Sur Instagram, les nouveaux fragments du discours amoureux

« Submarining », « gastbying », « breadcrumbing »... sont autant de néologismes qui décrivent de nouvelles tactiques de séduction. Ils illustrent l’infiltration des réseaux sociaux dans les rapports amoureux. Par Jennifer Padjemi.
« Submarining » « gastbying » « breadcrumbing »... les nouveaux fragments du discours amoureux

«Le gatsbying, j’ai commencé quand Instagram a lancé sa fonctionnalité Stories. J’avais un crush et je trouvais ça important de partager ce que je faisais et surtout de me montrer toujours jolie, pour lui donner envie de me parler.» Sarah, 24 ans, utilise cet anglicisme pour parler de cette nouvelle manière d’utiliser Instagram où l'on entretient un jeu de séduction avec un crush, un.e ex ou son actuel.le partenaire. Le « gatsbying», tiré du livre Gatsby le Magnifique, ou l’art de s’inventer une vie merveilleuse, comme le héros éponyme qui joue de stratagèmes pour séduire la femme qu’il convoite. En 2019, c’est à peu près la même chose, sauf que cette vie rêvée s’illustre à coups de selfies. Ce mot né sur Internet s’inscrit dans un champ lexical plus large, qui désigne un langage amoureux moderne où des tactiques sont mises en place pour mieux draguer.

Manipulé-e-s par un écran

Richard Mèmeteau, professeur de philosophie et auteur de Sex Friends, Comment (bien) rater sa vie amoureuse à l’ère numérique, compare cela au « stalking » : « À mon époque, c’était vu comme un art, où des personnes arrivaient à avoir plein d’informations sur leur cible amoureuse avant même d’avoir un vrai rendez-vous. Facebook était l’endroit pour tout savoir sur les gens. Aujourd’hui, les usages sont diversifiés et deviennent même plus importants que l’interface en elle-même. Ce n’est plus simplement le fait d’utiliser Tinder, mais c’est de savoir ce qu’on va en faire avec. »

Le gastbying a déjà été pratiqué par beaucoup, afin de se montrer sous son meilleur jour auprès d’un crush. Néanmoins, d’autres pratiques comme le « breadcrumbing », qui peut se traduire par le fait de « laisser des miettes de pain » en donnant des signaux positifs de manière ponctuelle, sans jamais transformer le virtuel en réel, sont plus pernicieuses. Ces termes décrivent le besoin d'élaborer une stratégie de séduction. « On arrive à ce point de machiavélisme où on se dit que la personne qui arrive sans stratégie va se faire dévorer », avance Richard Mèmeteau. Il se souvient alors du catfishing, un autre terme « qui a émergé au moment où Facebook était encore une utopie de la rencontre à l’autre bout du monde ». Au-delà de la souffrance subie par la personne piégée, « il y avait cette idée de mettre en avant une pratique où une personne se fait avoir, comme si elle était responsable de sa propre naïveté. Avoir une stratégie est devenu essentiel. », avance t-il.

Sarah a elle été victime de breadcrumbing avec à chaque fois le même scénario : « La personne envoie innocemment un message, puis fait miroiter des trucs pour ensuite disparaître. Puis rebelote. Au début on se dit que l’autre pense à nous, puis on se rend compte que c’était juste par ennui ou pour gonfler son égo. » Mélanie Mâge qui écrit pour le magazine «Les Bridgets» sur la psychologie amoureuse est formelle, ce sont les « pervers narcissiques d’un nouveau genre », qui permettent notamment « aux exs de blesser l’autre et de garder une emprise sur leur ancien-ne partenaire ». C’est aussi arrivé à Marjorie qui a vu son ex se créer de nouveaux comptes pour surveiller sa présence en ligne, malgré les blocages de sa part. « En réalité, tous ces termes à la mode et rendus cool car anglicisés, permettent de mettre des mots sur des maux, jusque-là non verbalisés », avance Mélanie Mâge.

Virtuel VS réel ?

Cependant, ces nouvelles manières de communiquer pour séduire peuvent avoir des côtés positifs pour certains comme Sophie, 25 ans, qui ne sont pas à l’aise en société. « Je suis très introvertie et en plus de ça, je souffre d'anxiété sociale. J'aime l'idée de commencer une conversation quand je le souhaite, d'avoir un flirt qui se construit au fur et à mesure. C'est important pour moi. D'ailleurs toutes mes relations sérieuses ont commencé par des rencontres au hasard sur les réseaux sociaux. » Des pratiques comme le gastbying, elle s’en sert pour entretenir la flamme dans son couple : « J'aime bien poster un selfie de temps en temps et savoir que mon copain va me trouver jolie. On est ensemble depuis quasiment deux ans et je continue pourtant de surveiller s'il like ou pas mes selfies et s'il va ensuite venir me faire des compliments. C'est ma manière de continuer à le séduire. »

Entre le «Fauxbae’ing» qui est l’art de s’inventer un-e amoureux-se en ligne pour rendre jaloux-se un-e ex ou un nouveau crush, et le «Submarining», qui est le fait de ghoster une personne et de revenir comme si de rien n’était plusieurs semaines plus tard, il n’y a qu’un pas, et beaucoup de dommages collatéraux possibles, notamment psychologiques. Les millenials se dirigent vers des codifications amoureuses qui se veulent plus authentiques. Une aubaine pour Tinder qui tente d’analyser ces évolutions 2.0 sur leur média «Swipe Life». Elodie Fagan, responsable du marketing chez Tinder France nous explique : «On veut comprendre comment les jeunes communiquent aujourd’hui et c’est le retour vers plus d’authenticité qui ressort. On veut essayer de faire en sorte de créer des rencontres dans la vraie vie et sortir du digital. Le futur des interactions Tinder sera moins superficiel, d’où les éléments de personnalisation comme Spotify, Instagram et les vidéos qui permettent d’humaniser les liens entre les gens.»

Connectés et conscients

Richard Mèmeteau constate que ce sont surtout les utilisateurs qui ont évolué : « En terme de design, les interfaces sont minimales, assez simples, on reste sur des messageries instantanées. Simplement, nous, on est capables de naviguer entre elles, et produire des effets de vérité en construisant de manière assez cohérente un “persona”. » Il ajoute : « Là où Grindr se basait sur une géolocalisation et une rencontre rapide quasiment en temps réel, Tinder s’est construit sur un profil qu’on prend le temps de soigner, avec des belles photos. Et parce que les relations hétéro sont moins directes, il y a plus de risques dans un monde post-Me Too, de tomber sur un mec aux intentions douteuses.C’est une question politique et socialederrière le ralentissement du temps de la séduction ». Il fait le parallèle avec les premiers sites de rencontres où les femmes étaient les grandes absentes. « Match.com avait alors fait appel à une équipe “féminine” pour comprendre quelles étaient les attentes des femmes pour aller sur ce type de sites. Le résultat a donné l’envie d’un endroit propre et éclairé avec des informations vraies. Et qui dit interconnectivité des plateformes comme Spotify, Instagram etc., dit aussi une certaine vérité derrière un simple écran. »

Même constat chez Judith Duportail, journaliste et autrice de L’amour sous algorithme (Ed. Goutte d’or) où elle enquête sur les dessous de Tinder : « Les jeunes sont passés à une communication authentique. Mais ça ne veut pas dire que c’est terminé, c’est juste une autre manière de séduire, une sorte de faux soi. » Une authenticité qui va de pair avec le nouveau terme en date qui est le «caspering» ou le fait de ne plus donner de nouvelles du jour au lendemain à l’instar du ghosting, mais cette fois en prévenant gentiment la personne concernée, que les sentiments ne sont pas réciproques. Pour Richard Mèmeteau, c’est «une tension avec la thèse des rapports sexuels qui diminuent chez les jeunes», comme le suggérait une étude du très sérieux Wall Street Journal, qui a sondé plus de mille personnes, femmes et hommes compris de différentes tranches d’âge. Résultat ? 36% des personnes âgées entre 18 et 38 ans préfèrent regarder un épisode d’une série sur Netflix, plutôt que de faire du sexe. « Les enjeux de la sexualité ont été tellement explicités, notamment après Me Too et s’il y a autant de termes qui apparaissent pour qualifier les usages, c’est qu’il y a une réflexivité naturelle. On est obligés de s’interroger sur ce qu’on est en train de faire pour comprendre ce qui est en train de se jouer. »