•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Vous naviguez sur le site Radio-Canada

Début du contenu principal

Dénaturer la #nature sur Instagram

Dénaturer la #nature sur Instagram

Plus que jamais, des sites naturels sont assaillis par des touristes en quête de la photo parfaite. Les conséquences sont loin d'être banales : faune et flore fragilisées, personnel dépassé, expérience en plein air gâchée. Quand notre appel à la nature sonne faux.

Plus que jamais, des sites naturels sont assaillis par des touristes en quête de la photo parfaite. Les conséquences sont loin d'être banales : faune et flore fragilisées, personnel dépassé, expérience en plein air gâchée. Quand notre appel à la nature sonne faux.

Texte: Justine de l'Église

Photos: Kari Medig & Catherine Bernier

Partager la page

Joffre Lakes - Crédit photo | Kari Medig Photo : Kari Medig

À l'écran d'un téléphone intelligent, une femme se tient en équilibre sur un tronc d'arbre à demi submergé. Autour d'elle, l'eau turquoise reflète l'image brouillée de la montagne, des sapins et du glacier. Seule au monde, en tête-à-tête avec la nature sauvage et silencieuse, elle contemple le paysage, qui l’auréole de sa beauté. Elle sourit.

C'est la photo parfaite.

De l'autre côté de l’appareil, une vingtaine de personnes font la queue pour reproduire la même scène, sur la même bûche. Plusieurs petits groupes gravitent tout autour. En trame sonore : le bourdonnement des discussions, ainsi qu’un haut-parleur portatif crachant sur son passage Don’t Stop Me Now, de Queen.

Une jeune femme accroupie, téléphone à la main, mène la séance photo avec brio.
- Encore une!
- C’est bon!
- Prochain!

Dans la file, on se recoiffe, on enlève des couches de vêtements malgré l’air frisquet. On se met même en maillot de bain : sur les photos, il fera chaud. Moqueurs, des passants crient de faux encouragements. « Go! Go! Go! » « Do it for the gram! »

Une randonneuse tente de se frayer un chemin parmi la foule. Excusez-moi! Excusez-moi! J’essaie de passer! Agacée, elle pique brusquement ses bâtons de marche dans le sol. Lorsqu’elle dépasse enfin le groupe, elle laisse échapper un soupir exaspéré.

Un couple s’arrête devant la bûche. Il observe la file, estime le temps d’attente, hésite. Le garçon adresse un sourire d’excuse à sa douce. Je ne pense pas que ça en vaille la peine, souffle-t-il, avant de poursuivre son chemin sur le sentier. La jeune femme ne répond rien. La déception se lit sur son visage. Lentement, elle regagne le chemin vers la sortie du parc, les yeux fixés au sol.

Le parc britanno-colombien Joffre Lakes est photogénique d’un bout à l’autre, mais c’est sa bûche, légendaire sur Instagram, qui fait courir le monde.

Une touriste s'installe sur un tronc à demi-submergé dans un lac du parc britanno-colombien Joffre Lakes afin de prendre une photo pour Instagram. Plusieurs personnes attendent leur tour pour faire de même.

En chargement
Une touriste s'installe sur un tronc à demi-submergé dans un lac du parc britanno-colombien Joffre Lakes afin de prendre une photo pour Instagram. Photo : Radio-Canada

D’où son surnom : « instalog ». En réalité, il s’agit simplement d’un tronc d’arbre échoué depuis la rive, assez large pour que l’on puisse s’y tenir debout, assez solide pour soutenir le poids de plusieurs touristes. On n’hésite pourtant pas à conduire deux heures et demie depuis Vancouver pour venir la voir. Plus encore, se prendre en photo sur la bûche est un passage obligé lorsqu’on visite le parc. Si tu ne le fais pas, tu n'es juste pas venu ici, a ironisé un visiteur vancouvérois ce jour-là... avant de se mettre en file lui aussi.

Joffre Lakes - Crédit photo | Kari Medig Photo : Kari Medig

Joffre Lakes, des lacs à <em>likes</em>
Joffre Lakes, des lacs à likes

J'ai pris un vol de Montréal pour venir à Joffre Lakes. Depuis 2016, ce parc national est régulièrement la proie d’un achalandage monstre. Cette hausse est dûe aux réseaux sociaux, paraît-il, de même qu’à la réfection du parc, en 2014, qui a rendu la montée plus accessible aux randonneurs amateurs. Je voulais observer le phénomène depuis la rive de ses lacs azur et, pourquoi pas, vérifier s’ils sont aussi étincelants qu’Instagram le prétend.

Je le confirme d’emblée : les trois lacs de Joffre Lakes sont d’un turquoise irréel, une teinte que l’on doit à la farine glaciaire en suspens dans l’eau. Cette beauté stupéfiante vient couronner une montée parfois difficile. Une montée que j’ai moi-même interrompue à plusieurs reprises, prétextant un lacet détaché, une soif inaltérable ou un intérêt démesuré pour une sculpture d’ours.

Le sentier s’étend sur cinq kilomètres, mais il n’y a pas de grandes aires communes où les touristes peuvent se disperser. C’est donc autour des deux derniers lacs que se créent des attroupements : le Middle Lake, où se trouve l’instalog, et l’Upper Lake, qui donne directement sur le glacier. Pour le contempler, les gens s’agglutinent sur le même amoncellement de rochers, tel un groupe de mouettes – des mouettes armées de téléphones intelligents.

Une carte du parc britanno-colombien Joffre Lakes et ses trois lacs.
Carte géographique du parc britanno-colombien Joffre Lakes. Photo : Beside

Il est évident que les réseaux sociaux ont contribué à la popularité du lieu. Plusieurs personnes m’ont effectivement dit qu’elles avaient appris l’existence du parc sur Instagram, notamment grâce à la géolocalisation. D’autres l’ont découvert sur Facebook ou sur Pinterest.

