Europe et Culture : le monde qui (ne) vient (pas)

Europe et Culture : le monde qui (ne) vient (pas)
Publicité

En Europe, la Culture n’est plus… ni le mot, ni le sens. À la place, la Commission européenne a privilégié la « protection du mode de vie européen », au mépris des autres cultures, des droits culturels, de toute possibilité de faire humanité ensemble. Le boulevard est désormais grand ouvert au rejet de l’autre ! Analyse.

Droits culturels : encore un effort !

J’avoue avoir été prisonnier de l’évidence : je n’ai pas remarqué, en lisant la liste des nouveaux commissaires européens, que le mot « Culture » avait disparu de la liste des attributions des vingt-huit futurs responsables de l’Union européenne.

Et, pourtant, c’est vrai : la « Culture » n’est plus ; ni le mot, ni le sens. Elle n’est plus un enjeu puisqu’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, n’a retenu que « les missions concentrées sur les grands problèmes auxquels des réponses peuvent être apportées » : le climat, le monde digital, le marché unique et social, les relations avec la Chine, les États-Unis, etc., etc. La liste est clairement énoncée mais elle n’a fait aucune allusion ni à la culture comme secteur, ni plus largement à la dimension culturelle des « grands problèmes » évoqués.

Évidemment, les organisations lobbyistes qui défendent le secteur culturel en Europe ont vite réagi. Culture Action Europe (CAE) a écrit à madame Ursula von der Leyen et a lancé une pétition pour que le mot « culture » soit rajouté à la mission de madame Mariya Gabriel (Bulgarie), commissaire chargée de « l’innovation et de la jeunesse ».

Pourquoi pas ? À défaut d’avoir la chose, ayons au moins le mot !

Mais, franchement, la réaction n’est pas à la hauteur de la catastrophe culturelle qu’annonce la composition de la nouvelle Commission européenne. Il y a en effet deux facettes culturelles dans ce qu’a annoncé madame von der Leyen : celle du mot qui manque et celle du mot de trop.

Le mot qui manque

Que le mot « culture » manque, on ne peut guère être étonné. Depuis des années, dans les discussions européennes, la culture a été réduite à un secteur d’activités. La culture est le secteur qui produit et vend des biens et services culturels ; sur tous les tons, on a répété que la culture valait plus que l’automobile. Par la pression de ses acteurs (créateurs ou créatifs) eux-mêmes, la culture – secteur culturel – est devenue une industrie comme les autres.

Je ne sais plus qui a dit qu’on est toujours puni par où l’on a péché mais, en l’occurrence, c’est juste ! L’approche sectorielle de la culture a conduit à des négociations corporatistes dont l’intérêt pour l’Europe n’a tenu qu’à la croissance du secteur, à l’augmentation des chiffres d’affaires et des emplois, à la capacité créative à fournir de nouveaux produits, dans le cadre d’un marché mondial dominé par les industries américaines.

Et, à la fin, c’est la culture qui perd ! Car, CAE, enfermée dans sa défense du seul secteur culturel, ne s’est pas aperçue que madame Ursula von der Leyen avait fait des choix culturels plus profonds et plus graves que d’oublier de nommer un secteur parmi tant d’autres.

Un mot de trop

Du point de vue culturel, il y a un mot de trop dans les annonces de la présidente de la Commission. Il s’agit de la mission du commissaire Margarítis Schinás qui se trouve chargé du portefeuille « Protection du mode de vie européen », “Protecting our European Way of Life” !

Vous avez bien lu, dans les deux langues, « protéger » ! Non pas échanger, même pas dialoguer avec les autres modes de vie de la grande famille humaine ! Uniquement, se « protéger » des humanités présentes ailleurs. La « pensée continentale », qu’Édouard Glissant avait pourtant si puissamment critiquée pour ses lourdes tares dans Philosophie de la Relation, redevient la boussole de l’institution européenne.

Certes, depuis cette annonce, les réactions n’ont pas manqué ; en hâte, le commissaire Schinás a annoncé qu’il était chargé de la migration, de la sécurité, mais aussi des droits sociaux, de l’éducation, de la culture et de la jeunesse ! Mais ces précisons n’ont pas changé l’ambition politique de madame von Der Leyen de protéger le mode de vie européen des forces hostiles qui veulent le détruire.

*

C’est, alors, un appel au secours qu’il faut lancer, et non une pétition pour jouer sur le mot « culture ».

Je dois pourtant reconnaître que le lobbying de Culture-Action-Europe avait bien commencé dans son adresse à la présidente Ursula von Der Leyen. CAE a rappelé, avec détermination, que l’Union européenne doit respecter les valeurs fondamentales qui la constituent : celles des droits humains fondamentaux. Liberté et dignité des personnes. “Culture is the foundation of who we are as human beings”. CAE a même revendiqué cet impératif qui veut que As recognised by the Universal Declaration of Human Rights, culture is ‘indispensable for one’s dignity and the free development of one’s personality’” (Voir l’étude de référence pour CAE).

J’approuve des deux mains. Mais pourquoi s’enfermer alors dans la seule défense du secteur vendant des produits culturels ? Si les valeurs de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 sont à respecter par l’Europe, il faut nécessairement adopter la définition de la culture cohérente avec cette défense des droits humains fondamentaux. Cette définition est donnée par les instances de l’ONU (cf. Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels – PIDESC, Observation générale 21).

