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Chronique

Ecologie : l'attention aussi est une ressource limitée !

L'impact négatif d'un trop-plein d'interfaces technologiques priverait tout un chacun de repères dans le monde matériel, estime le philosophe garagiste Matthew B. Crawford.

« Se concentrer sur une tâche ou une idée est bien plus difficile aujourd'hui. Il suffit de voir tous ces gens dans les open spaces, avec leur casque vissé sur la tête, qui passent d'une tâche à une autre », observe Matthew B. Crawford.
« Se concentrer sur une tâche ou une idée est bien plus difficile aujourd'hui. Il suffit de voir tous ces gens dans les open spaces, avec leur casque vissé sur la tête, qui passent d'une tâche à une autre », observe Matthew B. Crawford. (Shutterstock)

Par Muriel Jasor

Publié le 3 sept. 2019 à 06:00

De passage en France, Matthew B. Crawford, auteur du best-seller aux Etats-Unis « Eloge du carburateur », n'en finit pas d'approfondir sa grille de lecture du monde contemporain. Ce philosophe américain - qui a préféré cumuler les fonctions d'universitaire et de garagiste en Virginie plutôt que de devenir chercheur au sein d'un prestigieux think tank de Washington - continue de se passionner pour tout ce qui donne du sens et de la valeur au travail. Incontestablement, pour lui, ce sont les tâches manuelles, davantage que les travaux dits « intellectuels », qui donnent le sentiment de créativité et de compétence le plus aigu. « Nous réfléchissons avec nos mains autant qu'avec notre cerveau », se plaît à répéter celui qui loue le bricolage, la cuisine, la musique et toute expérience qui fait renouer tout un chacun avec la matérialité brute.

Perte de repères dans le monde réel

Intervenant le 30 août dernier à la 25e université Hommes-Entreprises , organisée par le Ceca - sur le thème « Le changement et la quête de sens » - au Château Smith Haut Lafitte, près de Bordeaux, ce conférencier a pointé la crise de l'attention qui nous guette. « Se concentrer sur une tâche ou une idée est bien plus difficile aujourd'hui. Il suffit de voir tous ces gens dans les open spaces, avec leur casque vissé sur la tête, qui passent d'une tâche à une autre », observe Matthew B. Crawford. L'impact négatif d'un trop-plein d'interfaces technologiques nous priverait de repères dans le monde matériel. « Le conducteur au volant d'une voiture bourrée de technologies ne sent plus les aspérités de la route et les vibrations du moteur », observe-t-il. « Pour nombre de personnes, la technologie, c'est de la magie ! Résultat : elles vivent dans un monde qu'elles ne comprennent pas. » Or pour éprouver la réalité, le plus efficace est encore de renouer le contact avec des matériaux bruts et d'approfondir une pratique ou une compétence spécifique. « Cela aide grandement à la prise de distance et au développement d'une indépendance de la pensée ainsi qu'une individualité ou singularité », assure Matthew B. Crawford. Mais la tâche se complique quand les technologies se font invasives et que les sources de distraction de l'attention s'intensifient. Placards publicitaires, « nudge » ou coup de pouce, boîtes débordant d'e-mails, notifications incessantes, techniques de data prédictives… Tout contribue à perturber notre concentration et à monétiser notre cerveau. « On assiste à une captation de plus en plus agressive de l'espace commun par des technologies qui nous éloignent du réel », déplore le philosophe garagiste qui ne rejette pas les technologies en bloc, mais se plaint de leur surabondance. « Notre attention est une ressource limitée, mais personne ne s'insurge contre son exploitation éhontée. »

Le silence, un bien commun

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Bien commun comme l'eau ou l'air, le silence est en dangereux état d'épuisement. Pis, il devient un luxe privatisé. « Pour reprendre votre attention, il vous faut quitter l'espace commun et donc payer », poursuit l'universitaire en évoquant les lounges des aéroports ou ces pontes de la Silicon Valley qui interdisent les écrans à leurs propres enfants. Quel type d'écologie alors envisager pour une biodiversité intellectuelle saine ? Matthew B. Crawford sonde scrupuleusement la politique économique de l'attention pour lui opposer une éthique de l'attention. Las Vegas est, à ses yeux, le cas extrême de la monétisation du cerveau et du marketing par l'affect. « Il est temps de reprendre le réel contre l'expérience préfabriquée », assène-t-il en, invitant les uns et les autres à se confronter à la réalité matérielle, avec la charge de toutes ses contraintes, pour vivre avec elle en pleine harmonie, jusqu'à y trouver « une forme de beauté et d'érotisme »« Quant à la bonne transmission des connaissances, elle passe toujours par un maître et un apprenti », affirme-t-il, qu'il s'agisse de métiers manuels comme d'une relation entre un(e) scientifique expérimenté(e) et un(e) jeune chercheur(e). Le réel, c'est un lien direct et de qualité entre enseignant et enseigné, bien plus qu' un MOOC.

A lire pour aller plus loin :

« Contact - Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver », par Matthew B. Crawford (La Découverte)// « Pour une écologie de l'attention », par Yves Citton (Seuil)// « Why We Drive : Toward a Philosophy of the Open Road », par Matthew B. Crawford (à paraître en juin 2020)

Muriel Jasor

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