Le phénomène que l’on observe ici va bien au-delà des frontières de Joffre Lakes. Un peu partout sur le globe, des lieux naturels sont assaillis par des touristes en quête de la parfaite photo à diffuser sur leurs réseaux sociaux. Et devinez quoi : ces paysages idylliques récoltent des « j’aime » à la pelle.

Nombre de photos publiées avec le #nature depuis le début de votre lecture

0
D’après une moyenne calculée de 11 nouvelles publications à la seconde

Au moment de mettre ce texte en ligne, il y avait :

#nature

457 millions

#beach

233 millions

#landscape

124 millions

#mountains

66 millions

#ocean

62 millions

C’est fascinant, tout ce qu’on peut voir quand on choisit d’ignorer l’appel du « j’aime », et qu’on prend la peine de ranger son appareil pour épier ses semblables.

Devant moi, une jeune femme fait le pied de grue en attendant qu’un enfant cesse de jouer dans le cadre de sa photo paradisiaque. Une autre a un peu le même « problème », mais avec une adulte, qu’elle inonde de commentaires passifs-agressifs. Certaines personnes prennent plutôt en photo leurs objets. Une bouteille de Coca-Cola sur fond de glacier. Un jujube en forme de bouteille de Coca-Cola sur fond de glacier. Un paquet de fraises sur fond de glacier.

La société des millénariaux s’en va en enfer!, m’a lancé à la blague un visiteur de Joffre Lakes.

Pour ma part, j’ai été plus amusée que découragée par ce que j’ai vu. Mais, sur le terrain, on n’entend pas à rire.

Joffre Lakes - Crédit photo | Kari Medig Photo : Kari Medig

Le rêve piétiné d'un gardien de parc
Le rêve piétiné d'un gardien de parc

J'ai parlé à Charlie*, un ancien gardien de parc qui a tenté de combattre le fléau grandissant des photographes amateurs à Joffre Lakes. Sur la ligne de tir des appareils mobiles, il a été témoin de la déchéance de son environnement de travail. Anxieux, malheureux, il a fini par jeter l’éponge et démissionner.

Charlie avait longtemps caressé le rêve de devenir gardien de parc. Son embauche, il la compare au fait de gagner à la loterie : il aurait désormais le bonheur d’embrasser la solitude, de connaître la faune et la flore sous toutes leurs coutures, de les protéger, de les enseigner.

Tout ce bonheur s’est évanoui lorsque Joffre Lakes a commencé à suffoquer sous le poids des touristes, il y a environ trois ans.

« La charge de travail a augmenté, la fréquentation du parc a grimpé en flèche, et ces endroits magnifiques, sacrés, ont commencé à ressembler à un Best Buy au lendemain de Noël. »

— Une citation de   Charlie

Entre 2000 et 2015, le parc a reçu en moyenne 52 300 touristes par année. L’an dernier a été le plus achalandé de son histoire, avec 183 000 visites – soit un bond de 250 %. Les 10 jours de l’année qui ont connu la plus grande affluence ont attiré en moyenne 2300 personnes. Dans un rapport qui date de juin, BC Parks parle d’une hausse astronomique.

Graphique démontrant l'évolution du nombre de visiteurs à Joffre Lakes depuis l'an 2000.
Évolution du nombre de visiteurs à Joffre Lakes Photo : Beside

C’était déjà populaire il y a 20 ans. Mais c’est incroyablement populaire, maintenant. À une certaine époque, on pouvait avoir une place de stationnement, illustre Stephen Hui, auteur du livre 105 Hikes in and Around Southwestern British Columbia.

Joffre Lakes est même devenu la risée des adeptes de plein air. C’est l’endroit auquel on réfère quand on parle d’un sentier surpeuplé.

Cet achalandage a eu des conséquences directes sur l’ambiance du parc, de même que sur l’environnement de travail.Le rythme était impossible à soutenir, explique Charlie, en décrivant une journée typique à Joffre Lakes. Pendant que je nettoie la première toilette, une file se forme rapidement. Les gens s’impatientent et me somment de me dépêcher. Je vois un homme laisser un sac-poubelle derrière un arbre, mais je suis débordé. Puis, j’aperçois des touristes en train de nourrir de gros geais gris malades avec des croustilles. Derrière moi, un couple fait une séance photo pour une poudre protéinée, se tenant hors sentier et endommageant la végétation. Tout ça m’a tué lentement.

Selon Charlie, les excursionnistes d’avant, qui arrivaient avec une bonne préparation, ont fait place à un autre type de touristes, qui lui ne se soucie guère du plein-air.

« Ils ont vu la photo sur Instagram ou dans un magazine, et ils veulent la recréer. Ils ne font qu’entrer et sortir du parc aussitôt. Ces photographes amateurs ne sont pas ici pour expérimenter la nature. Ce qui est évidemment très déprimant. »

— Une citation de   Charlie

C'est aussi le genre de personnes qui arrive un café à la main et qui fait jouer de la musique sur son cellulaire. Le genre qui ne pense pas à apporter de bouteille d’eau et qui pose de drôles de questions, comme Où est le Starbucks? Le genre qui porte des gougounes ou de petites chaussures blanches, même lorsqu’il pleut et que le terrain est boueux. Ou encore des talons hauts. Et qui finit pieds nus, parce que les talons étaient trop hauts et qu’ils ont été abandonnés en chemin.

« On s’est mis à féliciter ceux et celles qui portaient des bottes de randonnée. »

— Une citation de   Charlie

Mais malgré le nombre d’heures que j’ai passées à les éduquer, les touristes ont continué à malmener le parc. Je me sentais comme si rien de ce que je pouvais faire ne pouvait le sauver. Peu importe la vitesse à laquelle je grimpais le sentier, la quantité de déchets que je ramassais; peu importe le nombre de fois où j’ai gratté de la merde sur les murs et le plafond des toilettes... C’était ça, notre nouvelle norme. Tous les jours.

