Écho de presse

Le massacre de Rock Springs, point d'orgue de la haine anti-Chinois aux États-Unis

le 16/10/2020 par Marina Bellot
le 05/09/2019 par Marina Bellot - modifié le 16/10/2020
Massacre de Chinois à Rock Springs, Wyoming, par Thure de Thulstrup, 1885 - Source : WikiCommons
Massacre de Chinois à Rock Springs, Wyoming, par Thure de Thulstrup, 1885 - Source : WikiCommons

Le 2 septembre 1885 dans l’Ouest des États-Unis, une violente émeute éclate sur fond de tensions raciales : des ouvriers des mines chinois sont assassinés par des travailleurs blancs. À des milliers de kilomètres de là, la presse française relate la tuerie.

« Rock Springs ». Le nom pourrait évoquer l’univers du western, dont le genre est en pleine gestation à la fin du XIXe siècle. Mais au début du mois de septembre 1885, cette zone minière du Wyoming est le théâtre d’affrontements dont l’extrême violence n’a rien de fictionnel.

Dès le 5 septembre, la presse française fait état de ce qui sera nommé le « massacre de Rock Springs », à l’instar du Journal des débats politiques et littéraires. L’entrefilet du 3 septembre envoyé depuis New York laisse entrevoir la violence aveugle de l'émeute : 

« Un certain nombre de Chinois ayant été appelés pour remplacer les mineurs grévistes de race blanche dans les houillères de Rock-Springs (Wyoming), les Blancs, armés de fusils, ont attaqué les Chinois, en ont tué 15 et ont brûlé 80 maisons.

Ils ont chassé, en outre, 500 Chinois dans les montagnes, où ces malheureux meurent de faim. On prend des mesures pour leur envoyer des secours.

Les houillères de Rock-Springs appartiennent à l'Union Pacific Railway. »

De fortes tensions raciales traversent alors la région de l’Ouest américain, où des milliers de migrants chinois se sont progressivement installés. Ces migrants sont aors péjorativement appelés « coolie », tandis que leur présence nourrit un fort ressentiment, notamment de la part des travailleurs blancs, qui les accusent de niveler les salaires par le bas.

Dans une Californie marquée par la ruée vers l’or, une loi dite « anti-coolie », votée en 1862, met en place une taxe que doit acquitter tout travailleur chinois souhaitant travailler dans les mines. Vingt ans plus tard, en 1882, une loi d'exclusion prévoit également la suspension de l’immigration chinoise pendant dix ans, sans toutefois parvenir à endiguer le phénomène.

À Rock Springs, un événement déclenche le basculement dans l'horreur : la décision prise par l'Union Pacific Coal Department, compagnie propriétaire des mines, de payer des salaires plus bas aux mineurs chinois.

La description macabre faite par le rédacteur du Français dans un long article du 21 septembre 1885 met au jour les méthodes coercitives employées par les mineurs blancs impliqués :

« 150 mineurs blancs armés de fusils ont marché sur le quartier chinois, et après avoir tiré une volée en l’air ils ont rechargé leurs fusils et ordonné aux Chinois de décamper immédiatement.

Ceux-ci se sont empressés d’obéir. Ils se sont sauvés sur les collines et des décharges répétées de coups de feu les ont accompagnés dans leur fuite.

Ensuite, les mineurs blancs ont incendié le quartier chinois et brûlé trente-neuf maisons avec leur contenu. Puis ils ont visité les diverses mines du camp et expulsé les Chinois qu’ils y ont trouvé au travail. Il n’y a maintenant plus un seul Chinois à Rock Springs, où il y en avait 400. [...] 

Non seulement cinquante maisons appartenant aux Chinois ont été détruites par le feu, mais les flammes ont dévoré en outre cinquante maisons qui étaient la propriété de la compagnie du chemin de fer. Les Chinois sont toujours dans les collines où ils n’ont même pas de vivres.

Les derniers avis de Rock Springs disent qu’on a découvert les restes calcinés de onze Chinois sous les cendres de leurs maisons incendiées par les mineurs blancs. On a retrouvé aussi les corps de cinq autres Chinois tués de coups de feu. »

Et Le Français de conter la fuite désespérée des travailleurs persécutés, dont certains périssent en tentant d'échapper à leurs agresseurs :

« De plus, les employés de la compagnie ont recueilli huit Chinois grièvement blessés. On annonce l’arrivée dans beaucoup de stations, le long de la ligne du chemin de fer, de petits groupes de Chinois expulsés de Rock Springs.

