Faux groupes d’agriculteurs de Monsanto : les coulisses d’une manipulation

ENQUÊTE. En dépit des dénégations de son agence de lobbying, des documents que nous avons consultés attestent que la campagne pro-glyphosate a été montée de toutes pièces pour le fabricant du Roundup.

 Les hôtesses d'Agriculture et Liberté faisaient signer des formulaires sur les salons en taisant le plus souvent leur lien avec Monsanto.
Les hôtesses d'Agriculture et Liberté faisaient signer des formulaires sur les salons en taisant le plus souvent leur lien avec Monsanto. Red Flag

    Remplir un formulaire sur un stand et retrouver son nom associé à Monsanto … Pendant plus d'un an et demi, le géant des pesticides a fait croire à l'émergence de groupements spontanés d'agriculteurs engagés dans la défense du glyphosate, en France et dans sept autres pays européens. Leurs membres? Des visiteurs de salons professionnels à qui des hôtesses ont fait signer des papiers en taisant, le plus souvent, leur lien avec Monsanto.

    L'an dernier, ces structures, — Agriculture et Liberté en France, Free to Farm au Royaume-Uni, Libertad para Cultivar en Espagne… —, ont été identifiées comme des faux-nez du fabricant d'herbicides, passé depuis leur création dans le giron de Bayer. Le Parisien publie aujourd'hui des documents qui montrent, en détail, comment des agences ont cherché à dissimuler le nom du commanditaire qui les avait missionnées pour cette opération de lobbying : Monsanto. « Si quelqu'un vous demande pour qui vous travaillez, donnez-lui le nom de l'agence », intime par exemple un topo en anglais présenté aux hôtesses en octobre 2016, alors que le projet vient juste d'être lancé.

    « Les termes de votre accord de confidentialité ne sont pas négociables. Si quelqu’un vous demande pour qui vous travaillez, donnez-lui « le nom de l’agence ». » /-
    « Les termes de votre accord de confidentialité ne sont pas négociables. Si quelqu’un vous demande pour qui vous travaillez, donnez-lui « le nom de l’agence ». » /- Red Flag

    À l'époque, l'industrie du glyphosate mène campagne pour le renouvellement de l'herbicide dans l'Union européenne. Faute d'accord entre Etats membres, la Commission a prolongé provisoirement l'autorisation pour 18 mois dans l'attente d'un hypothétique consensus à la fin 2017. Mais une controverse scientifique, née de la classification de la substance comme « cancérogène probable » par une agence de l'ONU en mars 2015 fait craindre à Monsanto une interdiction du Roundup, que Ségolène Royal, alors ministre française de l'Écologie, appelle de ses vœux. En France, justement, le nom « Monsanto », associé notamment à l'agent orange et aux PCB, fait figure d'épouvantail.

    C'est dans ce contexte que l'entreprise de relations publiques FleishmanHillard, partenaire historique de Monsanto (les deux sociétés sont de Saint-Louis, dans le Missouri), est chargée de mettre en place une stratégie de lobbying plus offensive pour redorer le blason du glyphosate. La machine de « com », à laquelle Publicis Group sera mêlé en France, passe par la constitution de fichiers de personnalités détaillant leurs opinions sur l'herbicide, pour rendre l'action plus efficace. Mais aussi par une campagne d'astroturfing, c'est-à-dire la création d'un mouvement populaire artificiel pour tenter d'influer sur les décisions politiques. FleishmanHillard s'associe pour ce faire à une agence irlandaise, Red Flag, et à Lincoln Strategy Group, un cabinet américain de consulting impliqué par ailleurs dans la campagne de Donald Trump et dont les opérations d'astroturfing aux Etats-Unis sont connues.

    Pendant les six premières semaines de l'opération, plus de cinquante hôtesses écument 25 événements et recueillent les données personnelles de près de 14 800 prospects dans huit pays (Allemagne, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Royaume-Uni), dont près de 3500 dans l'Hexagone, selon un rapport interne de Red Flag et Lincoln.