*Charlie a demandé à témoigner sous le couvert de l’anonymat, pour éviter que ses confidences nuisent à son avancement professionnel.

La folie des voitures

Lors de mon passage, les stationnements du parc étaient pleins. Lorsque j’ai quitté les lieux, le samedi, quelques véhicules débordaient même sur l’autoroute, ce qui est illégal – mais cela aurait pu être pire. Charlie a déjà vu des voitures immobilisées dans toutes les voies d’accotement de l’autoroute reliant Joffre Lakes au parc voisin, situé à une douzaine de kilomètres.

Un chaos qui rappelle le témoignage du caporal Mike Hamilton, de la GRC, obtenu par le photographe et randonneur Steve Jones à la suite d’une demande d’accès à l’information. Dans cette lettre datée du 6 août 2018, le caporal raconte avoir tenté d’empêcher les gens de se stationner sur la bretelle de l’autoroute. Il a abandonné au bout de deux ou trois heures.

Le stationnement principal du parc britanno-colombien Joffre Lakes déborde de voitures. Certaines circulent dans l'espoir de trouver une place.
Le stationnement principal de Joffre Lakes Photo : Kari Medig

J'ai vécu ce que je ne peux que qualifier d'anarchie des automobilistes et des masses. J’ai manqué de me faire heurter par un automobiliste inattentif, j'ai vu des randonneuses et des randonneurs se tenir debout ou assis au milieu de la route pour prendre des photos, un automobiliste s'y arrêter en attendant que des places de stationnement non sécuritaires se libèrent, et un mépris total pour la sécurité d’autrui , écrit Mike Hamilton.

Charlie reconnaît s’être senti tout aussi impuissant. Il fallait que je les ignore et que je poursuive ma route; je ne pouvais rien y faire.

Les oiseaux de Joffre Lakes

Peut-on sauver Joffre Lakes?

D’après Charlie, le problème ne se limite pas à Instagram; il est beaucoup plus large. Je pense que les médias sociaux sont responsables du nombre de visites, mais qu’il y a aussi un manque d’éducation et de ressources pour que ces gens puissent apprendre.

Charlie voudrait que des fonds soient investis pour l’embauche d’interprètes de la nature et de gardiens et gardiennes de parc à l’entrée de Joffre Lakes, qui pourraient expliquer aux gens les règles à suivre pour préserver la faune et la flore.

« En plus, BC Parks n’essaie pas de réduire le nombre de personnes admises au parc. Ça ne devient donc pas une expérience en nature sauvage; on dirait plutôt une masse de personnes entassées dans un centre commercial. »

— Une citation de   Charlie

Charlie n’est pas le seul à décrier le manque de financement des parcs de la Colombie-Britannique. C’est aussi le cas du politicien libéral Jordan Sturdy, qui représente la circonscription West-Vancouver-Sea-to-Sky et qui a été maire de Pemberton – là où se trouve Joffre Lakes – pendant huit ans. Il croit que le budget de BC Parks, qui avoisine les 40 millions de dollars, devrait carrément être doublé.

Ce ne sont pas tous les parcs qui ont besoin d’investissements supplémentaires. Plusieurs d’entre eux – qui sont en fait des zones de préservation – ont simplement besoin qu’on les laisse tranquilles. Mais d’autres parcs, comme Joffre Lakes, Garibaldi ou Porteau Cove, sont très fréquentés et pourraient bénéficier d’une meilleure gestion et de nouvelles infrastructures.

Une affirmation avec laquelle Charlie ne pourrait être plus en accord. S’il y avait un parc comme celui-ci, bien financé, dans lequel on avait des aires de pique-nique et du personnel pour les nettoyer, il n’y aurait pas de nourriture et de déchets partout. Ce serait restreint à une seule section.

Au lendemain de mon passage, à la fin de juin, BC Parks a dévoilé un plan d’action en réponse à l’achalandage grandissant à Joffre Lakes. Dans ce document, le gouvernement reconnaît plusieurs des problèmes soulevés par Charlie : que les visiteurs endommagent la végétation, nourrissent les animaux. On déplore également la congestion fréquente des sentiers, le nombre insuffisant de toilettes et la dangerosité du stationnement le long de l’autoroute, en plus du manque de préparation des visiteurs.

Pour régler les problèmes d’achalandage, le stationnement auxiliaire sera agrandi de 200 espaces, pour un total de 450. On a annoncé l’implantation d’un service de navette depuis un parc voisin, ainsi que la bonification de l’offre de Parkbus, un organisme sans but lucratif qui assure le transport à partir de Vancouver.

On a aussi annoncé que deux responsables issus des Premières Nations appuieraient le travail des gardiens et gardiennes de parc. Présentement, trois gardiens auxiliaires arpentent la région de Pemberton. Or ils passent la majorité de leur temps à Joffre Lakes. D’après Charlie, avoir 14 personnes pour contrôler les masses ne serait pas de trop. Ni même assez.

J'ai contacté BC Parks pour poser plus de questions à ce sujet, mais on a décliné ma demande d’entrevue. On nous a plutôt référés au plan d’action annoncé en juin.

Charlie décrit d’ailleurs ce plan comme un « pansement » qui ne règle en rien les problèmes de surpopulation.

Steve Jones suggère à la blague de taxer le passage sur l’instalog pour financer l’entretien du parc.

Charlie voudrait plutôt la scier et la faire disparaître.

Joffre Lakes - Colombie-Britannique Photo : Kari Medig

&laquo;&nbsp;Comme une apocalypse de zombies&nbsp;&raquo;
« Comme une apocalypse de zombies »

Joffre Lakes n’a pas le monopole des foules avides de jolies photos. Depuis que j'ai commencé à me pencher sur le sujet, il ne se passe pas une semaine sans que les adeptes d’Instagram fassent les manchettes.

