BRÉSIL - Les premiers signes des incendies sont arrivés à Belem, dans l’État de Pará, au nord du Brésil, il y a une semaine, lorsque d’épais panaches de fumée noire ont soudain assombri cette journée ensoleillée.
Le sinistre s’était déclaré à des centaines de kilomètres au sud, à Altamira, une municipalité relativement peu peuplée mais dont l’expansion tentaculaire provoque une déforestation effrénée qui fait disparaître de vastes surfaces de forêt amazonienne plus vite que n’importe où ailleurs au Brésil.
Il y a près d’une décennie, Altamira s’est retrouvée au centre d’un autre conflit environnemental majeur, la construction d’un gigantesque barrage hydroélectrique sur un affluent du fleuve Amazone. Le barrage a occasionné un boom dans le secteur de la construction et la population de la zone concernée, mais les peuples autochtones, les associations de protection de l’environnement et les scientifiques ont averti qu’Altamira deviendrait un jour l’épicentre de la crise amazonienne.
Vendredi, le ciel noir qui pesait sur Belem est apparu comme le signe évident que ce jour était arrivé.
Lorsque la fumée s’est dissipée, elle a révélé un tableau encore plus sombre. Face à la corruption et l’indifférence à l’environnement, les organismes de contrôle gouvernementaux chargés de protéger la forêt ont périclité, et les récents incendies témoignent de “l’effondrement” d’un État incapable de prévenir les départs de feu et de réagir efficacement face aux brasiers.
“Envoyer un Canadair pour essayer d’éteindre le feu ne sert à rien”, a expliqué Thais Santi, procureure fédérale d’Altamira. Les problèmes, ajoute-t-elle, sont bien plus importants qu’on ne veut bien l’admettre. “La ville a connu une explosion démographique. Elle a doublé de superficie. Mais l’État n’a pas suivi.”
Des années d’avertissement ignorés
L’essentiel des reproches et de l’indignation générale face aux incendies de la forêt amazonienne est retombé sur Jair Bolsonaro, le président d’extrême-droite du pays, qui a passé sa première année de mandat à détricoter les régulations environnementales, cesser tout soutien aux organismes chargés de la protection de l’Amazonie, et prendre pour cible les populations qui vivent dans la forêt et la préservent.
De fait, son administration a été lente à réagir face à l’ampleur des incendies, et décidé d’accuser la communauté internationale d’alimenter l’“hystérie”, comme l’a déclaré cette semaine l’ambassadeur du Brésil aux États-Unis.
Toutefois, les problèmes environnementaux à Altamira ont commencé bien avant l’arrivée au pouvoir de M. Bolsonaro.
Au début des années 2000, les gouvernements de gauche successifs ont durci les régulations environnementales et renforcé la mise en application des lois édictées pour protéger l’Amazonie, avec des résultats spectaculaires. Alors même que l’économie brésilienne affichait une croissance impressionnante, le pays a réduit de 70% son taux de déforestation et réduit ses émissions de carbone plus rapidement et de façon plus importante qu’aucune autre nation au monde.
Néanmoins, les besoins en énergie d’un pays au développement accéléré restaient importants, et les mêmes gouvernements qui faisaient de la protection de la forêt amazonienne une priorité ont donné le feu vert au projet de Belo Monte, gigantesque barrage hydroélectrique sur le fleuve Xingu, à Altamira.
À l’époque, les associations de protection de l’environnement et les militants autochtones avaient averti que le projet de barrage “détournerait le cours du fleuve Xingu et dévasterait une zone importante de la forêt primaire amazonienne, menaçant ainsi la survie des peuples indigènes”, comme l’expliquait Amazon Watch, association à but non lucratif, en 2012.
Selon les estimations, la construction du barrage a provoqué le déplacement de 20 000 à 50 000 personnes résidant dans la zone, et privé les peuples autochtones et d’autres populations locales de leur accès au fleuve, essentiel à leur survie. Belo Monte a aussi occasionné la mise en place dans les environs d’infrastructures nécessaires au fonctionnement du barrage, et donc davantage de déforestation de l’Amazonie, y compris sur les terres de peuples autochtones.
“Ça a été une violation des droits humains inimaginable”, ajoute Thais Santi.
Les représentants du gouvernement et les législateurs qui ont approuvé le projet ont depuis été accusés de corruption et les organismes environnementaux ont autorisé le barrage alors que l’évaluation de l’impact de la structure sur l’environnement n’était pas terminée. En outre, les militants ont affirmé que l’entreprise de construction du barrage n’avait pas tenu ses promesses environnementales, les populations autochtones ni les intérêts des autres résidents locaux opposés au projet.
