Pierre Le-Tan s'est éteint

L’illustrateur légendaire est mort hier soir, à 69 ans. Inséparable du Paris sibyllin de Patrick Modiano, son trait pointilleux, d’une clarté éblouissante, enchanta le monde : des revues japonaises au « New Yorker ». Éloge d’un artiste discret. Par Joseph Ghosn et Philippe Azoury
Pierre LeTan s'est teint
Julien Mignot

« Voici l’ouvrage d’un mandarin merveilleux » : ces mots de l’écrivain et essayiste Patrick Mauriès introduisent un livre au titre chimérique, « Epaves et débris sur la plage ». Dans ses pages, des dessins et des textes calligraphiés formant une suite de portraits et de textes. Les traits se confondent : ceux des croquis et ceux des mots. Ils ont ici ceci en commun : la finesse de leur caractère, le mordant de leur précision, la clarté de leur propos.

Ce livre est un de ceux dont Pierre Le-Tan aura été l’auteur, jusqu’à sa disparition, un triste mardi 17 septembre 2019, vers 21h, à 69 ans, un âge décidément trop jeune pour partir, surtout lorsque l’on a été un si fringant dessinateur, un illustrateur sans pareil, sollicité par les plus belles revues, françaises, anglaises, américaines, japonaises, mais aussi invité à donner une couleur, une humeur aux romans et pièces de Patrick Modiano.

Quartiers perdus et villas tristes

Modiano et Le-Tan : ensemble, ils ont conçu quelques livres, à la façon d’une correspondance entre deux obsessionnels dont le splendide Memory Lane, condensé de leurs amours communes pour le passé qui ne cesse de revenir. Mais Le-Tan a aussi longtemps été l’auteur des couvertures des éditions de poche des romans de Modiano, celles que les collectionneurs les plus avisés s’arrachent aujourd’hui, Folio ayant décidé vers le début des années 2010 de remplacer ces dessins en pointillé par des photos un peu sépia, un peu neutres. Les dessins de Le-Tan captaient pourtant comme personne le mystère intrinsèque, essentiel des récits de Modiano. Mais l’époque, sans doute, venait de changer. Elle n’était plus du tout la même que celle qui vit Pierre Le-Tan débuter, en 1969, dans les pages du New Yorker. Et elle n’était même plus celles qui suivirent et durant lesquelles il construisit une œuvre tout à la fois singulière et ancrée dans le temps, dans les frémissements du moment, entre les années 1970 et 2000.

La mondanité comme retranchement

Qui était Pierre Le-Tan ? Pour beaucoup, peut-être un dessinateur mondain, mais pour ceux qui ont pris le temps de plonger dans ses livres, il était bien plus que cela. Il était unique, et différent. Né en 1950, fils du peintre Le-Pho, il a navigué entre ses livres d’artiste, des dessins pour des magazines comme Vogue ou Fortune, et des travaux pour la publicité. L’un des derniers dessins aperçus de lui a d’ailleurs été fait pour le groupe Kering : il en avait dessiné le siège récemment installé dans l’ancien hôpital Laennec, rue de Sèvres, pour une carte de vœux.

Paris, ses immeubles, ses rues, ses souvenirs étaient autant son sujet qu’ont pu l’être des grandes figures, artistiques ou mondaines, des années qu’il a traversées : sur les rabats de couverture de son livre Rencontres d’une vie, on peut lire, écrits de sa main, les noms des figures qu’il y dessine. Cecil Beaton, Christian Bérard, Bernard Buffet, Truman Capote, Jean Cocteau, Lady Diana Cooper, Le marquis de Cuevas, Christian Dior, Maurice Escande, Jacques Fath, Horst P. Horst, Lila Iribarne, Philippe Jullian… Et dans son carnet des années Pop, il dessine Pierre Clémenti, Karl Lagerfeld, Rudof Noureev, Yves Saint Laurent…

Les mêmes noms, peu ou prou, qui reviennent dans un petit livre enchanteur qu’il publia à la fin des années 90 : carnets des années Pop, où son trait regardait avec une distance quasi blessée, ces figures de la culture late sixties qu’il était de bon ton, autrefois, de tenir pour le comble du modernisme. Ces noms avaient fané, mais l’amour secret, fétichiste, que Le-Tan leur vouait avait su rester intact.