En Norvège, c’est à Trolltunga, « langue de troll » en français, que les photographes amateurs débarquent par milliers. Ce pic rocheux s’avance d’une falaise, à 700 mètres de hauteur. Il a accueilli 90 000 personnes en 2016, contrairement à 800, 6 ans plus tôt; une hausse notamment attribuée aux réseaux sociaux (Nouvelle fenêtre).

Ce que les images époustouflantes ne disent pas, c’est qu’il faut faire la file pendant des heures pour les obtenir. L’afflux de touristes a aussi entraîné une hausse du nombre d’opérations de secours auprès de personnes mal préparées pour une randonnée de 10 heures en montagne.

Plus près de nous, la ferme familiale Bogle Seeds a vécu l’insta-popularité à la dure, un samedi de l’été dernier. Situé à environ une heure de Toronto, l’endroit a été assailli par des hordes (Nouvelle fenêtre) d’individus après que des photos de ses tournesols sont devenues virales sur Instagram. Le fils des propriétaires a décrit le tout comme une apocalypse de zombies. Le chaos était complet : les gens ont ignoré le personnel de la ferme, sont entrés sans payer, ont piétiné et arraché les fleurs, ont laissé traîner leurs déchets. Après cette journée noire, Bogle Seeds a choisi d’interdire l’accès au public. À jamais.

Toujours l’an dernier, les tournesols d’un fermier de Winnipeg (Nouvelle fenêtre) ont connu un sort semblable : 2000 personnes sont arrivées une fin de semaine pour prendre des photos et, au passage, elles ont endommagé les champs. Une ferme de lavande ontarienne (Nouvelle fenêtre) a aussi subi le manque de respect de gens en quête d’égoportraits qui ont dérobé les fleurs et franchi les clôtures, parfois même en dehors des heures d’ouverture.

Cette année, ce sont les champs de pavot californiens (Nouvelle fenêtre) qui ont souffert de la quête d’images insta-parfaites. La première semaine de mars, une poignée d’influenceurs et d’influenceuses s’est en effet présentée dans la petite ville de Lake Elsinore pour capturer la vibrante beauté des fleurs orangées. Presque instantanément, les collines se sont couvertes de photographes du dimanche, téléphones intelligents à la main – un engouement qui a culminé la fin de semaine de la Saint-Patrick, lors de laquelle 100 000 personnes se sont pointées sur les lieux.

Mentionnons aussi la montagne Vinicunca, ou montagne aux sept couleurs, au Pérou, dont les sommets striés de turquoise, de rouge et d’or font un tabac sur Instagram.

L’endroit a été découvert il y a environ cinq ans par les touristes, principalement grâce aux réseaux sociaux (Nouvelle fenêtre). Maintenant, près de 1000 personnes (Nouvelle fenêtre) grimpent la montagne tous les jours, ce qui amène des environnementalistes à craindre pour l’intégrité de ce milieu naturel. Déjà, une zone humide qui accueillait les canards en migration a été éliminée pour faire place à un stationnement. Un sentier de terre a en outre été gravement érodé, au point de s’effondrer par endroits, selon une touriste ayant visité les lieux en 2016 et en 2018.

Kanarraville, un village de 350 âmes en Utah, rencontre également des problèmes depuis que des photos de ses chutes sont devenues virales. Non seulement on peine à contenir le flux de voitures, mais on craint que la source d’eau (Nouvelle fenêtre) qui alimente la communauté en soit contaminée.

Les piscines naturelles Mermaid Pools (Nouvelle fenêtre), à Matapouri, en Nouvelle-Zélande, ont d’ailleurs été polluées avec des serviettes hygiéniques, de la crème solaire, de l’urine, des excréments et toutes sortes d’autres déchets. L’endroit à l’écosystème fragile a été fermé au public l’hiver dernier pour une durée indéterminée.

Le manque de savoir-vivre de certains touristes entraîne parfois des décisions radicales. Par exemple, le Vance Creek Bridge, un pont en arc désaffecté érigé en pleine forêt, a dû être démoli (Nouvelle fenêtre) à la suite d’actes de vandalisme répétés. Situé dans l’État de Washington, aux États-Unis, il était devenu populaire en 2012, après que des membres de la plateforme l’ont géolocalisé (Nouvelle fenêtre).

Il n'y a pas que les milieux naturels qui sont à risque; les animaux aussi. Le printemps dernier, le magazine National Geographic a publié un dossier complet sur la souffrance des animaux exotiques (Nouvelle fenêtre), amplifiée par ce qu’il nomme le « tourisme d’égoportraits ». En introduction, on cite l’exemple du camp Maetaman Elephant Adventure, en Thaïlande, où les touristes se prennent régulièrement en photo avec de gros mammifères. Ce que ces gens ignorent, c’est que les conditions en coulisses sont désastreuses : les bêtes y sont enchaînées et mises au pas à coups de bullhook, un bâton métallique muni d’un crochet. Ce scénario se répète d’ailleurs aux quatre coins du monde, où nombre d’animaux exotiques sont gardés dans des conditions pitoyables, drogués et malmenés. À garder en tête, la prochaine fois que l’envie nous saisira de prendre la pose aux côtés d’un éléphant, d’un tigre ou d’un dauphin.

Un homme regarde attentivement son téléphone assis sur un tronc d'arbre. Photo : Kari Medig

Appel de la nature ou course aux &laquo;&nbsp;j'aime&nbsp;&raquo;?
Appel de la nature ou course aux « j'aime »?

Mis bout à bout, ces exemples ont de quoi choquer. Mon premier réflexe serait de me moquer de ces individus ridicules, narcissiques, qui agissent sans réfléchir.

