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Le langage mis au pas par les nazis: une enquête de Victor Klemperer

Alors que son pays basculait dans les ténèbres, Victor Klemperer devint un exilé de l’intérieur, décrivant avec minutie la contamination de la langue par l’idéologie nazie. Frédéric Joly consacre à cet amoureux des Lumières un essai passionnant

La confiscation de la langue par le nazisme telle que l’a révélée Victor Klemperer n’a rien de daté. Les leaders d’extrême-droite aujourd’hui, à l’instar de Jair Bolsonaro, «tordent» eux aussi la langue pour imposer leurs vues.   — © (imago images/ZUMA Press)
La confiscation de la langue par le nazisme telle que l’a révélée Victor Klemperer n’a rien de daté. Les leaders d’extrême-droite aujourd’hui, à l’instar de Jair Bolsonaro, «tordent» eux aussi la langue pour imposer leurs vues.   — © (imago images/ZUMA Press)

Au cœur de l’Allemagne nazie, à Dresde, il y avait un homme, professeur de langues romanes, qui sentait jour après jour se resserrer autour de lui les roues dentées du quotidien. Sa foi dans les Lumières françaises, auxquelles il consacrait le meilleur de son érudition, il ne pouvait plus la cultiver que dans son couvre-feu intérieur. Peu à peu privé d’étudiants, de permis de conduire, de téléphone, de carte de bibliothèque et de revenus, il se décida à décrire en secret et par le menu l’intoxication langagière que le nazisme faisait subir à sa chère langue allemande. Il se ferait diariste du langage ordinaire.

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Son matériau, pas besoin d’aller le chercher dans les bibliothèques, il s’étalait devant lui: conversations entre voisins, journaux, discours d’Hitler, romans, cinéma. Au fil des jours s’accumulèrent ainsi des centaines de feuillets soigneusement dissimulés qui, espérait-il, pourraient un jour lui servir. Il n’en était pas sûr, tant son corps était entamé, son psychisme en lambeaux, son trésor de papiers menacé.

Cet homme, c’est Victor Klemperer, auquel Frédéric Joly, dont on connaît déjà les essais et traductions, consacre aujourd’hui un livre riche et instructif. Klemperer mourra finalement en 1960. Son œuvre, mais aussi sa figure exemplaire d’exilé de l’intérieur, occupent désormais une place importante dans la conscience allemande de l’après-guerre. Frédéric Joly évoque son parcours au fil d’un thème majeur, celui de la contamination de la langue ordinaire par le contexte idéologique de son époque.

«In lingua veritas»

Car la langue, la langue ordinaire de tous les jours est bien plus qu’un simple instrument de communication: elle est un révélateur sans pareil de l’esprit d’une époque, de ses préjugés, de ses distorsions. Klemperer: «Il arrive que l’on veuille dissimuler la vérité derrière un flot de paroles. Mais la langue ne ment pas. Il arrive que l’on veuille dire la vérité. Mais la langue est plus vraie que celui qui la parle». «In lingua veritas» était sa devise.

Il montrera ainsi par exemple comment les métaphores mécanistes (on soumettait les enseignants à une «révision», comme un moteur) ou naturalistes (le fameux Lebensraum, qui légitime l’espace vital potentiellement menacé par l’étranger) ont envahi le parler ordinaire. Ces formules, qui semblent inoffensives à force de les entendre, se sont immiscées dans les esprits. Au final, elles légitiment un langage de la fonctionnalité et de l’efficacité, donnant lieu à ce que Klemperer a appelé la LTI, «Lingua Tertii Imperii», la langue du IIIe Reich.

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Dans cet essai de bout en bout passionnant, Frédéric Joly restitue dans toute son ampleur la force de cet extraordinaire geste critique de Klemperer consistant à dévoiler les subtils processus de confiscation de la langue par le nazisme. Mais la thèse qui le guidait – «In lingua veritas» – comme elle guide l’essai de Joly est tellement forte qu’on ne peut pas ne pas penser à notre époque. A l’heure où l’on profite des vacances pour «recharger ses batteries», où tout n’est que «connexion», «news» (fake ou pas), «expérience utilisateur», «objet intelligent», ou encore «maximisation», «optimisation» et «sécurisation», «performance», «rendement», «in- et output»; à l’heure où le français est ventriloqué par l’anglais, comment ne pas s’interroger sur le mystérieux mais évident rapport du langage au temps, y compris, bien sûr, le nôtre? Klemperer nous y invite, notre temps nous y oblige.

Essai, Frédéric Joly- La langue confisquée. Lire Victor Klemperer aujourd’hui - Premier Parallèle, 288 p.