La construction du barrage a attiré des dizaines de milliers de travailleurs et de nouveaux habitants dans la région. En deux ans, la population d’Altamira a explosé, passant de 100 000 à 160 000 habitants. Cet afflux de population a transformé la ville et, pour beaucoup de notables locaux, le barrage est un symbole de ce que le développement économique peut apporter à des régions pauvres et mal desservies.
Hélas, nombre des pires craintes exprimées sur l’impact du barrage se sont révélées fondées. Selon Thais Santi, il existe un lien clair entre l’explosion démographique suscitée par le projet et la destruction accrue de l’environnement.
“Belo Monte a fait venir davantage de gens et rendu la région plus attractive, mieux connue, et plus facile d’accès”, souligne la procureure. “La pression sur les terres des peuples indigènes a beaucoup augmenté.”
Le taux de déforestation a bondi de 15% en 2009, alors que le projet était sur le point d’être approuvé, et Altamira connaît le plus fort taux de déforestation de toute l’Amazonie pour la septième année consécutive.
Selon les chercheurs, l’altération du cours du fleuve Xingu par le barrage a été dévastatrice pour les populations de poissons locales.
Les conflits entre les colons, qui occupent illégalement les terres, et les populations locales et autochtones se multiplient, selon les résidents et les militants des droits humains qui tentent depuis des années d’attirer l’attention sur la destruction de zones forestières protégées, à Altamira. Les taux de déforestation déjà très élevés ont atteint des hauteurs encore plus vertigineuses cette année, après que Jair Bolsonaro a rogné sur les régulations environnementales et fait savoir aux éleveurs, aux fermiers, et à l’influente industrie de l’agrobusiness brésilienne qu’il ne ferait pas appliquer les règlementations existantes. En dehors d’Altamira, aucune autre municipalité n’a pour le moment connu une telle hausse du nombre d’arbres abattus en 2019. De janvier à juillet, selon les statistiques officielles, 297 km2 de forêt ont disparu, soit une superficie plus importante que celle de l’État de São Paulo.
La croissance démographique d’Altamira a mis les organismes gouvernementaux sous pression et le taux de criminalité a augmenté: le nombre d’homicides est passé de 79 en 2012 à près de 150 en 2017, selon les chiffres communiqués par le gouvernement. En juillet 2019, 57 détenus sont morts dans une prison lorsque des gangs rivaux ont déclenché une émeute, un problème que de nombreux spécialistes mettent sur le compte de la surpopulation carcérale, qui atteint un niveau critique au Brésil, de la surcharge de travail des institutions, de la précarité urbaine et de la marginalisation résultant du projet de barrage, en particulier lorsque la construction s’est terminée et que la plupart des emplois ont par conséquent disparu.
La police fédérale a bien tenté mettre un frein à la déforestation galopante: le 27 août, on comptabilisait 157 enquêtes ouvertes à Altamira cette année, contre seulement 67 pour la totalité de l’année 2018. Pourtant, de manière générale, les lois sont moins appliquées. Le nombre d’amendes infligées par le gouvernement brésilien durant les huit premiers mois de la présidence de Jair Bolsonaro a diminué de près d’un tiers en un an, alors que le nombre d’incendies en Amazonie a augmenté de 84%.
Le 5 août, des éleveurs et des agriculteurs amazoniens ont célébré une “journée du feu” organisée sur WhatsApp. Leur plan était simple: pour fêter la décision de Bolsonaro d’opérer des coupes claires dans les régulations environnementales, ils ont mis le feu à la forêt, profitant ouvertement du manque de surveillance et de répercussions. Plus de 2200 incendies ont déjà été déclenchés volontairement à Altamira en août, une augmentation effarante de 794% par rapport à l’an dernier, selon les statistiques officielles.
Les efforts de Jair Bolsonaro pour détricoter les règlementations environnementales “ont provoqué une hausse dramatique du taux de déforestation dans la région”, a déclaré cette semaine à Reuters un haut responsable brésilien, spécialiste de l’environnement.
La démonstration n’a pas seulement fait flamber la forêt amazonienne. Elle a aussi montré combien la capacité du gouvernement à combattre la déforestation illégale est faible, même lorsque les organismes locaux tentent de faire leur travail: les autorités de l’État de Pará assurent avoir averti le gouvernement fédéral des projets d’incendies dans la région, mais n’avoir reçu aucune réponse.
Des années de subventions insuffisantes ont en outre laissé les institutions étatiques et fédérales qui opèrent dans la région en déficit de personnel et surchargées de travail, avant même la brutale augmentation du taux de déforestation.