Mais ce serait faire preuve de mauvaise foi, parce que je sais que je suis aussi cette personne en voyage. Celle qui remplit son cellulaire de clichés un peu mal cadrés. Celle qui capture tout et rien, au cas où. Un ami m’a déjà plantée là, sur un pont de Maastricht, aux Pays-Bas, parce qu’il était excédé par ma frénésie photographique. Étais-je vexée? Oui. Ai-je rangé mon téléphone? Non.

Publicité
Publicité Photo : Beside

Consultez le dossier Écrans verts du magazine Beside. (Nouvelle fenêtre)

Vouloir capter la nature en images n’a rien d’absurde. Depuis l’invention de la photographie, il y a eu des gens pour la croquer sur le vif, sous tous les angles. Même avant, la nature était dessinée, peinte sur des canevas, des murs, des grottes. La différence, c’est que la photo est maintenant accessible comme jamais. Nous avons presque tous et toutes, au fond de nos poches, un appareil de bonne qualité qui sommeille. Et nous sommes bombardés d’images qui nous donnent envie de parcourir la planète à notre tour.

Cette nature, nous la désirons. Non seulement elle est d’une beauté envoûtante, mais l’attrait qu’elle exerce sur nous est inscrit quelque part dans notre ADN.

C’est ce que m’a expliqué Colin Ellard, professeur et chercheur en neurosciences cognitives à l’Université de Waterloo. Notre attirance envers la nature a jadis pris racine dans notre besoin de nous nourrir. Une forêt luxuriante était synonyme d’abondance; on y trouvait baies, fruits ou animaux. Même si ce lien entre nature et nourriture est aujourd’hui rompu, l’attirance demeure.

« C'est comme si nous avions cette espèce de besoin, de motivation profonde à nous approcher des scènes de nature. Ça ressemble beaucoup aux autres pulsions que nous avons : celles qui nous poussent vers la nourriture, vers le sexe. Nous souffrons si nous ne pouvons pas l’assouvir. »

— Une citation de   Colin Ellard, professeur et chercheur en neurosciences cognitives

Nous prenons plaisir à sentir les caresses du soleil sur notre visage, à entendre les feuilles se froisser sous nos pas, à laisser le parfum du pin monter à nos narines, à toucher l’eau fraîche et à la laisser filer délicatement entre nos doigts. Ces bonheurs sont loin d’être superficiels. Au contraire, les recherches des dernières décennies (Nouvelle fenêtre) avancent qu’être en nature améliore les facultés cognitives, réduit le stress et le risque de dépression, voire stimule l’empathie. Plus encore : selon une étude anglaise publiée en juin, les personnes qui y passent deux heures par semaine (Nouvelle fenêtre) sont en meilleure santé physique et mentale.

Les gens qui sont exposés à des scènes de nature constatent qu’ils pensent autrement, qu’ils prêtent une attention différente au monde qui les entoure, que leur état émotionnel change, résume Colin Ellard. Son travail a prouvé que, même présentées en réalité virtuelle, ces scènes ont des effets bénéfiques sur ceux et celles qui les voient. Des bienfaits que l’on pourrait ressentir, selon lui, en regardant une photo.

Sur Instagram, ce besoin de s’imprégner de la nature est toutefois perverti par un autre, tout aussi pressant : celui de se mettre en valeur.

« Ces paysages sont intrinsèquement beaux, mais une grande partie de votre motivation d’aller les voir, c’est de prouver que vous l’avez fait. C’est comme valider votre voyage. »

— Une citation de   Colin Ellard, professeur et chercheur en neurosciences cognitives

Le professeur adjoint en sociologie John D. Boy a étudié Instagram et interviewé certains de ses membres à Amsterdam. Résultat : il a constaté que la photo pouvait jouer le rôle de révélateur du statut social.

Pour ceux qui recherchent la reconnaissance des autres, il y a quelque chose de rassurant dans la copie, le mimétisme. C’est un moyen sûr de montrer que vous faites partie d’une communauté. Par exemple, si vous voulez prouver que vous appartenez à la crème de la crème des voyageurs, disons la tribu des nomades du monde, et que vous montrez une photo de vous-même au sommet de la montagne qui a déjà fait l’objet de nombreuses publications, vous affirmez que vous appartenez à ce groupe, analyse John D. Boy

Ce besoin d’appartenance, l’influenceuse Jeanne Rondeau-Ducharme le comprend très bien. Si elle dénonce avec humour les codes d'Instagram et leur manque d'authenticité, il reste qu’elle a bâti son réseau en les utilisant. C’est ce qui lui permet aujourd’hui de sillonner les plus beaux espaces naturels du Québec – et de gagner sa vie en le faisant.

L'influenceuse Jeanne Rondeau-Ducharme sur un traversier. Photo : Catherine Bernier

24 heures dans la vie d'une influenceuse
24 heures dans la vie d'une influenceuse

Je voulais rencontrer une influenceuse au créneau « nature », qui produit du contenu de qualité et qui pose tout de même un regard critique sur Instagram. Avec un compte bourré de photos impeccables (@jeannemap) ainsi qu’un compte secondaire qui se moque de ses propres coulisses (@jeannemaprap), Jeanne Rondeau-Ducharme s’est révélée la candidate parfaite.

Son profil est suivi par quelque 75 000 personnes, qu’elle séduit à coups d’images de forêts enchanteresses, de montagnes verdoyantes, de paysages embrumés, de campagnes isolées. Moi-même, je n’y échappe pas : un regard sur ses photos et j’ai envie de boucler ma valise sur-le-champ.

J’ai suivi Jeanne pendant qu’elle effectuait un mandat de création de contenu pour l’Association touristique du Bas-Saint-Laurent, une de ses multiples partenaires pour l’été. Nous nous sommes donné rendez-vous à l’île aux Lièvres, à un jet de pierre de Rivière-du-Loup.

