Une nouvelle étape dans la reconnaissance de ce combat aurait-elle été franchie ? Ce mardi 29 octobre, les 11 groupes de travail érigés au sein du Grenelle contre les violences conjugales ont remis leurs propositions à Marlène Schiappa.

L'un d'entre eux était consacré aux violences psychologiques et à l'emprise. Il a présenté douze mesures à Marlène Schiappa, dont celle-ci, qui a fait grand bruit : le fait de reconnaître le suicide d'une victime de violences conjugales comme forcé. Juridiquement, il deviendrait une circonstance aggravante à l'infraction qui réprime actuellement le harcèlement moral par conjoint.

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Une mesure présentée à Marlène Schiappa

Engagée contre les violences conjugales depuis le début de sa carrière, lorsqu'elle était alors avocate, Yael Mellul (co-dirigeante de ce groupe de travail, avec Hélène Furnon-Petrescu, cheffe du service des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes) porte notamment le combat pour faire reconnaître le suicide forcé chez les victimes de violences conjugales.

Pour la coordinatrice juridique du pôle d'aide aux victimes de violences du Centre Monceau à Paris, c'est une réalité : les violences conjugales peuvent pousser au suicide.

En ce sens, elle avait notamment poursuivi Bertrand Cantat en justice, après le suicide de son épouse, Krisztina Rády, en 2010. La même année, l'ancienne avocate avait obtenu la reconnaissance juridique des violences psychologiques au sein du couple.

"C'est [...] en toute connaissance de cause que les hommes violents font courir à la victime un risque psychique grave qui l’a directement conduite au suicide", défendait-elle dans une tribune publiée sur Marieclaire.fr il y a un an, en septembre 2018.  

Marie Claire : Depuis votre tribune, avez-vous l'impression que la notion de suicide forcé a fait du chemin ?

Yael Mellul : À force d'en parler, cela suscite une réaction chez les familles concernées, qui ont enfin le sentiment d'être reconnues. C'est ce dont je peux me satisfaire pour l'instant. De plus en plus de familles me parlent pour évoquer le drame absolu qu'elles ont connu. Par exemple, une mère dont la fille s'est suicidée à cause des violences conjugales qu'elle subissait. Jusqu'à présent, ces femmes étaient totalement invisibles, on n'en parlait pas, elles n'étaient pas encore dénombrées.

Parfois, la liberté ultime d'une femme face aux violences conjugales est le suicide.

Il faut que cela rentre dans la conscience publique. C'est un peu la même problématique que pour la notion de féminicide. Parfois, la liberté ultime d'une femme face aux violences conjugales, son dernier moyen pour sortir de la prison mentale dans laquelle elle se trouve, est le suicide. Il faut que cela rentre dans les mentalités. 

Ces suicides forcés doivent-ils être comptabilisés parmi les féminicides ?

Oui, et il est absolument indispensable de les dénombrer dans les victimes de violences conjugales. Une étude sortie récemment montre qu'en faisant cela, on double le nombre de féminicides rien que pour l'année 2018. C'est énorme ! 

Quel est l'objectif du groupe que vous co-dirigez dans le cadre du Grenelle contre les violences conjugales ? 

Cela fait deux ans que je demande à la création de ce groupe à Marlène Schiappa. Je le co-dirige avec Hélène Furnon-Petrescu. Il est composé d'experts : psychiatres, psychologues, dont une ayant fait une thèse sur le lien entre les violences sexuelles et le suicide, un médecin spécialisé sur les syndromes de stress post-traumatiques, un magistrat, un procureur et une avocate spécialisée dans la défense des victimes. Des anciennes victimes vont aussi être entendues. Je lance d'ailleurs un appel aux familles dont une proche s'est suicidée à cause des violences conjugales qu'elle subissait, pour qu'elles viennent parler à ce groupe de travail. 