    Dans les salons où elles interviennent, les hôtesses suivent un script de questions-réponses établi à l'avance : elles demandent aux visiteurs s'ils jardinent, puis s'ils utilisent du glyphosate, s'ils sont au courant du risque de non-renouvellement au niveau européen et s'ils souhaitent être informés des développements sur la question. C'est à ce moment qu'elles leur tendent un formulaire en vue de maintenir le contact.

    Le script de questions-réponses.
    Le script de questions-réponses. Red Flag

    Red Flag et Lincoln Strategy Group encadrent les hôtesses, les renseignent sur les enjeux de la campagne et les aiguillent sur les techniques d'approche des prospects. Mais, comme nous l'avons découvert, c'est une autre agence, installée au Royaume-Uni et que nous appellerons D., qui est chargée, en amont, de l'embauche de celles qui seront parfois surnommées les « Lincolns ». « Nous nous occupions uniquement du recrutement et de la paie. Nous n'avions pas connaissance du fond du projet », affirme un ancien collaborateur de cette agence de « staffing ».

    Pourtant, comme pour mieux brouiller les cartes, le nom D. sera utilisé comme contact dans plusieurs catalogues d'événements. Dans un brouillon en français de la présentation projetée aux hôtesses, la clause de confidentialité est explicite : « Si quelqu'un vous demande pour qui vous travaillez, vous les répondez (sic) pour « D. ». » Plusieurs documents précisent les informations à fournir aux visiteurs des salons en cas d'éventuelles interrogations. Ainsi à la question « Travaillez-vous pour Monsanto ? », la bonne réponse est encore le nom de l'agence de recrutement. Ce n'est qu'à la question « Monsanto est-il votre client ? » que l'hôtesse est autorisée à répondre par l'affirmative : « Oui. Ils cherchent à savoir si le glyphosate est important pour les agriculteurs. »

    « — Pour qui travaillez-vous ? — « Nom de l’agence de recrutement ». — Travaillez-vous pour Monsanto ? — Je travaille pour « nom de l’agence de recrutement ». »
    « — Pour qui travaillez-vous ? — « Nom de l’agence de recrutement ». — Travaillez-vous pour Monsanto ? — Je travaille pour « nom de l’agence de recrutement ». » Red Flag

    Toutefois, il semble que cette confession, qui incombe plutôt au chef de stand, doive être évitée, comme le montre un compte-rendu de la Foire d'automne 2016, premier événement où Agriculture et Liberté tient un stand. « Les équipes de Lincoln ont parlé à des milliers de personnes et Monsanto n'a été abordé que dans un seul cas », souligne ce retour d'expérience signé FleishmanHillard.

    « Les équipes de Lincoln ont parlé à des milliers de personnes et Monsanto n’a été abordé que dans un seul cas ».
    « Les équipes de Lincoln ont parlé à des milliers de personnes et Monsanto n’a été abordé que dans un seul cas ». Red Flag

    Faire pression et… faire faire pression

    Si l'accueil sur les salons est plutôt chaleureux, certaines demandes d'inscription tardives ne sont satisfaites qu'au prix de coups de pression, comme à l'Intervitis Interfructa 2016 de Stuttgart, en Allemagne : « Après avoir vu notre accès à cet événement initialement refusé, nous avons obtenu une approbation de dernière minute après avoir tiré parti de nos relations politiques dans le Land de Bade-Wurtemberg », précise un document.

    La politique s'invite aussi sur le stand puisque les hôtesses demandent aux visiteurs s'ils sont d'accord pour écrire à un élu afin de le sensibiliser au sujet, pour parler aux médias ou encore pour partager des contenus sur les réseaux sociaux.