Ici, l’air chaud et salin pénètre les pores de la peau. Le silence n’est troublé que par le piaillement incessant des colonies d’oiseaux qui peuplent l’île voisine. Doucement, le ciel bleu se fond dans le rose; c’est la golden hour, ou l’heure dorée, ce moment où la lumière est parfaite pour prendre des photos.

Sur la rive, Jeanne Rondeau-Ducharme papillonne et capture le paysage.

Un coucher de soleil comme ça, tu n’as même pas besoin de mettre de filtre. Tu publies ça, c’est magnifique. Tu peux ressentir le moment même si tu n’es pas là.

Jeanne a étudié en marketing. À la brunante, lorsque nous nous assoyons pour discuter de son métier, elle explique qu’elle a un peu délaissé le côté artistique de la photo, pour privilégier une approche commerciale.

Un homme se tient aux abords du fleuve Saint-Laurent à l'Île aux Lièvres. Photo : Instagram / @jeannemap

« Moi, je te vends la photo qui va [déclencher] le “Ahhhh, j’ai besoin de vacances! Je vais aller là.” J’y vais avec une shot qui donne envie de vivre un moment pareil. »

— Une citation de   Jeanne Rondeau-Ducharme

Influencer un peu, beaucoup, à la folie?

Jeanne est embauchée pour rendre des endroits populaires. Parmi sa fidèle clientèle se trouve la Société des établissements de plein air du Québec (Sépaq), dont elle a, entre autres choses, assuré la direction artistique du compte Instagram pendant un an.

Pour chaque voyage de presse, Jeanne négocie un nombre de publications et de stories. Elle négocie aussi un montant d’argent, quoique les voyages ne soient pas toujours rémunérés – certains constituent plutôt des échanges de services.

Malgré ses nombreux contrats, elle ne craint pas d’avoir un effet négatif sur les parcs de la province, comme on peut l’observer à Joffre Lakes et ailleurs.

Je suis une soft influencer, juge-t-elle. Il n’y a pas de monde qui crie “C’EST JEANNE!” en me voyant dans la rue. Je ne suis pas non plus une instababe, pour qui c’est la folie. Donc non, ça ne me fait pas du tout peur.

C’est assez difficile de mesurer les répercussions de son passage sur une destination, mais Jeanne reste à l’affût de ses statistiques. Par exemple, elle a publié une photo des hébergements Dômes Charlevoix en novembre dernier. Celle-ci a généré des centaines de commentaires enthousiastes. En deux jours, la page du complexe hôtelier a gagné 800 abonnés. Quand j’ai publié, il ne restait plus beaucoup de disponibilités. Puis, Explore Canada a partagé la photo, Tourisme Charlevoix aussi. Rapidement, il n’y avait plus de places les week-ends.

Jeanne a aussi fait la promotion du Parc national des Hautes-Gorges-de-la-Rivière-Malbaie, dans Charlevoix. C’était dans le contexte d’une offensive plus large de la Sépaq : l’organisation a non seulement embauché des influenceurs et des influenceuses, mais a également invité des médias pour faire connaître sa nouvelle offre d’hébergements hivernaux.

« Tellement de personnes y sont allées ensuite... Mais est-ce que c’était vraiment grâce à moi? Mais oui, des personnes qui se prennent en photo au milieu de la glace, j’en ai vu beaucoup. »

— Une citation de   Jeanne Rondeau-Ducharme

D’après la Sépaq, les réservations sont allées bon train tout l’hiver grâce à cette campagne.

L’organisation n’a pas établi de directives pour éviter les débordements que pourrait causer la popularité soudaine d’une destination sur les réseaux sociaux. Il faut dire qu’on ne craint pas d’ameuter les foules avec des photos attrayantes.

« L’achalandage des parcs nationaux, au Québec, n’est pas du tout comparable à celui des parcs nationaux américains. Même dans nos parcs les plus fréquentés, on ne vit pas de situation semblable. Et l’on ne fait pas la promotion d’endroits spécifiques où aller se prendre en photo. »

— Une citation de   Karina Durand, responsable des partenariats et du marketing de réseaux sociaux à la Sépaq

Parlant d’achalandage plus timide : avant de monter à bord du traversier qui mène à l’île aux Lièvres, les organisatrices du voyage nous ont avoué que les réservations se faisaient un peu attendre, cette année. La présence de Jeanne a donc été accueillie avec enthousiasme par Duvetnor, qui gère les séjours sur l’île.

L'influenceuse Jeanne Rondeau-Ducharme prend un phare en photo à l'Île aux Lièvres.
L'influenceuse Jeanne Rondeau-Ducharme prend un phare en photo à l'Île aux Lièvres. Photo : Catherine Bernier

Le lendemain, l’air est frais et le ciel se couvre graduellement. Attablée à une terrasse en bois qui donne directement sur le fleuve, un café latté et un muffin au chocolat bien dodu posés devant elle, Jeanne édite des stories sur son téléphone.

L'influenceuse Jeanne Rondeau-Ducharme assise à une table aux abords du fleuve Saint-Laurent à l'Île aux Lièvres.
L'influenceuse Jeanne Rondeau-Ducharme assise à une table aux abords du fleuve Saint-Laurent à l'Île aux Lièvres. Photo : Catherine Bernier

Elle passe en revue les photos de la veille, alors qu’elle visitait le phare historique de l’île avoisinante. Elle navigue entre plusieurs applications : VSCO, Lightroom, Snapseed, Unfold, Tezza… Ce moment est devenu pour elle une routine.

Je suis incapable de faire comme celles qui publient leurs stories sur le coup. J’ai besoin de prendre mon petit moment tranquille. Ça sert à quoi de parler d’une expérience que tu n’as pas vécue, parce que tu étais sur ton cell en train de publier tes affaires? J’aime mieux prendre le temps de me replonger dans les événements.