À Altamira, les agences responsables des inspections environnementales tout au long de l’année n’ont que très peu d’employés: trois de l’agence fédérale pour l’environnement et deux du département des réformes agraires et de l’utilisation des terres.
La police routière fédérale d’Altamira, chargée d’arrêter les trafiquants de bois et d’autres produits issus de la déforestation illégale, a des effectifs tout aussi réduits.
“Dans l’idéal, il faudrait au moins quatre agents chaque jour à notre poste de contrôle, du fait des conditions difficiles auxquelles nous faisons face ici, y compris les risques pour notre sécurité”, explique Ítalo Carneiro, officier de la police routière.
Au lieu de cela, les policiers travaillent généralement en binômes. Selon M. Carneiro, la police ne peut donc pas affronter de manière efficace les dizaines de trafiquants qui transportent du bois hors de la forêt, surtout quand ils sont armés. Encore faut-il que la police les repère: les bûcherons clandestins qui espèrent déplacer leur cargaison jusqu’aux villes et aux ports de la côte nord-est du Brésil n’ont souvent aucun mal à éviter les postes de contrôle et échapper à toute sanction. Bien que les agents soient familiers des chemins de traverse empruntés par les trafiquants, ils ne sont pas assez nombreux pour mener des opérations d’envergure et couvrir assez de terrain pour leur mettre réellement des bâtons dans les roues.
“Quand nous ne sommes que trois au poste de contrôle, l’un de nous reste ici, ce qui est dangereux en soi dans la région, et les deux autres partent en patrouille. Nous ne sortons jamais seuls”, explique l’officier.
Une réaction gouvernementale “précipitée et confuse”
Jair Bolsonaro a répondu vertement aux critiques de la communauté internationale, dont celles d’Emmanuel Macron, en affirmant que le Brésil était victime d’un complot international destinée à violer sa souveraineté et prendre le contrôle de l’Amazonie.
Le président brésilien et les membres de son cabinet ont insisté sur le fait que le pays était tout à fait en mesure de s’en sortir.
“On a beaucoup dit que la situation était hors de contrôle. C’est faux”, a ainsi affirmé le ministre de la Défense, Fernando Azevado e Silva, cette semaine. “La situation n’est pas simple, mais elle est sous contrôle et les choses s’améliorent considérablement.”
Sur le terrain, à Altamira, il est clair que des années d’indifférence ont cédé place à une réaction frénétique et inadaptée.
Bolsonaro a envoyé cette semaine les forces de sécurité nationales au secours des États qui ont besoin d’aide pour combattre le feu, y compris Pará. Des renforts sont arrivés à Altamira peu après.
Malgré tout, Mario Sergio Nery, chef de la police fédérale d’Altamira, a qualifié cette décision de “précipitée et confuse”. Les autorités sur place ne disposent toujours pas du matériel nécessaire pour combattre les incendies, affirme-t-il.
“Cela donne l’impression d’être de l’esbroufe”, ajoute l’officier. “Je ne vois pas comment on peut travailler de cette façon. Ils nous ont envoyé des bras supplémentaires mais il n’y a aucun équipement dont ils puissent se servir.”
Les responsables des différentes agences gouvernementales ont tenu des réunions toute la semaine pour sécuriser la forêt et mettre les bûcherons clandestins face à leurs responsabilités. Mais il n’existe toujours aucun plan logistique pour combattre les feux, ont révélé certains représentants au HuffPost brésilien. Aucun travail concret pour circonscrire le brasier ne pourra commencer avant lundi, au mieux, a précisé un membre du 51e bataillon d’infanterie de pompiers forêt à Altamira.
La police fédérale de la région a ouvert une enquête sur la “journée du feu” cette semaine, et le ministre de la Justice, Sergio Moro, a promis d’en faire une priorité. Parallèlement, le gouvernement a interdit tout allumage de feu pendant 60 jours.
Toutefois, Altamira est une immense municipalité dont la superficie couvre plus de 155 000 km2 et ses infrastructures ne sont plus adaptées à sa population. Le mauvais état des routes signifie qu’un trajet de 1 200 km vers le sud pour se rapprocher de la fournaise peut prendre jusqu’à 48 heures. Et il n’est toujours pas certain que l’aide du gouvernement sera suffisante pour compenser les difficultés auxquelles les autorités d’Altamira font face depuis si longtemps.
“Voyager dans la région prend du temps, il faut du personnel et du matériel”, souligne Mario Sergio Nery. ”Nous n’avons pas les ressources nécessaires.”
Reportage de Débora Álvares à Altamira et Travis Waldron à Washington.
Cet article, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Iris Le Guinio pour Fast ForWord.
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