Collectionner

De ses quelques traits fins, il a ainsi surtout été le dessinateur d’une toile improbable capable de relier les salons de New York aux bars de Paris, la littérature de son ami Jean-Jacques Schuhl aux souvenirs de voyages dans des villes et des mondes en train de passer, de doucement devenir des fantômes. Cela est remarquable dans ses dessins en noir et blanc. Et peut-être plus encore dans ses derniers livres, où les dessins prennent de la couleur et sont de plus en plus consacrés à des figures inconnues mais qui paraissent toutes avoir quelque chose de lui, surtout dans le livre Quelques Collectionneurs. Pierre Le-Tan tend là les portraits de personnages souffrant, si on peut dire, des mêmes travers que lui : tous des collectionneurs invétérés. Collectionner aura ainsi été le grand geste, en plus de celui du trait, de sa vie. Le-Tan a d’abord été un collègue de vente aux enchères, avant de devenir lui-même un objet de collection auprès de ses fans. Qui sait ce que Pierre Le-Tan a possédé à un moment de sa vie ?

Un cabinet de curiosité

Un jour de juin 2015, nous avons eu la chance de partager quelques heures avec lui, chez lui, quelque part dans Paris, un immeuble tout blanc, dans un quartier entre l’Assemblée et les ministères, un appartement haut de plafond, où nous avons pu admirer ce qu’il accrochait aux murs, les livres qu’il empilait dans ses bibliothèques et qui jonchaient ses tables. Incunables et ouvrages illustrés, de plusieurs siècles, des toiles ou des gravures. Son goût s’affirmait là, dans ce cabinet de curiosités qui aurait pu nourrir des universités entières tant Pierre Le-Tan semblait avoir construit autour de lui un ensemble de savoirs, de fétiches et de traces menant vers des personnages oubliés, des interstices de la culture, des époques fécondes trop vite délaissées. Il nous avait dit qu’il pouvait, lors d’une vente aux enchères, ou sur la foi d’une liste de libraire ou d’antiquaire, s’enflammer pour une rareté. Et qu’il lui fallait ensuite trouver comment payer tout cela.

Sa passion était vive, intacte et la discussion, tout en timidités, dériva aussi sur ces rues de Paris où subsistent encore quelques librairies peu visitées et qui nécessitent souvent de traverser des quartiers entiers à pied, pour s’y retrouver.

L’invisible

C’est qu’au delà des moments mondains, des soirées et des dessins montrant les gens de la nuit, ses proches, Pierre Le-Tan était aussi un étrange amoureux de ces choses qui subsistent après le départ des auteurs. Les amassait-il pour se protéger du monde ? Pour créer un musée à soi ? Toujours est-il que sortant de ce moment chez lui, il nous a fallu nous asseoir dans un café, longtemps, pour continuer ce rêve que nous venions de vivre : Pierre Le-Tan, curieux de tout, conservait une lucidité foudroyante et un humour si doux qu’il nous fit l’effet instantané d’une cure de jouvence. Dans les quelques lignes d’introduction à son Rencontres d’une vie, il évoque « ce soldat inconnu du combat sans merci qu’est la mondanité ». Peut-être parlait-il de lui-même. Mais au moment d’écrire ces lignes, nous avons surtout envie de retenir, à son sujet, ces mots de Jean-Jacques Schuhl, son ami, en préface d’un petit livre de dessins, 11 collectionneurs : « dans le charme secret de ces salons, une ombre donc, qui n’appartient plus à personne, furtive, un rien, presqu’invisible : un peu d’une âme qui passe. »