Soundwalk Collective + Patti Smith + Sufi group of Sheikh Ibrahim + Rimbaud: Eternity

Après leur disque commun autour de la poésie d’Artaud, les Soundwalk Collective et Patti Smith se retrouvent pour un nouvel opus centré sur l’œuvre de Rimbaud. Mummer Love sortira début novembre, mais un premier extrait déjà proposé à l’écoute, exaltant le poème « Eternité », mêle la voix de Patti Smith et la composition des Soundwalk à l’art du Sufi group of Sheikh Ibrahim.

« Eternity » reprend la structure circulaire du texte de Rimbaud et en conserve l’énigme. Le poème de Rimbaud, « Eternité », s’ouvre et se ferme sur la même strophe dont les vers sont effectivement parmi les plus énigmatiques – les plus beaux – de la poésie : « Elle est retrouvée / Quoi ? – L’Eternité / C’est la mer allée / Avec le soleil ». Le premier vers énonce un événement qui n’est pas immédiatement explicité, et lorsqu’il semble l’être, son caractère énigmatique demeure : que signifie le rapport entre l’éternité et le fait de la retrouver ? Rimbaud énonce le rapport mais ne l’explicite pas. Ce qui apparaît d’abord, c’est la relation incompréhensible à l’événement, et si la question « Quoi ? » interroge la nature de ce qui advient et appelle la réponse qui la suit, elle est également le marqueur d’un étonnement et d’une incompréhension qui ne seront pas, dans le poème, résorbés ou résolus dans une réponse claire et précise. L’éternité est retrouvée, c’est la mer allée avec le soleil, mais cette dernière image n’explique rien : elle ouvre davantage l’énigme et l’entraine dans une irrésolution à jamais obscure.

Ces éléments du poème d’Arthur Rimbaud structurent « Eternity ». Le morceau est volontairement répétitif à la fois musicalement et par le choix de ne reprendre comme texte que la seule strophe d’ouverture inlassablement récitée par Patti Smith.

Patti Smith © Jean-Philippe Cazier

La structure circulaire du texte de Rimbaud se traduit ici par la répétition en boucle des mêmes éléments : segments musicaux identiques, voix récitant les mêmes vers, retour régulier du chœur et du chant du Sufi group of Sheikh Ibrahim. Par cette structure circulaire, faite de boucles, « Eternity » retrouve la symbolique traditionnelle du cercle : sans début ni fin, se répétant indéfiniment lui-même, il symbolise l’infini et l’éternité. Par le chant et la musique, « Eternity » fait advenir l’éternité – celle dont il est question dans le texte de Rimbaud, celle dont l’auditeur fait l’expérience. Si, dans « Eternity », le caractère répétitif de la musique et du chant coïncide avec la tradition soufique du chant et de la musique comme conditions de la transe, de l’extase, d’une paradoxale présence divine, il s’agit aussi de créer par l’art un infini, une éternité à expérimenter et dans laquelle entrer. L’éternité devient ici sensible – elle est retrouvée et le sera à chaque fois que la musique sera écoutée…

Dans la traduction du texte de Rimbaud choisie pour « Eternity », « C’est la mer allée / Avec le soleil » est rendu par « It is the sea mixed / With sun ». Là encore, le morceau des Soundwalk Collective s’articule autour du texte de Rimbaud en privilégiant cette fois l’idée de mélange (« mixed »). « Eternity » mêle, compose et réunit la poésie et la musique pop, celle-ci et la musique traditionnelle ainsi que la musique électro, Rimbaud et Patti Smith, l’icône rock Patti Smith et le Sufi group of Sheikh Ibrahim, le français de Rimbaud et l’anglais, l’Europe, les USA et l’Ethiopie, l’Occident et le soufisme, des chœurs religieux et un rythme proche de la techno, etc. Il s’agit de créer des liens plutôt que d’en rester aux divisions habituelles qui semblent évidentes mais qui ici ne le sont plus : tout se réunit et s’unit pour composer un seul plan musical, poétique, mystique, un ensemble de différences qui fonctionnent ensemble à l’intérieur d’un continuum sans frontières infranchissables ni identités opposées. C’est l’unicité qui est privilégiée – l’unicité d’une ligne infinie, éternelle, plutôt que des divisions hermétiques et mortifères.

« Eternity » célèbre Rimbaud et l’éternité, l’infini, la relation et la connexion… Le morceau fait signe vers un rapport au monde qui relève de l’extase mystique comme d’une conscience poétique des relations. « Eternity » célèbre également l’étonnement, l’incompréhensible, l’événement énigmatique de l’éternité qui « est retrouvée ». Cet étonnement, cette incompréhension face à l’avènement de l’éternité sont au centre du poème de Rimbaud. La voix de Patti Smith, quasi exclusivement récitative, se fait incantatoire, adopte le ton de la surprise, de l’étonnement, de l’interrogation, adopte aussi un phrasé affirmatif faisant advenir la poésie de Rimbaud comme l’événement dont cette poésie est le lieu : l’avènement de ce que Rimbaud nomme l’éternité qui est ici accueilli sans être expliqué, explicité, qui est laissé à son étrangeté. C’est cette énigme non réductible au connu mais laissée à sa dimension mystique que Patti Smith, par les modulations de sa voix, choisit ici de faire vivre.

Soundwalk Collective, Mummer Love. Avec Patti Smith, Phillip Glass, Mulatu Astatke, le Sufi Group of Sheikh Ibrahim. Sortie prévue le 8 novembre 2019.