Nous republions cet entretien de 1994 avec le photographe Robert Frank, mort le 9 septembre 2019.
Pourquoi avez-vous décidé, en 1990, de donner la majeure partie de votre travail photographique à la National Gallery de Washington ?
Je sais qu’après ma mort une foule de gens sortiront de leur terrier et viendront voir ma femme, en disant : « On vous donne 10 000 dollars. En échange, on va éditer des cartes postales, des affiches, des posters, etc. » Je ne veux pas que ça m’arrive. Je ne veux pas que l’on commercialise mon œuvre, que des gens aillent fouiller mes planches-contacts pour publier Les Américains, tome II, ou les Feuilles mortes par Robert Frank, vous savez, toutes ces âneries habituelles au monde de la photo. J’ai donc donné mes négatifs à la National Gallery, mais avec un contrat très précis et contraignant. J’ai voulu ainsi couper court à toute « extension » de mon œuvre. J’ai sélectionné les images qui composent les Américains dans les années 1950 ; je les ai tirées ; c’est fini. Il est essentiel que le public voie ce que le photographe a lui-même choisi.
Votre vigilance est liée au changement de statut de la photographie ?
Oui. Quand j’ai commencé, je faisais ce que j’aimais, librement, sans autre récompense que la satisfaction de faire une chose à laquelle on croit, et parce qu’on y croit. Ma « vie », je la gagnais « à côté », en travaillant pour les magazines et la publicité… La vente de tirages d’art n’existait pas. Jusqu’en 1970, un musée vous donnait 15 ou 20 dollars pour une de vos photos. Ensuite sont arrivés les collectionneurs.
Aujourd’hui, l’œil du photographe est forcément différent puisqu’il peut gagner sa vie en commercialisant son art. Ce n’est pas déshonorant, mais l’idéalisme a disparu. Les jeunes savent qu’en fonction de leur désir, ou de leur talent, ils peuvent prendre telle ou telle voie, le conceptual art, le journalisme, l’art pour l’art… Ils savent que leur temps est limité, qu’un photographe est à la mode un, deux ou trois ans. Naguère, on faisait ce qu’on voulait, sans intellectualiser. Aujourd’hui, on ne rêve plus de la même manière.
Quel statut accordez-vous aux planches-contacts ?
La planche est un document de travail. Pendant l’élaboration des Américains, j’ai dû, en un an, m’arrêter une ou deux fois pour développer mes films et voir ce que j’avais fait. Même quand les photos sont mauvaises, les regarder est instructif. C’est même très important ! Notamment de voir si le résultat correspond à l’intention de départ, ou encore s’il s’en dégage une nouvelle idée à explorer. La planche vous aiguillonne.
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