Vincent Message : « Les entreprises devraient être comptables de toutes leurs actions »

Rencontre avec l’écrivain Vincent Message, dont le nouveau roman, Cora dans la spirale (Seuil), explore les subtilités du harcèlement en entreprise.
Vincent Message : « Les entreprises devraient être comptables de toutes leurs actions »

Avec Cora dans la spirale (Seuil, 2019), Vincent Message publie un grand roman sur les entreprises modernes. On a rencontré l’écrivain pour qu’il nous en dise plus sur les subtilités du harcèlement et la difficulté d’y faire face.

Dans le troisième roman de Vincent Message, on suit l’engrenage inhérent à la financiarisation de l’économie menant à un management déshumanisé à travers le personnage de Cora Salme. Cadre en marketing chez l’assureur Borélia, elle voit l’entreprise prise dans des réorganisations quand elle-même revient de congé maternité. Avec une très grande finesse, le romancier montre avec beaucoup de justesse et de hauteur de vue les différentes formes que peut prendre le harcèlement. Il donne aussi à réfléchir sur la difficulté de faire face à ce harcèlement, dans des organismes où les responsabilités sont le plus souvent indirectes. Une bonne raison de lire ce roman en forme de fresque générationnelle, qui happe en plus le lecteur avec un final impossible à oublier.

Usbek & Rica : En 2010, vous obtenez la bourse Écrivain de la Fondation Lagardère pour un projet de roman sur le monde de l’entreprise. Mais il vous aura fallu 9 ans, et une grande dystopie écologique entre temps (Défaite des maîtres et possesseurs, Seuil 2016), avant d’y mettre le point final. Pourquoi une si longue attente ?

Vincent Message : Je voulais d’abord restituer le quotidien urbain : faire le même trajet en transports cinq fois par semaine, pour se rendre au même endroit, qu’est-ce que ça fait au corps, en quoi ça modifie la perception du temps ? La crise économique de 2008 offrait à cette vie métropolitaine une dimension tragique supplémentaire. L’autre idée initiale était de m’attaquer aux entreprises de services, que je trouve sous-représentées en littérature. Il n’est pas facile de restituer littérairement le travail qu’on y fait, mais dès qu’on dézoome et qu’on s’intéresse à leur évolution sur le long terme, aux choix stratégiques qu’elles ont à faire, on retrouve un grand potentiel narratif. Enfin, je voulais un portrait de femme parce que les injonctions contradictoires faites aux femmes dans l’entreprise sont plus fortes : en termes de violence symbolique, de possibilité de construire un équilibre avec leur vie privée, de pressions subies, tout est bien pire que pour les hommes…

« Je m’intéresse à ce que la rareté des ressources et la pression économique nous fait, à la manière dont elles modifient nos comportements »

Toutes ces intuitions me permettaient de continuer à travailler sur la question de la violence économique qui lie mes trois romans (Vincent Message a publié en 2009, également au Seuil, Les Veilleurs, son premier roman, ndlr) : je m’intéresse depuis le début à ce que la rareté des ressources et la pression économique nous fait, à la manière dont elles modifient nos comportements.

Par ailleurs, se renseigner sur l’entreprise prend du temps, même si c’est moins long que d’apprendre à écrire de la littérature ! Ça a été une maturation lente, faite de beaucoup de lectures, entre autres sur l’histoire du patronat et sur celle des assurances, pour arriver à imaginer une entreprise viable et crédible comme Borélia. J’ai aussi mené de nombreux entretiens avec des acteurs du monde de l’entreprise, à différents niveaux, pour approcher au plus près de leur logique et de leur langue.

Nombre d’auteurs de fictions (y compris audiovisuelles) consacrées à la vie de l’entreprise choisissent de les situers dans l’industrie, car les conflits y sont plus simples à camper, ou bien le numérique, pour montrer le cynisme et un niveau d’inégalités jamais atteintes. Pourquoi ce choix d’une compagnie d’assurance ?

Il y a effectivement depuis le XIXe siècle une longue histoire littéraire des conflits d’usine, très visuels. Plus que le digital, je dirais que beaucoup de fictions contemporaines s’immergent, elles, dans le monde de la finance, lieu de tous les excès. Je voulais au contraire écrire sur quelque chose de plus calme, sur un secteur qui n’est pas en perdition et où la violence du travail est plus ordinaire. L’une des raisons qui m’a fait choisir les assurances, c’est de découvrir, à Amsterdam ou Londres, que c’est un des métiers-clefs de l’essor du capitalisme, qui a façonné le commerce international en permettant de couvrir les risques que prenaient les bateaux et les armateurs.