    Car contrairement à ce que prétend aujourd'hui Red Flag, l'objectif de la campagne est moins d'informer les agriculteurs que d'en faire des hérauts. Comme le montrent les documents que nous avons étudiés, l'opération doit progressivement basculer de la recherche de prospects à « l'activation » de ces mêmes prospects. Bientôt, une équipe distincte des « agents » de terrain incite les personnes rencontrées à se faire les meilleurs avocats du glyphosate. Notamment en leur proposant d'intervenir auprès de politiques, y compris des ministres. En novembre dernier, L'Obs a raconté comment un producteur de fraises de l'Ouest de la France a vu sa communication avec Agriculture et Liberté transférée directement vers le cabinet du ministère de l'Agriculture!

    « Activation : comment ça marche »/« Les cibles. 7 membres clés du Parlement. Le ministre de l’Agriculture »/« Tactique principale : lettres manuscrites »/« Tactiques alternatives : appels téléphoniques. Récits médiatiques. »
    « Activation : comment ça marche »/« Les cibles. 7 membres clés du Parlement. Le ministre de l’Agriculture »/« Tactique principale : lettres manuscrites »/« Tactiques alternatives : appels téléphoniques. Récits médiatiques. » Red Flag

    L'ambition des lobbyistes est d'identifier des « champions », des utilisateurs du glyphosate prêts à porter haut leur conviction que le produit est nécessaire. Nicolas Jaquet, agriculteur dans les Landes, dit avoir été informé dès la rencontre sur un salon, par le responsable du stand, du lien avec Monsanto. Et avoir accepté de bonne grâce de s'investir. « Je les ai revus une fois dans le Sud-Ouest. Ils faisaient un tour de France pour filmer des agriculteurs. Je ne sais pas ce qu'il est advenu de la vidéo. »

    Le cultivateur de plantes médicinales se voit aussi proposer d'écrire une tribune à paraître dans la presse nationale. Objectif : montrer que l'usage du glyphosate n'est pas contraire à « l'agriculture durable » dont il se réclame. « Nous avons rédigé un article ensemble. Ils ont donné une trame mais c'est moi qui l'ai écrite à ma manière et avec mes arguments. » Elle paraîtra dans Les Echos (propriété de LVMH, comme Le Parisien-Aujourd'hui en France) le 24 novembre 2017, soit… trois jours avant le vote européen sur le réautorisation du glyphosate!

    Quelques semaines auparavant, FleishmanHillard avait déjà fourni un canevas complet à un autre agriculteur, Vincent Guyot, pour une tribune parue elle aussi dans Les Echos. Elle sera finalement dépubliée du site Internet suite à la diffusion en mai dernier d'un reportage d' Envoyé Spécial sur Agriculture et Liberté. Quelques mois après Vincent Guyot et Nicolas Jaquet, c'est au tour de Denis Fumery, céréalier du Val-d'Oise, d'écrire un article pour les pages Opinions du quotidien économique à l'initiative du « collectif ». Dans les trois cas, Red Flag France est l'interlocuteur privilégié des agriculteurs.

    Citer sans consentement

    Le glyphosate renouvelé pour cinq ans, le recrutement de porte-voix n'est pas abandonné pour autant puisque c'est en mars 2018 que Denis Fumery aurait croisé pour la première fois les représentants officieux de Monsanto, dans les travées du Salon de l'Agriculture. RTL explique avoir découvert le pot aux roses lors de cet événement en allant sur le site d'Agriculture et Liberté et s'être vu confirmer l'information par le responsable du stand. À noter que le nom de Red Flag est également inscrit sur les formulaires, en petits caractères.

    En octobre 2018, Unearthed, un site de Greenpeace, et le quotidien britannique The Independent révèlent l'opération globale — les sites créés pour six pays, les comptes sur les réseaux sociaux et le lien avec Monsanto. Rapidement, une poignée d'agriculteurs actifs sur Twitter, comme Vincent Guyot et Denis Fumery, nient qu'Agriculture et Liberté soit une coquille vide. Le site publie une lettre ouverte aux médias signée par par une liste de 104 personnes et intitulée : « Nous ne sommes pas des fantômes ». « Quand cette fameuse liste est sortie, j'ai carrément fait une démarche volontaire pour y être. Ce n'est pas eux qui m'ont appelé », assure Nicolas Jaquet.

    Extrait de la lettre ouverte d’Agriculture et Liberté./-
    Extrait de la lettre ouverte d’Agriculture et Liberté./- Red Flag

    Mais L'Obs, qui a pu s'entretenir avec une trentaine de prétendus signataires n'en a trouvé que cinq qui ont été « prévenus que leur nom serait utilisé par Monsanto ». Joint par Le Parisien, Florian, exploitant de Moselle, explique avoir signé sur un salon à Metz une lettre alertant les eurodéputés de la perte de compétitivité de l'agriculture française. Il aurait ensuite été contacté à deux reprises par Agriculture et Liberté. « J'ai cru que c'était une journaliste. Elle m'a demandé si j'utilisais du glyphosate ou pas. Je lui ai donné mon point de vue. »

    Quand L'Obs l'informe à l'automne dernier qu'il se trouve sur une liste d'agriculteurs pro-glyphosate, il ne fait pas le rapprochement. « J'ai trouvé ça bizarre. Et puis je me suis souvenu de la dame, mais je n'avais pas son numéro. Elle m'a recontacté bien après. » Son interlocutrice s'excusera et retirera sa signature. Mais aux dires de l'agriculteur, jamais au cours des trois conversations, le nom de Monsanto ne sera évoqué.

    Noyer le poisson

    L'opération révélée, Red Flag s'obstine à dire que le mouvement était spontané et que Monsanto n'en était qu'un soutien parmi d'autres. Sollicitée par e-mail, la directrice des affaires européennes de l'entreprise irlandaise, Emma Brown, déterre un ancien communiqué de son PDG, publié sur le site Terre-net. Karl Brophy y explique avoir « répondu de manière transparente, à chaque fois, que le projet était soutenu » par quatre producteurs de glyphosate.

    Si financement collectif il y a eu, il n'a toutefois pas été équitablement réparti entre les industriels, puisque selon le registre de transparence de l'Union européenne, Monsanto a versé, en 2017 puis en 2018, entre 100 000 et 200 000 euros à Red Flag, contre moins de 10 000 euros acquittés annuellement par Barclays Chemicals, Albaugh et NuFarm. Cette dernière entreprise a récemment expliqué à la presse australienne n'avoir contribué qu'à hauteur de 1000 euros en 2017 et n'avoir pas « dirigé la stratégie ou la mise en oeuvre du projet ».

    À l'inverse, les documents que nous avons consultés confirment que Monsanto était étroitement associé à la manœuvre. Dans un rapport interne de décembre 2016, Red Flag et Lincoln demandent que les « équipes de MON (Monsanto, NDLR) et FH (FleishmanHillard, NDLR) » leur fournissent des contacts en vue de la constitution d'une base de données. Dans plusieurs présentations Powerpoint réalisées dans le cadre de la campagne, le nom Monsanto apparaît en première page ou dans le nom du fichier. Quant au refus de s'exprimer de notre interlocutrice de Red Flag, il sonne comme un aveu : « Toute autre demande doit être adressée à Bayer. »

    Plusieurs documents montrent que Monsanto était associé à la manœuvre.
    Plusieurs documents montrent que Monsanto était associé à la manœuvre. Red Flag

    Entre l'hypothèse d'une action concertée avec d'autres sociétés et la version, plus probable, d'un pilotage isolé, Bayer, justement, reste vague. Dans une réponse écrite, la filiale France, qui rappelle que l'intégration de Monsanto n'a été effective qu'à l'été 2018, explique qu'Agriculture et Liberté « était une campagne d'engagement pour les agriculteurs soutenue par Monsanto et plusieurs autres entreprises du secteur ». Mais le groupe dit avoir « décidé en octobre 2018 » d'y « mettre fin ». Autrement dit, seul. « Monsanto était un des acteurs principaux de cette initiative », se borne à dire une porte-parole.

    Sollicités, le responsable de la campagne pour Lincoln Strategy Group et la patronne d'Omnicom Media Group France, désormais maison-mère de FleishmanHillard France, n'ont pas donné suite à nos demandes.