Un flanc de montagne dans le brouillard Photo : Forrest Cavale

Une photo unique... identique à toutes les autres
Une photo unique... identique à toutes les autres

Aux abords du fleuve Saint-Laurent, Jeanne et moi jasons authenticité. Elle me montre le compte satirique de Socality Barbie (@socalitybarbie), qui met en relief le manque d'originalité sur Instagram. Certaines mises en scène, reproduites par la poupée, la font éclater de rire.

J’en ai fait, des photos de même! Parmi les tendances auxquelles elle n’a pas su résister, il y a la fameuse pose avec une chemise carreautée devant une corde de bois.

Instagram, c’est le conformisme par excellence, reconnaît l’influenceuse. C’est très représentatif de la société.

La plateforme regorge de photos en tous points identiques. Un créneau exploité par le compte humoristique Insta Repeat (@insta_repeat), où l’on peut voir des mosaïques de clichés pris en nature, suivant exactement la même recette.

C’est une garantie ou presque que ta photo va pogner, explique Jeanne. Et en ce moment, les gens se définissent par leur nombre de likes. Tu ne te lances pas dans le vide avec une proposition qui n’a jamais été vue. Tu y vas avec un copier-coller. Je suis la première coupable, je l’ai fait aussi.

L’esthétique Instagram

Perplexe devant cette abondance de similitudes, Ellen Marie Saethre-McGuirk, photographe et professeure d’art et de design à l’Université Nord, en Norvège, en a fait le sujet d’une étude. Elle a comparé les photos de nature partagées sur la plateforme, pour finalement voir se profiler ce qu’elle nomme l’esthétique Instagram.

En quoi cela consiste-t-il? La professeure a d’abord relevé des similitudes techniques, dues au fait que les caméras de téléphones cellulaires ne captent pas très bien les zones d’ombre et de lumière intense. Les gens ont fini par avoir les mêmes défauts dans leurs images. Et comme Instagram offre les mêmes fonctionnalités à tout le monde, le résultat final s’en trouve forcément uniformisé.

Mais il y a plus encore. L’effet de répétition – chaque jour, des millions de personnes publient des millions de photos – en vient à standardiser l’imagerie Instagram. C’est là où le nom d’« influenceur » ou « influenceuse » prend tout son sens : on s’influence mutuellement à recréer les mêmes choses.

« En fin de compte, on est mis en présence d’une énorme quantité d’images. Il y a un effet éducatif là-dedans. Il en émerge probablement une manière plus standardisée de cadrer un type de sujet. Et cela devient une sorte d’idéal. Voici comment on prend des photos de nature. Voici comment on expérimente une plage. »

— Une citation de   Ellen Marie Saethre-McGuirk, photographe et professeur d'art et de design

Cette uniformisation de l’image fait dorénavant partie de l’expérience touristique. C’était le cas lorsque j’ai visité l’Antelope Canyon, en Arizona, l’an dernier.

Qui a un iPhone?, a demandé la guide alors que nous étions en route vers la caverne. La moitié des gens qui se trouvaient dans la vieille fourgonnette ont levé la main. Sortez-le. Ouvrez la caméra. Appuyez sur les trois cercles, au bas de l’écran. Cliquez sur le filtre “Vivid Warm”. C’est celui que nous utilisons pour toutes nos images. Maintenant, qui a un Android?

La folie s’est poursuivie à l’intérieur de la grotte, où notre guide nous a expliqué comment placer nos téléphones pour capturer différentes formes sur les parois orangées : un cœur, un berceau, une antilope (que je n’arrive toujours pas à déceler dans ma photo, d’ailleurs). À un certain moment, elle m’a même pris mon appareil des mains pour montrer aux autres exactement comment se positionner.

Pour la communion avec la nature, on repassera. Par contre, les photos étaient magnifiques et ont suscité beaucoup de réactions sur mon compte Instagram.

Le parc britanno-colombien de Joffre Lakes. Photo : Kari Medig

Connecter avec la nature, ou pas
Connecter avec la nature, ou pas

Je trouve difficile de résister à l’appel du téléphone, même en nature. Comme mes contemporains, je suis accro aux réseaux sociaux et ne peux m’empêcher de consulter mes notifications lorsqu’elles déboulent. Je prends aussi des tonnes de photos dans la perspective de les diffuser, ce que je fais rarement, en fin de compte.

Mais qu’importe : ces gestes-là nous plongent en plein paradoxe. Nous recherchons la nature pour décrocher d’un rythme de vie effréné, pour nous gorger de ses effets thérapeutiques, alors que, sur place, nous avons souvent tendance à l’aborder à travers un écran. Cette tension entre connexion et déconnexion est d’autant plus absurde que des études suggèrent que l’usage répété du téléphone (Nouvelle fenêtre) pourrait avoir des effets néfastes. L’augmentation de la dépression (Nouvelle fenêtre) et de l’anxiété, de même que la baisse de l’estime de soi chez les personnes nées après 1995 seraient d’ailleurs en partie liées aux réseaux sociaux.

C’est à se demander si l’on veut réellement communier avec la nature. La question a été évoquée par l’ex-gardien de parc Charlie, et ses propos rejoignent ceux de la professeure et photographe Ellen Marie Saethre-McGuirk :

Quand vous êtes dehors et que vous captez ces superbes images de plages ou de montagnes, vous devez vous demander si vous, en tant que photographe, expérimentez vraiment la nature.

