violents se sont produits, des centres de santé ont été attaqués, un médecin épidémiologiste camerounais employé par l'OMS a été tué.

A la sortie de Beni, sur la route qui mène vers le Nord, un barrage a été installé. Lavage des mains, prise de température, des mesures basiques à l'efficacité limitée dans une zone où les mouvements de population sont fréquents. Une fois la barrière franchie, Ebola apparaît comme un drame inexpliqué de plus sur une longue liste de préoccupations. La voiture passe devant une base militaire de la Monusco, la mission des Nations unies, puis des maisons abandonnées, parfois détruites. Le chauffeur ralentit à la vue d'une colonne d'hommes en uniformes, des soldats des Fardc, les forces armées congolaises. Il rit de son moment d'hésitation. «Il y a parfois des attaques sur cette route, mais elles ont lieu tôt le matin ou dans la soirée, dit-il. Tout va bien.»

Dans le village de Mbau, à 25 kilomètres de Beni, les habitants n'en diront pas autant. «J'étais assise devant ma porte lorsque j'ai aperçu un adolescent avec une arme qui se dirigeait vers moi. Puis un petit groupe d'hommes un peu plus loin, raconte Célina Katehero, une paysanne d'une soixantaine d'années. J'ai compris que les assaillants étaient là. Alors j'ai attrapé ma petite-fille par la main et j'ai couru. Nous nous sommes cachées dans les hautes herbes.» Sa fille et son mari n'auront pas cette chance. Ils ont été tués lors de cette attaque début août, attribuée aux rebelles ougandais des Forces démocratiques alliées (ADF). Une base des Fardc est visible en contrebas, depuis le village. Ce jour-là, des coups de feu ont été tirés pendant près d'une heure. Personne n'est venu à l'aide des villageois. Cinq ans auparavant, Célina a perdu une autre de ses filles, enlevée par un groupe rebelle. «Elle n'est jamais revenue, dit-elle, un bébé accroché sur le dos. Maintenant, j'ai treize enfants à nourrir et je suis seule.»

«Inaction totale»

Chaque semaine ou presque, dans le territoire de Beni, des civils sont massacrés, par balle ou à l'arme blanche, parfois décapités. Des atrocités aux motivations floues, rarement revendiquées, dans une région dont de nombreuses milices ont fait leur terre de pillage et d'influence. Les associations de la société civile estiment à plus de 2 000 le nombre de personnes tuées ces cinq dernières années. «La population de la région est traumatisée par l'insécurité constante, par tous ces morts. Elle se sent abandonnée, constate Jacques Kakule Nyenze, de l'Association africaine des droits de l'homme (Asadho) à Beni. Les gens voient une intervention massive soudaine autour d'Ebola, alors que cela fait des années qu'ils subissent une inaction totale face à d'autres problèmes qui tuent autant. Cela crée des suspicions.»

Certains craignaient que la maladie et les centres de traitement fassent partie d’un plan visant à exterminer la population, dans une région généralement favorable à l’opposition. L’élection de Félix Tshisekedi à la présidence, à l’issue d’un scrutin controversé en décembre, a un peu calmé les esprits. Mais beaucoup jalousent cet afflux soudain d’argent et s’interrogent sur la manière dont ces fonds sont utilisés. Le vocabulaire militaire employé (cibles, ligne de front, évadés…), le recours à des escortes policières pour accompagner des enterrements ou des équipes de vaccination ont sans doute aussi contribué à aliéner un peu plus la population.

Des efforts ont été faits pour une meilleure communication, l’implication de plus de personnels locaux dans la Riposte, et un soutien aux centres de santé de proximité, où les malades peuvent être plus enclins à se rendre, afin d’y mettre en place un meilleur triage et des salles d’isolement. Alors que l’épidémie se poursuit, un nombre grandit également : celui des patients guéris, qui ont vaincu la maladie. Ces survivants doivent parfois faire face à la stigmatisation lorsqu’ils rentrent chez eux, certains souffrent de troubles psychologiques, mais beaucoup pensent qu’ils peuvent être un outil essentiel dans la lutte contre Ebola.

«Nous sommes immunisés, ce qui nous permet d'avoir des contacts physiques avec les malades, sans équipement de protection. C'est important, notamment pour les enfants», dit Philemon Tsongo, un médecin urgentiste à l'hôpital général de Beni, infecté par la fièvre hémorragique en octobre 2018. Il travaille désormais au centre de traitement Ebola et participe à des séances de sensibilisation. «Quel meilleur encouragement ? dit-il. Nous sommes la preuve qu'Ebola est réel, mais que l'on peut en guérir.»

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