Tableau illustrant le port de Gênes, vers 1600
Tableau illustrant le port de Gênes, vers 1600 / Musée Galata de Gênes

Par ailleurs, c’est un métier indispensable et assez noble dans ses principes : personne ne nie que le fait d’être couvert en cas d’accident permet de se reconstruire une vie. C’est une des raisons pour laquelle je fais se déplacer les cadres de Borélia au Mali : leur dirigeant, Mangin, veut leur montrer une société où la couverture assurantielle est faible et où un sinistre peut marquer dans une vie un point de non-retour.

Surtout, le choix de ce secteur permet de parler de la grande question du roman : notre rapport au risque. De quoi les gens ont-ils peur ? Qu’est-ce qui les attire, malgré le danger, parfois jusqu’à l’auto-destruction? Par exemple, Cora a tenté de faire de la photographie, mais comme elle n’arrive pas à percer, elle se rabat sur le marketing pour payer son emprunt avant de penser, rétrospectivement, qu’elle s’est montrée trop frileuse… Dans le monde des assurances, beaucoup de salariés sont plutôt riscophobes, n’ont pas d’appétence pour le changement et s’y retrouvent confrontés par la force des choses. Au premier regard, ça paraît être un secteur un peu austère, mais si on élargit la focale, il nous dit des choses passionnantes sur l’évolution du capitalisme.

La force du roman est de ne pas sombrer dans le classique manichéisme « méchante direction contre gentils salariés ». Comment avez-vous contourné l’écueil ?

C’est une question de méthode et de temps. « Les romanciers ne doivent pas juger », entend-on dire souvent. Je ne crois pas que ça soit vrai. En revanche, comme les magistrats, ils ne doivent pas prononcer de jugement hâtif. Ils doivent instruire à charge et à décharge. Quand on enquête sur des cas de harcèlement, souvent, ce ne sont pas les comportements qui sont pathogènes. Pas en premier lieu, du moins. En réalité, ce sont des contraintes systémiques ou prétendûment systémiques qui débouchent sur un déraillement progressif.

« La logique qui se prétend la plus rationnelle économiquement est parfois contestable, voire absurde »

Dans Cora, j’ai choisi une entreprise dont la culture évolue fortement, passant du paternalisme à quelque chose de plus brutal, sans que cela redresse la boîte de façon certaine. Personne n’est sûr que l’open space améliore la productivité, ou qu’un portail Internet d’information sur la prévention santé aidera à fidéliser des clients… On avance à tâtons mais on ne l’avoue pas. Ce qui m’intéresse le plus est précisément de montrer comment la logique qui se prétend la plus rationnelle économiquement est parfois contestable, voire absurde.

Vous êtes maître de conférences en littérature comparée à Paris 8 Saint-Denis. Est-ce que la précarisation de l’université vous donne un bon point d’observation de la souffrance au travail ?

L’université, mais aussi l’édition, sont sous pression économique nette avec l’arrivée d’un néo-management qui passe par une quantophrénie, une manie de la quantification assez mal adaptée à nos objets de travail. En termes de management, je peux voir des collègues frustrés parce qu’on les condamne à des tâches fastidieuses et pour lesquelles ils sont surqualifiés, comme des collègues fragilisés parce qu’on leur demande des tâches pour lesquelles ils ne sont pas formés : pas besoin de bosser dans le privé pour ça, je connais les dégâts que ça peut engendrer sur un collectif de travail… De tout ce que j’ai appris au fil de mes investigations sur la souffrance au travail se dégage un constat majeur : elle touche souvent ceux qui s’investissent beaucoup professionnellement et qui sont le plus en attente de sens. Elle émerge quand on n’arrive plus à faire ce qu’on appelle « le travail bien fait  », quand on n’a plus les moyens de le faire – et ce cas de figure est malheureusement très répandu.

Jean-Pierre Darroussin dans le film De bon matin
Jean-Pierre Darroussin dans le film De bon matin (2011), de Jean-Marc Montout, qui traite de la souffrance au travail / Les Films du Losange

Dans le procès France Télécom (39 victimes, dont 19 se sont donné la mort entre 2007 et 2010), le PDG est en première ligne. Chez vous, le PDG est un personnage secondaire, et c’est un « petit chef » qui est en première ligne.

