« Les Quatre Coins du cœur », de Françoise Sagan, Plon, 224 p., 19 €.
Ça pourrait être l’histoire d’un homme qui, pour que son garçon reprenne vie, l’emmène au bordel. Ça pourrait être une affaire de notables de province avec sa bande d’affreux : Henri, le patriarche, l’industriel tourangeau qui a fait fortune dans l’importation de cresson ; sa deuxième femme, neurasthénique, « laide et idiote », toujours flanquée de son pique-assiette de frère ; le fils, Ludovic, qui a survécu contre toute attente à un effroyable accident de voiture et que tout le monde croit maintenant « détraqué » (pourtant jusque-là il avait eu un côté « tout-va-bien » qui avait fait tourner les têtes d’une flopée de jeunes filles du 16e arrondissement) ; Marie-Laure, l’épouse de celui-ci, une garce « sophistiquée et sans culture » et sa mère, Fanny, connue pour « son charme, son courage et son cœur », qui va s’émouvoir du sort de son gendre et tenter de le réhabiliter…
Parce que, chez ces gens-là, voyez-vous, on débat au dîner sur la fourberie des Bourbon, on conduit des cabriolets, on vient prendre de bons conseils auprès des mères maquerelles, les femmes ont « l’entrain définitif », on a, selon les jours, « la fierté ou le regret d’avoir été bel homme », les domestiques ont de ces phrases énigmatiques et parfaites (« Monsieur vient chercher Monsieur ») et les médecins ont une vilaine tendance à préférer « leurs diagnostics à leurs patients » (d’où leur agacement face à la survie miraculeuse du pauvre Ludovic).
Perce à tout moment, sous la plume saignante de Sagan, une compassion sincère pour les petits animaux inconsolables et agités que nous sommes
Ce sont des gens de chez Sagan. En droite ligne. Quel cadeau de les retrouver dans Les Quatre Coins du cœur, ce texte inédit, quinze ans presque jour pour jour après la disparition de l’écrivaine. C’est comme de recroiser d’anciens voisins, d’anciens collègues, d’anciens camarades (qui voudrait des amis de ce genre ?) qu’on croyait morts et de se rendre compte qu’ils n’ont pas changé et qu’ils sont intacts dans leur exactitude.
Chez ces gens-là, l’absence d’argent est une maladie, on est balzacien par nature, puisqu’il y a, dans cette vie, vous ne l’ignorez pas, les « petits ambitieux » et les « grands débiles fortunés », on est soit « victime » soit « goujat ». Ici les couples sont souvent affligés par le veuvage, parce qu’on a tendance à mourir en couches, en avion ou à toute allure encastré dans un platane – il y a d’ailleurs des pages magnifiques sur le deuil, sur ses étapes, l’hébétude dans lequel il nous laisse, qui se transforme en deuil de nous-même qu’il nous faut bien finir par supporter, « cette machine à souffrir qui redevient, la nuit, bête gémissante sous les draps, et le jour, visage anonyme qui refoule les larmes ».
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