Leaving Neverland, film qui revient sur les accusations visant Michael Jackson, continue de faire des vagues. Pourtant, il y a cinq ans à peine, Hollywood a tourné le dos au documentaire An Open Secret, qui levait le voile sur les agressions sexuelles d'enfants qui rêvent de devenir des stars. Le producteur Gabe Hoffman tente de comprendre ce qui s'est passé depuis...

En se lançant il y a presque 10 ans dans la production d'An Open Secret avec son collègue Matthew Valentinas, Gabe Hoffman pensait que le documentaire «suivrait une trajectoire traditionnelle». Première mondiale dans un grand festival (en l'occurrence au DOC NYC, le 14 novembre 2014), présentations multiples, ensuite, dans quelques festivals sélects, achat du film par un distributeur, puis sortie en salle.

Les choses ne se sont pas tout à fait passées ainsi. «Nous avions pourtant eu de bonnes critiques dans de grands médias, note le producteur installé en Floride. Le New York Times, Variety, tout ça. Notre réalisatrice, Amy Berg, avait été nommée aux Oscars pour Deliver Us from Evil.» Ce film, sorti en 2006, abordait le sujet des agressions sexuelles d'enfants au sein de l'Église catholique.

Comme ce long métrage encensé, An Open Secret fait partie des documentaires qui font l'effet d'un électrochoc: cinq jeunes hommes qui ont rêvé autrefois d'être chanteurs ou acteurs y décrivent les agressions dont ils ont été victimes aux mains d'agents, d'investisseurs et de tout-puissants fricotant dans les mêmes cercles et sévissant à Hollywood.

Parmi les personnes visées, on trouve, entre autres, Marty Weiss, agent pour enfants condamné pour actes pédophiles, Marc Collins-Rector, homme d'affaires et délinquant sexuel fiché, son partenaire d'affaires de l'époque, Brock Pierce, et le réalisateur Bryan Singer.

La phrase d'accroche du documentaire s'est toutefois avérée tristement prémonitoire: «Le film qu'Hollywood ne veut pas que vous voyiez.»

En mai 2015, Gabe Hoffman s'est rendu au Marché du film de Cannes, pour y présenter An Open Secret en marge du célèbre festival. 

«Nous voulions attirer l'attention, faire en sorte que le plus de gens possible le voient, trouver un distributeur. Mais personne ne nous a fait d'offre. Nous n'avons pas eu un sou. Nous n'avons rien eu. Rien.»

Lors d'une rencontre devant public qui a suivi la première mondiale, à New York, le jeune Evan Henzi, victime des agressions de son agent, avait d'ailleurs déclaré: «J'espère que ce film ne sera pas enterré avec tout le reste. J'espère que c'est un sujet dont on parlera de plus en plus.»

Pourquoi donc aura-t-il fallu tant de temps avant que ce soit le cas? «Deux choses, croit Gabe Hoffman. D'abord, c'était avant #metoo. » Et ensuite? «Soyons honnêtes. Les gens que nous visions étaient vivants.»

Depuis cinq ans, l'homme issu du monde de la finance n'a pourtant pas abandonné la cause. «J'ai eu beaucoup de chance dans ma vie, explique le gestionnaire de fonds spéculatifs. Et j'ai senti le besoin de redonner aux autres.»

Il a finalement donné le documentaire il y a un an et demi. À visionner gratuitement, encore aujourd'hui, sur la plateforme Vimeo. «J'ai eu beaucoup de succès dans mon métier. Je n'ai pas besoin d'argent. Je me suis dit que j'attendrais le bon moment. Quand je sentirais que tout le monde serait prêt.»

L'impact du scandale Harvey Weinstein

Il a senti que le monde l'était après la parution de l'article du New York Times sur les allégations de harcèlement sexuel visant Harvey Weinstein, le 5 octobre 2017. «Des millions de personnes ont alors visionné notre film, il a généré plein de nouvelles d'actualité...»

Le producteur croit d'ailleurs que ce n'est pas une coïncidence: «Six semaines après, Bryan Singer a été renvoyé du tournage de Bohemian Rhapsody

Dès février 2018, Gabe Hoffman se souvient d'avoir parlé, beaucoup, souvent, avec les journalistes d'Esquire Alex French et Maximillian Potter. Si leurs noms vous sont familiers, c'est que ce sont eux qui ont signé l'immense enquête sur les allégations d'agressions sexuelles visant le réalisateur des X-Men. Une enquête coiffée du titre «Nobody Is Going to Believe You», qui a finalement paru en janvier dans The Atlantic.

IMAGE TIRÉE DU DOCUMENTAIRE AN OPEN SECRET

Marc Collins-Rector, homme d'affaires et délinquant sexuel fiché

Car, oui, Esquire a rejeté l'histoire pourtant forte de 50 sources. La saga de ce rejet a du reste été relatée avec moult détails dans l'article «How Esquire Lost the Bryan Singer Story», paru le 22 février dans le Columbia Journalism Review.

Parmi les choses qui sont reprochées aux deux reporters: le manque de «présentabilité» des victimes alléguées, des hommes qui n'étaient pas célèbres, qui avaient eu des problèmes de drogue, d'alcool, des démêlés avec la justice. Des faits semblables à ceux reprochés à Wade Robson et à Jimmy Safechuck, qui accusent aujourd'hui Michael Jackson dans Leaving Neverland

«Bien sûr que ce ne sont pas des "victimes présentables"! Leurs vies ont complètement été virées à l'envers.»

Le producteur se présente comme celui qui souhaite que «chaque survivant d'agression sexuelle connaisse une trajectoire différente». Pour lui, il est important de «créer un environnement dans lequel nous accueillons et soutenons les victimes. Pour les encourager à raconter leur histoire, de la bonne façon». Il invite d'ailleurs les personnes victimes d'agressions à Hollywood à lui écrire. Il promet de se rendre sur place pour rencontrer ceux qui ont besoin d'aide.

«Cynique» Hollywood

Le 24 février dernier, le film Bohemian Rhapsody a obtenu quatre prix lors de la cérémonie des Oscars. Pourtant, aucun des gagnants de l'équipe n'a prononcé le nom de Bryan Singer, premier réalisateur du film. «L'enquête a paru dans The Atlantic, Leaving Neverland a été projeté à Sundance, et personne n'a mentionné les agressions d'enfants à Hollywood», se désole Gabe Hoffman.

Il enchaîne: «Hollywood a un problème de #metoo. Ses représentants l'évoquent seulement quand ils sentent qu'ils peuvent l'utiliser pour prêcher au reste de l'Amérique. Mais lorsque ce problème donne d'eux une image négative, ils n'en parlent pas. Ils ne le reconnaissent pas.»

«Les journalistes pourraient faire un bien meilleur travail, ajoute-t-il. Et les stars. Il suffit que le président Trump tweete pour qu'elles réagissent et donnent leur opinion. Mais quand on parle de quelque chose comme l'enquête de The Atlantic, les tweets cessent.»

Sa vision d'Hollywood a-t-elle changé depuis qu'il a commencé à travailler sur An Open Secret? «C'est bien pire que tout ce que j'aurais pu imaginer. C'est beaucoup plus malveillant. Et bien plus cynique.»

> Voyez le film An Open Secret (en anglais): https://vimeo.com/142444429

> Lisez l'article du Columbia Journalism Review: https://www.cjr.org/the_feature/esquire-bryan-singer-the-atlantic.php

PHOTO HANNAH MCKAY, ARCHIVES REUTERS

Le réalisateur Bryan Singer