CAE ne peut l’ignorer ; pas plus que madame Ursula von Der Leyen, d’autant qu’elle a découvert, depuis son annonce initiale, les vertus de la « dignité » humaine !

*

De cette définition de la culture par le PIDESC, je garde ici l’essentiel par rapport à la mission du commissaire Shinas : la culture comprend, parmi d’autres aspects, les « modes de vie […] par lesquels des individus, des groupes d’individus et des communautés expriment leur humanité ».

Avec les droits humains fondamentaux, « mode de vie » et « culture » marchent ensemble pour parvenir à faire, le mieux possible, humanité ensemble, en reconnaissant la liberté et la dignité des autres modes de vie… et réciproquement ! La culture n’est plus réduite à un secteur d’activités ou à une industrie créative. Elle est l’ensemble des relations entre les modes de vie, les manières d’être, de penser, de rêver, d’imaginer, de raconter, d’agir, pour que la grande famille humaine, dans sa diversité, parvienne à faire « humanité ensemble ».

À l’inverse, en affichant brutalement que l’Union fait priorité de protéger le « mode de vie » européen, la présidente de la Commission énonce d’emblée que les autres modes de vie sont dangereux, qu’ils nous menacent. Puisqu’ils ne sont pas d’ici, l’Union leur retire le droit d’être parties prenantes à la discussion, même contradictoire, sur la bonne manière de faire humanité commune avec nos différences. Ils ne font et ne feront donc pas « culture », au sens de la définition de la culture cohérente avec les droits humains fondamentaux.

De ce fait, même après ses dernières déclarations du 16 septembre, madame van der Leyen plante une forteresse symbolique qui va freiner toute tentative des institutions et porteurs de projets de nouer des relations avec d’autres modes de vie pour faire « humanité ensemble », en somme pour faire culture. Tant que la formulation de la mission sera bloquée sur la « protection », la valeur universelle des droits culturels des personnes, comme droits humains fondamentaux, sera niée par l’Union. La responsabilité du commissaire à cette protection sera proprement anti-culturelle tant elle signifie que l’Europe pourrait faire humanité toute seule, en se protégeant des autres membres de la « famille humaine » (pour reprendre les premiers mots de la Déclaration universelle des droits de l’Homme).

*

C’est pourquoi le mot « protection » est le mot de trop, tant il annule l’engagement de l’Union et de ses membres dans la diversité culturelle. La présidente devra ouvertement dénoncer l’attachement de l’Europe à la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 qui affirme, dès son article 2 : « Dans nos sociétés de plus en plus diversifiées, il est indispensable d’assurer une interaction harmonieuse et un vouloir vivre ensemble de personnes et de groupes aux identités culturelles à la fois plurielles, variées et dynamiques. Des politiques favorisant l’inclusion et la participation de tous les citoyens sont garantes de la cohésion sociale, de la vitalité de la société civile et de la paix. Ainsi défini, le pluralisme culturel constitue la réponse politique au fait de la diversité culturelle. »

Avec madame von der Leyen, la diversité culturelle n’est plus le patrimoine de l’Humanité. Au lieu de s’organiser pour permettre le plus possible d’interactions harmonieuses entre les identités culturelles, l’Union devra s’en méfier et multiplier les barrières à la culture des autres.

Funeste conclusion : le retour du « clash des civilisations » est annoncé et, avec lui, des politiques de renoncement aux libertés et à la dignité des personnes. La culture est désormais repli sur soi ; je plains les artistes qui devront garantir qu’ils protégeront le mode de vie européen ! Leur liberté artistique se fracassera sur l’exigence de ne pas troubler le conformisme culturel que désigne la mission principale du commissaire Margarítis Schinás ! Il faut sans doute indiquer ici que le rapport de madame Shaheed sur le droit à la liberté d’expression artistique et de création est un excellent contre-feu à ces risques de restriction arbitraire de la liberté artistique.

Devant cette dérive de la politique européenne, si contradictoire avec l’approche culturelle des droits humains fondamentaux que semble pourtant évoquer madame von Der Leyen, on ne peut que souhaiter que CAE revoit sa pétition et mobilise des parlementaires européens pour que soit modifiée cette horrible mission culturelle de protection européenne contre l’humanité des autres.

Il faut un nouveau sens ; celui de « Commissaire à la protection et la promotion de la diversité des cultures » serait mieux venu pour une Europe soucieuse d’être un phare pour les droits humains fondamentaux, afin de permettre à l’Union de faire, aussi bien que possible, humanité ensemble avec les autres “way of life”.

Ce serait moins oublieux des passés, pourtant douloureux, du rejet des cultures des autres.

Jean-Michel LUCAS

.
Lire aussi de Jean-Michel Lucas : Bordeaux : amnésie douteuse
Malaise à Bordeaux. La ville a fait de la « Liberté » l’affiche publicitaire de sa saison culturelle, pour attirer encore plus de touristes aux spectacles programmés… en faisant l’apologie des explorateurs qui ont mis fin à la liberté de tant d’autres peuples ! Plus qu’une erreur de communication, une faute morale et politique selon notre chroniqueur.

.



 

Publicité

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *