La Croix : Pourquoi avoir choisi le métier de photojournaliste ?

Dar Yasin : Je suis d’une famille de photojournalistes. J’ai étudié l’informatique avant de choisir cette profession. Je n’ai pas de diplôme de journaliste, je suis autodidacte.

Est-ce différent de travailler dans son propre pays que n’importe où ailleurs ?

D.Y. : Oui et non. Dans votre pays vous êtes dans un endroit familier, vous connaissez les normes culturelles et vous avez « vos personnes » sur lesquelles vous pouvez compter. Ailleurs, ce n’est pas toujours le cas. Mais quel que soit l’endroit ou vous travaillez, c’est toujours votre cœur, votre esprit et vos yeux qui conduisent le travail de la main. Aussi longtemps que vous croyez à votre instinct et respectez la culture et les gens du pays où vous êtes, c’est l’essentiel.

Quelles sont les difficultés les plus importantes rencontrées en couvrant la crise au Cachemire indien ?

D.Y. : Le plus difficile c’est de savoir que je suis responsable pour témoigner de ce qui arrive à mon pays et à mon peuple. L’autre difficulté est de regarder les gens dans les yeux et de leur assurer que les images font vraiment la différence, parce qu’en tant que journaliste nous sommes souvent pris dans une situation inconfortable où, quoi que vos reportages décrivent, ils semblent ne pas changer la situation sur le terrain. En tout cas pas assez vite pour ceux qui en souffrent. Et ainsi les gens commencent à vous percevoir comme un voyeur. Et troisièmement, parce que la crise au Cachemire est si volatile et imprévisible que vous ne savez jamais si vous allez rentrer à la maison le soir retrouver votre famille.

Un journaliste a été tué comme le montrent certaines de vos images. Avez-vous subi des pressions de la part des autorités indiennes ?

D.Y. : Nous avons toujours maintenu des relations professionnelles. Cette fois-ci, et auparavant aussi, nous avons été empêchés de réaliser notre travail par les autorités et les gens. Mais c’est inhérent à la nature du reportage sur les conflits.

Que pensez-vous de l’objectivité journalistique ? N’est-ce pas une difficulté d’être à la fois journaliste observateur et victime de la situation en tant que cachemiri ?

D.Y. : Je crois que l’objectivité du journaliste est un mythe. L’acte même de photographier est subjectif. Quand je photographie une manifestation, je peux décider de la prendre de face, et, en fonction de la distance, de la lumière et de mes objectifs, ce que je vois sera différent de ce que mon collègue qui a décidé de courir sur le toit d’une maison proche… Les deux sont des descriptions précises mais, en même temps, des choix subjectifs. Je préfère voir le fait d’être juge et partie comme une question de confiance ou de manque de confiance. Avoir la responsabilité de figer un moment précis pour l’afficher aux yeux du monde d’aujourd’hui et des générations futures donne une sensation de puissance. Et en même temps, se voir confier cette mission procure un réel sentiment d’humilité.

Comment la population réagit-elle après les décisions prises par le gouvernement indien d’abroger l’autonomie de la région au début du mois d’août ?

D.Y. : Les autorités ont suspendu Internet et les téléphones mobiles, tactique habituelle pour éviter l’organisation de manifestations anti-indiennes et arrêter la diffusion des nouvelles. Après des jours de couvre-feu non déclaré les autorités l’ont assoupli mais les choses sont encore très tendues.

Pouvez vous continuer à couvrir les événements ?

D.Y. : Nous continuons à couvrir les événements mais ce n’est pas évident de se déplacer depuis la première semaine où les autorités ont imposé des restrictions sur la circulation des personnes. Nous nous retrouvons propulsés dans les années 1990, quand nous n’avions aucun moyen de transmettre images et nouvelles. Nous avons dû envoyer clandestinement les reportages à New Delhi en les confiant à des passagers voyageant hors de la vallée.

Que pourrait-il arriver de mieux au Cachemire selon vous ?

D.Y. : La meilleure chose pour le Cachemire aujourd’hui serait que les proches puissent se rassurer en se disant s’ils vont bien. La meilleure chose serait que ma mère et d’innombrables autres comme elle puissent parler à leurs enfants et entendre leurs voix. Pour les familles, pouvoir célébrer les festivals et les mariages, avoir la possibilité de prier et de donner les derniers sacrements aux défunts. Parce qu’en fin de compte, ce devrait être l’humanité qui prime avant tout. Il y a toujours une solution. Comme après chaque nuit noire, vient le lever du soleil.