« Si vous ne faites que regarder autour pour prendre des photos, ce que vous cherchez, en fait, c’est le cadrage parfait. Vous n’êtes pas vraiment en train d’interagir avec les sons, la chaleur et la fraîcheur, la rudesse de la marche en sentier. »

— Une citation de   Ellen Marie Saethre-McGuirk, photographe et professeur d'art et de design

Dégainer son téléphone n’est peut-être pas non plus la meilleure manière d’immortaliser un moment. La professeure de psychologie Giuliana Mazzoni, qui s’intéresse à la relation entre la photo et la mémoire, a écrit un papier à ce sujet (Nouvelle fenêtre). À prendre trop de clichés, on en vient à se concentrer sur l’appareil et la prise d’images, au détriment de ce qui se trouve de l’autre côté. Cela évacuerait une partie de la jouissance d’être en nature, selon la professeure

C’était exactement mon sentiment à la sortie de l’Antelope Canyon, en Arizona. Je venais de passer toute la visite à consommer la grotte à travers mon téléphone. En regagnant la camionnette de notre guide, j’ai eu une étrange impression : celle de n’avoir pas réellement contemplé la merveille naturelle que j’avais sous les yeux, ou du moins, de n’en conserver que très peu de souvenirs.

J’ai d’ailleurs été étonnée de voir que deux touristes n’avaient pas pris de photos de toute la visite. En sortant, j’ai appris que la batterie de leur cellulaire était morte.

Combattre le feu par le feu

Pour amener les explorateurs et exploratrices en herbe à prendre conscience de leur impact sur la nature, plusieurs organismes et personnes utilisent les réseaux sociaux. Par exemple, une campagne contre la géolocalisation des sites naturels a été lancée par l’Office de tourisme de Jackson Hole, au Wyoming, à la fin de 2018.

Chaque fois que vous révélez l’emplacement précis d’une photo de nature épique, ça crée un excédent d’achalandage qui nuit à l'environnement. En tant que champions de la conservation, nous vous demandons d’utiliser plutôt cette localisation générique : Tag Responsibly, Keep Jackson Hole Wild [Géolocalisez de manière responsable, laissez Jackson Hole à l’état sauvage], peut-on lire sur son site Internet.

Une campagne de sensibilisation de l'Office de tourisme de Jackson Hole.
Une campagne de sensibilisation de l'Office de tourisme de Jackson Hole. Photo : Instagram / @visitjacksonhole

En juillet, la section française du Fonds mondial pour la nature (WWF) a reconnu que « la géolocalisation sur Instagram des lieux préservés met en péril la biodiversité ». À la place, l’organisme incite les membres du réseau social à avoir recours à la mention « I Protect Nature » [Je protège la nature], employée sur la plateforme depuis la fin de 2014.

De son côté, Luisa Jeffery a décidé de poser des actions à sa mesure. Son compte Instagram Youdidnotsleepthere [Tu n’as pas dormi ici] a vu le jour en 2015 après un voyage de groupe au Grand Canyon, en Arizona. Un ami avait alors proposé de monter une tente dans le seul but de la prendre en photo au milieu des époustouflants paysages rocheux du parc national. Or, le camping n’y était même pas permis. C’était pour le show, rien d’autre.

C'était la première fois que je le réalisais : les gens font ce genre de choses. Je n’y avais jamais pensé avant. Quand je suis revenue de voyage, j’ai remarqué à quel point je tombais souvent sur des photos qui avaient l’air mises en scène sur Instagram.

Depuis, elle dénonce les images qu’elle trouve ridicules. Comme celles des tentes plantées à Trolltunga, en Norvège.

Si elle a ouvert cette page pour se moquer d’une mode, elle s’est rendu compte au fil du temps qu’elle pouvait utiliser sa tribune suivie par 150 000 personnes à meilleur escient. Elle essaie désormais de rendre son auditoire plus critique envers ce qu’il consomme sur les réseaux sociaux. Elle se sert aussi de sa plateforme pour faire de la sensibilisation environnementale.

Tout comme l’influenceur Charles Post : plus de 100 000 personnes le suivent et voient défiler ses photos grandioses, dont il se sert avant tout pour attirer l’œil, avant de poursuivre avec des légendes détaillées et engagées. Il met particulièrement en valeur les espèces et les territoires menacés, ainsi que les scientifiques qui œuvrent à leur protection.

L’écologiste de formation croit que les gens influents doivent utiliser leur plateforme pour promouvoir de bonnes pratiques en nature. Il faut continuellement donner l'exemple. Saisir toutes les occasions d’informer le public et d’interagir avec lui. Ainsi, il saura qu'il y a une autre manière de faire les choses.

Cette mission éducative, les parcs nationaux tentent également de la poursuivre. Au cours des derniers mois, Parcs Canada a profité de son compte Instagram pour rappeler aux gens de rester à bonne distance des animaux sauvages, ou encore de ne pas laisser de traces, question de préserver la flore.

Un ours à BC Parks mordille la corde d'une enseigne qui avertit d'une zone de danger  étant donnée la présence de grizzly.
Un ours à BC Parks dans une zone fermée au public. Photo : Instagram / @yourbcparks

BC Parks a aussi partagé quelques publications du genre. Entre autres, on s’est servi d’une photo de Joffre Lakes pour énumérer les règles de base en nature : rapporter avec soi ses déchets et objets, rester sur les sentiers, ne pas nourrir les animaux sauvages.

Dommage que le mot-clic #joffrelakes soit plus populaire que le compte de BC Parks...

Dernière journée à Joffre Lakes, dernière discussion avec un visiteur. Le jeune homme est perché sur une roche et observe le troisième lac. Nous discutons du reportage, et il me demande ce que je retiens de toute ma recherche. Je résume comme je peux la distorsion de notre rapport à la nature engendrée par les réseaux sociaux. Oui, je comprends ce que tu dis. Mais en même temps, regarde l’endroit. C’est tellement magnifiquement beau. Pourquoi est-ce que les gens ne voudraient pas venir ici?

En effet. Pourquoi pas? Me voici donc, à mon tour, sur la célèbre bûche.

Une jeune femme se tient sur un tronc d'arbre à demi-submergé dans un lac du parc britanno-colombien Joffre Lakes.
Namasté Photo : Courtoisie

Nombre de photos publiées avec le #nature depuis le début de votre lecture

0
D’après une moyenne calculée de 11 nouvelles publications à la seconde

Partager la page