L’originalité du procès France Télécom est de ne pas faire s’asseoir sur les bancs des prévenus les n+1 ou n+2 des victimes, mais de hauts dirigeants qui n’ont eu que très peu de contacts directs avec les personnes en souffrance au sein de leur entreprise. Dans mon roman, le PDG de Borélia ne voit pas qui est Cora Salme. Il l’a croisée deux fois, mais s’en rappelle à peine. Je voulais montrer comment la contrainte économique globale reportée de haut en bas se propage et peut se transformer en harcèlement. Ce qui rend les choses complexes, c’est que la frontière est très poreuse entre l’exercice normal du lien de supériorité hiérarchique, dans cet univers de l’entreprise qui n’est pas du tout démocratique, et la violence psychique pure. On peut passer très vite de l’un à l’autre. Franck Tommaso, le chef de Cora, se montre harcelant, sans doute aussi pour des raisons privées : il se sert de ses subordonnés pour faire avancer sa carrière, il ne supporte pas que leurs difficultés à accomplir les tâches qu’on leur confie l’entrave dans sa marche en avant. Ce faisant, il translate la pression qu’il reçoit sur Cora, qui ne se laisse pas faire, mais qui ne parvient pas toujours à lui tenir tête.

« Face à un conflit, on peut prendre de mauvaises décisions par manque de lucidité »

Votre personnage pourrait, à plusieurs occasions, s’exfiltrer de la spirale et elle ne le fait pas…

J’ai voulu que Cora soit d’une solidité psychique « dans la moyenne ». Elle est assez stable, au départ, pas spécialement fragile. Mais elle n’est pas non plus le bon sujet libéral qui considère tout échec comme une leçon – selon la bouillie qu’on nous sert. Elle est donc tiraillée, et elle alterne entre ces stratégies que Hirschman appelle voice et exit. Par exemple, elle tient tête à son chef sur la question de l’open space en faisant valoir les difficultés de concentration que ça engendre, ou sur le fait que le sous-effectif de son équipe dégrade le bon accomplissement des missions. Mais à d’autres moments, elle est dans une fuite professionnelle et va avoir tendance à se replier sur des désirs privés. Cela accroit sa fatigue, cela mène à une décompensation en cercle vicieux car elle se met à trouver sa force en dehors de l’entreprise. J’ai voulu montrer que face à un conflit, on peut prendre de mauvaises décisions par manque de lucidité…

Par ailleurs, Cora appartient à une petite classe moyenne, elle s’est beaucoup endettée pour pouvoir être propriétaire à Montreuil – l’explosion des prix la chassant de Paris. Sa famille et celle de son compagnon Pierre viennent à l’origine de territoires trop sinistrés professionnellement pour les envisager comme des replis face à la pression parisienne. Elle est assez coincée, en fait.

No spoiler, mais vous dites vous-même que votre roman est une tragédie. Pourquoi ce choix ?

L’intrigue tourne effectivement autour d’un drame qui fait basculer la vie de Cora, et qui est daté très précisément : c’est le 8 juin 2012. Lors du procès qui suit, elle ne se confronte pas à sa direction : d’une part, ça n’aurait pas été crédible juridiquement, et d’autre part, une des grandes questions que je voulais soulever dans le livre est celle de la responsabilité indirecte. Le traumatisme subi par Cora n’est pas directement imputable à sa hiérarchie.

« Quand on pense à tous les scandales qui impliquent des entreprises, on voit bien ce qui dysfonctionne mais la culpabilité n’est jamais facile à démontrer »

Pour la même raison, il est difficile de demander réparation. Cela me paraît symptomatique : nous sommes dans cet âge où les responsabilités indirectes ont le plus de poids en matière économique et écologique, alors que notre système judiciaire et notre éthique ne savent pas les prendre en compte. Quand on pense à tous les scandales qui impliquent des entreprises, on voit bien ce qui dysfonctionne mais la culpabilité n’est jamais facile à démontrer. Hans Jonas en parle admirablement en matière écologique, en évoquant des chaînes de responsabilités où les causes et les conséquences de nos actions sur les écosystèmes se jouent dans des espaces distants les uns des autres, et sur de longues périodes de temps. C’est le contraire de l’éthique classique où nos devoirs ne nous obligent que face à notre prochain, à la personne que nous avons en face de nous. Cela vaut aussi dans la grande entreprise qui est un système complexe. D’où l’intérêt d’intensifier la réflexion actuelle sur le fait que les entreprises devraient être comptables de toutes leurs actions : arriver à objectiver les implications externes ou les effets secondaires des décisions qui s’y prennent, ça ne devrait plus être aujourd’hui hors de notre portée.

 

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 Image à la une : © Zoé Ducournau

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