Anne-Emmanuelle Demartini : “Le terme ‘féminicide’ est entré dans le dictionnaire, pas dans le droit”
Plus de 70 femmes sont tombées sous les coups de leur conjoint depuis le début de l’année. Face à cette tragédie, la secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa a annoncé début juillet la tenue d’un “Grenelle des violences faites aux femmes”, qui doit démarrer à partir de la rentrée. Une décision suffisante pour enrayer ce phénomène ? L’analyse de l’historienne Anne-Emmanuelle Demartini.
Que vous inspire l’annonce par Marlène Schiappa d’un « Grenelle des violences faites aux femmes » ?
Anne-Emmanuelle Demartini : Cela traduit une prise de conscience qui a émergé au sein de l’espace public dans les années 1970, quand le mouvement féministe s’est mobilisé sur le viol. Mais c’est surtout depuis l’affaire Weinstein qu’on observe une sensibilité accrue de la société à la question des violences faites aux femmes. Aujourd’hui, les chiffres des violences au sein du couple – une femme tuée tous les trois jours par son compagnon ou ex-compagnon – sont très éloquents et davantage médiatisés. Par conséquent, ce que traduit ce « Grenelle », c’est précisément qu’il y a une baisse nette des seuils de tolérance. La lutte contre les violences faites aux femmes était déjà « Grande Cause nationale » l’an dernier ainsi qu’en 2010. L’une des différences, cette année, c’est l’inflation du vocable « féminicide ».
D’où vient ce terme qui s’impose peu à peu dans le paysage politico-médiatique ?
La notion a été inventée en République dominicaine après l’assassinat, en 1960, des trois sœurs Mirabal, qui combattaient la dictature. Elle a longtemps été cantonnée à l’Amérique latine, où ont eu lieu des crimes massifs contre des femmes, comme ceux de Ciudad Juárez, au Mexique, depuis 1993. Le terme a été repris par deux sociologues anglo-saxonnes, Diana Russell et Jill Radford, dans un livre qui a fait date, Femicide: the Politics of Woman Killing, publié en 1992 [non traduit]. Il y désignait le meurtre de femmes « parce que ce sont des femmes ». Récemment, en 2015, le mot a fait son apparition dans Le Robert. C’est donc un usage qui s’est progressivement banalisé mais qui est aussi débattu. Car si le terme est entré dans le dictionnaire, il n’est pas entré dans le droit. Et c’est peut-être là tout l’enjeu de ce « Grenelle ».
Faut-il inscrire le féminicide – et pas seulement le crime à caractère sexiste – dans la loi, comme en Amérique latine ?
Ce serait une mesure forte, mais on peut se poser la question de savoir si ce serait utile. Le droit actuel permet de réprimer ce type d’actes : la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté de 2017 a instauré la circonstance aggravante du sexisme et, depuis 1994, il y a aussi circonstance aggravante quand un meurtre est commis par un conjoint ou un concubin. Faire entrer le féminicide dans le droit, ce serait donc sortir du régime des circonstances aggravantes pour créer une incrimination spécifique. Différents arguments juridiques sont mis en avant pour la contester : elle contredirait l’évolution qui tend à la disparition des incriminations liées à la qualité de la victime, qui a notamment fait disparaître le parricide du code pénal en 1994. Elle irait aussi à l’encontre du principe d’égalité et de neutralité du droit. On pourrait aussi objecter que ce serait essentialiser les femmes comme êtres faibles, mises dans le rôle de celles que l’on frappe. Cela étant posé, on ne peut négliger la symbolique forte de ce geste. Ce serait dire qu’il ne faut pas circonscrire ces crimes à la sphère privée, qu’il s’y joue quelque chose de politique ayant trait à la domination masculine.
Mais la violence conjugale se réduit-elle à une violence de genre ? N’est-ce pas simplement le couple qui est violent ? Même si ce sont des phénomènes infiniment moins massifs, n’a-t-on pas aussi des hommes tués par leurs compagnes et des violences au sein des couples homosexuels ? Et surtout, que signifie exactement « violence à l’égard d’une femme parce qu’elle est une femme » ? Comment le déterminer hormis dans le cas des crimes de masse misogynes, comme celui de l’École polytechnique de Montréal, en 1989 ? Nous verrons bien si le « Grenelle » résout ces difficultés.
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