Je lance un appel aux familles dont une proche s'est suicidée à cause des violences conjugales qu'elle subissait

Nous devons remettre un rapport et des propositions le 29 octobre. Il sera présenté à des parlementaires dans un premier temps, puis transmis directement à Edouard Philippe et Emmanuelle Macron, dans la perspective du 25 novembre [Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, ndlr].

Quel est le plus urgent à faire selon vous ? 

Qu'on reconnaisse ces femmes comme victimes de violences conjugales, au même titre que celles qui sont mortes sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint. Il faut faire évoluer les mentalités pour que cela devienne une évidence et par là, que soit reconnu responsable l'auteur des violences qui ont conduit cette femme au suicide. Il faut que ce soit aussi évident que dans la sphère du travail, où il est reconnu que le harcèlement moral peut conduire au suicide. 

Le plus urgent est de reconnaître ces femmes comme victimes de violences conjugales.

À ce titre, il faut une infraction criminelle spécifique. Il est fondamental de nommer les choses. 

Pourquoi avoir spécifié que votre groupe s'intéresse à la détresse psychologique de ces femmes ? 

Pour rappeler que les violences psychologiques agissent en amont de toutes les autres formes de violences. Il est absolument nécessaire d'extraire de leur environnement les femmes victimes de violences psychologiques de la part de leur conjoint, avant même que les violences physiques ne surgissent. Les violences psychologiques sont la racine du mal. 

Les violences psychologiques agissent en amont de toutes les autres formes de violences.

Si des femmes ne portent pas plainte, c'est à cause de l'emprise qu'a leur compagnon sur elle. Comprendre ce phénomène d'emprise peut permettre de diminuer ce fléau des violences conjugales, à partir du moment où on tente d'extraire les victimes le plus vite possible. Il faut leur rappeler qu'au bout, c'est la mort qui les attend. La femme se retrouve psychologiquement détruite, même si elle réussit à sortir de cette relation. Les anciennes victimes disent souvent que les violences psychologiques les ont plus affectées encore que les violences physiques. 

En quoi la compréhension du mécanisme de l'emprise psychologique est-elle primordiale pour lutter contre les violences conjugales ?

Il faut mesurer le courage nécessaire pour passer la porte d'un commissariat alors qu'on est dans un état de destruction psychologique inimaginable. Si une femme reste auprès de son conjoint violent, c'est parce qu'elle est sous emprise et n'a plus de résistance psychologique. 

L'emprise est un concept extrêmement complexe, car on fait rentrer de la psychologie dans le système judiciaire. On ne peut pas non plus demander à la justice et aux forces de l'ordre une connaissance innée de l'emprise. Mais il est absolument nécessaire qu'ils soient formés à déceler immédiatement une femme sous emprise. Il y a un tout un faisceau d'indices à connaître. 

Quand quelqu'un vient porter plainte, il faut savoir déceler une femme dont la faculté de jugement est altérée, ce qui se repère à son discours flou, au fait qu'elle a l'air isolée, ou perdue. C'est aussi aux médecins généralistes, qui sont souvent les premiers contacts de ces femmes, aux assistantes sociales, à la famille, aux voisins de savoir déceler tout cela. Un amaigrissement, une perte d'emploi, le fait de ne plus arriver à s'occuper de ses enfants, une dépression, la prise de médicaments, d'alcool, des tentatives de suicide, un comportement à risque, sont autant de signaux d'alerte. 

Lutter contre les violences conjugales relève-t-il d'une responsabilité collective, et non pas d'affaires privées, comme on l'a longtemps cru ? Est-ce qu'elles sont, finalement, l'affaire de toutes et de tous ?

Absolument. On n'entend plus du tout ces discours disant qu'il ne faut pas parler de ce qui se passe à la maison. On va d'ailleurs vers un traitement beaucoup plus juste et réaliste de ces situations. On rentre aussi dans une ère d'une société extrêmement individualiste, et il faut réinjecter de la citoyenneté. Aider les femmes victimes de violences conjugales, c'est de la citoyenneté. Si on ne le fait, on risque de se retrouver en situation de non-assistance à personne en danger, du moins du point de vue moral.