Ils disent qu’un grand nombre de leurs camarades ont été blessés pendant leur fuite, et que beaucoup ont succombé à leurs blessures. On pense qu’une cinquantaine d’Asiatiques ont été brûlés vifs ou ont péri sous les balles [...]. 

Des Chinois, à demi-morts de peur, de fatigue et de faim, continuent à arriver dans les diverses stations de chemins de fer à l’est et à l’ouest de Rock Springs, et la compagnie les expédie tous à Evanston. Ils répètent ce qu’avaient déjà dit les premiers réfugiés, qu'un grand nombre des leurs sont morts de leurs blessures sur les collines. [...] 

Les blanchisseurs et domestiques chinois de Green River, sommés de quitter le pays dans les douze heures, sont partis en train express pour l'Ouest. »

Dans le même temps, les autorités locales tardent à ramener l’ordre dans la cité. Débordées, celles-ci font appel à Washington. Pendant ce temps, la situation s'agrave :

« L’autorité militaire à Chicago a reçu une dépêche du gouverneur de Wyoming disant qu’il n’est pas en mesure de rétablir l'ordre à Rock Springs et demandant le concours des troupes fédérales.

Ce concours ne pouvant être accordé que sur l’ordre du président, la requête du gouverneur a été transmise à la Maison-Blanche. »

Un mois plus tard, le 13 octobre 1885, Le Journal des débats politiques et littéraires fait état de la reprise partielle du travail à Rock Springs, où s'es déroulée, de l'aveu même des autorités, « le crime le plus atroce et le plus révoltant » que les États-Unis aient connu :

« Les travaux ont été repris dans deux des mines de Rock Springs, Wyoming, d'où les ouvriers blancs avaient si brutalement expulsé leurs concurrents chinois.

Une centaine de ces derniers ont consenti à se remettre à l'ouvrage sous la protection des troupes chargées de la garde des mines, mais presque tous les mineurs blancs persistent dans leur refus de travailler. Les consuls chinois sont toujours à Rock Springs, poursuivant leur enquête sur le massacre de leurs compatriotes ​[...]. 

Le général Schofield, de retour à Chicago de son excursion à Rock Springs, Wyoming, dit qu'il n'y a “plus à craindre d'échauffourées entre les mineurs blancs et chinois, du moins tant que ces derniers seront sous la protection des troupes des États-Unis”.

Les officiers de l'armée qui ont visité la scène du massacre s'accordent à déclarer que c'est le crime le plus atroce et le plus révoltant dont ils aient jamais entendu parler, sans en excepter les abominables boucheries perpétrées en quelques circonstances par les Indiens. »

Quant à l’élément déclencheur de l'émeute, le prétendu nivellement par le bas des salaires des travailleurs blancs, il est démenti par Le Journal des Débats, qui explique : 

« On a cherché à atténuer l'horreur du massacre en prétendant que les Chinois, par leur travail à bon marché, ont fait baisser le prix des salaires. C'est inexact.

Le salaire moyen des mineurs de Rock Springs était en dernier lieu de 3 dollars 23 par jour, et quelques-uns gagnent jusqu'à 6 dollars. Le principal instigateur du massacre n'a jamais gagné moins de 4 dollars quand il consentait à faire quelques journées de travail. »

Ce que l'on nommera bientôt le massacre de Rock Springs déclenchera une vague d'opposition à la violence envers les Chinois sur le territoire américain.

L'une des associations ouvrières américaines, Les Chevaliers du travail, connue pour sa virulence contre les migrants chinois, sera notamment mise en cause. Il sera établi que la plupart des émeutiers de Rock Springs en étaient membres. 

Pour en savoir plus :

Tom Rea, « The Rock Springs Massacre », in: Wyoming State historical society, 2014 

Wei, William, Hom, Marlon K, et al., eds. « The Anti-Chinese Movement in Colorado: Interethnic Competition and Conflict on the Eve of Exclusion », in : Chinese America: History and Perspectives, 1995