C’est un drôle de petit tableau (une trentaine de centimètres de hauteur) figurant dans des teintes sourdes un frêle oiseau sur son perchoir. Il est représenté comme en trompe-l’œil, sur un fond uni où se projette son ombre. Spécimen de l’espèce des chardonnerets – reconnaissable à son masque rouge et à son aile rehaussée d’une bande jaune –, le volatile fixe le spectateur. Immédiatement, un détail interpelle : sa patte est tristement retenue prisonnière par une chaînette ! Aussi, au XVIIe siècle en Hollande, est-il commun de posséder ces petits passereaux bariolés, et même de les dresser à s’hydrater seuls à l’aide d’un sceau miniature. Mais, en raison de sa courte entrave, l’oiseau de compagnie peut à peine voleter ou battre de l’aile…
L’auteur de cette œuvre attendrissante ? Un certain Carel Fabritius, artiste hollandais né en 1622 à Middenbeemster, ayant rapidement pris goût à la peinture grâce à son père, lui-même amateur. À seulement 20 ans, il rejoint l’atelier du grand Rembrandt (1606–1669) à Amsterdam, le temps d’une année. Suffisamment longtemps pour devenir son élève le plus talentueux ! Puis, rapidement, il s’éloigne des clairs-obscurs de son maître pour se rapprocher d’une palette plus lumineuse, souvent comparée à celle du peintre hollandais Johannes Vermeer (1632–1675), sur lequel il aurait exercé une grande influence. C’est ainsi que Carel Fabritius est considéré comme le pont reliant le génie baroque de Rembrandt et celui, plus intime mais aussi énigmatique, de Vermeer.
En 1654, l’artiste âgé d’une trentaine d’années s’est remarié après la mort de sa première femme et vit désormais à Delft. Au matin du 12 octobre, alors qu’il travaille au portrait du sacristain Simon Decker dans son atelier de Doelenstraat, une série d’explosions frappe toute la ville. Une poudrière aurait été – selon l’hypothèse des historiens – embrasée par les projections d’étincelles d’une lanterne. Cette catastrophe surnommée « Le Coup de tonnerre de Delft » va raser tout le quartier est de la ville et faire des centaines de morts. Fabritius quant à lui agonise durant plus de six heures dans les décombres, entouré de plusieurs de ses chefs-d’œuvre réduits en cendres. Il décède dès son arrivée à l’hôpital, laissant derrière lui la promesse d’un génie en devenir.
Un « petit morceau de rien, mais très beau et extrêmement précieux. »
Théophile Thoré-Burger
De sa dizaine d’œuvres rescapées, certaines sont des contributions de l’atelier de Rembrandt et d’autres s’inspirent de l’esprit critique du maître, comme La Sentinelle (1654), où un soldat endormi durant son exercice est entouré de symboles moralisateurs (un chien vigilant, une sculpture de Saint-Antoine luttant contre les tentations). Parmi les œuvres connues également, une véritable curiosité : un paysage de Delft anamorphosé, probablement destiné à être inséré dans une boîte optique pour en restituer la perspective avec plus de profondeur encore. Cette minuscule toile collée sur un panneau de bois évoque les recherches effectuées alors par Vermeer avec sa camera oscura, qui lui permettait de peindre des perspectives illusionnistes.
Mais, surtout, parmi les quelques toiles qui ont survécu à l’artiste et qui nous sont parvenues, le Chardonneret, peint quelques mois auparavant. Elle se distingue par sa lumière naturelle douce et éclatante à la fois. L’œuvre était probablement destinée à une famille provenant de La Haye (dont le nom « De Putter » signifie « chardonneret » en néerlandais). Pour réaliser l’effet en trompe-l’œil, Fabritius avait pris soin de ne pas s’attarder sur les détails, se focalisant plutôt sur l’essentiel à l’aide de lâches coups de pinceau, et créer ainsi une illusion parfaite une fois la toile fixée sur une paroi de couleur crème. Mais qu’est-il arrivé à ce tableau durant la déflagration ? Est-il resté dans l’atelier pourtant détruit ? Le mystère demeure, et participe à l’incroyable destin de cet oiseau au pouvoir de phénix, dont la trace a été perdue pendant plus de deux siècles !
En 1859, le Chardonneret est retrouvé à Bruxelles par le critique d’art français Théophile Thoré-Burger, qui se lie d’amitié avec son nouveau propriétaire, un riche collectionneur. Quelle joie ressent-il, lorsque ce dernier lui offre l’œuvre après sa mort ! Il expose alors son « petit morceau de rien, mais très beau et extrêmement précieux » lors d’une rétrospective consacrée à Vermeer, à Paris, en 1866. En même temps que les œuvres du maître hollandais, jusque-là peu reconnues, le grand public découvre donc la petite toile de Fabritius. Trente ans plus tard, elle est achetée lors d’une enchère par Abraham Bredius, le directeur du Mauritshuis de La Haye.
Terminus : une petite salle tapissée de motifs baroques au cœur du musée de l’Âge d’or de la peinture hollandaise, où la liberté guette le chardonneret entre deux fenêtres. En 2003, l’écrivaine américaine Donna Tartt découvre l’oiseau « si brave et si digne » à cet endroit précis et, estimant qu’il est « sa propre petite merveille », échafaudera une intrigue poignante autour de ce petit tableau à la force inestimable qui se retrouve de manière fortuite entre les mains d’un jeune garçon orphelin. Récompensée par le prix Pulitzer de la fiction en 2014, elle est depuis le 18 septembre adaptée au cinéma sous son titre d’origine, garantissant toujours plus de rayonnement à ce petit talisman majeur de l’histoire de l’art.
En savoir plus :
Découvrez le mini-site du Mauritshuis consacré au Chardonneret
À voir
“Le Chardonneret” de John Crowley avec Ansel Elgort, Oakes Fegley et Nicole Kidman • Sorti en salle le 18 septembre 2019 • 150 min.
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