Ces matériels militaires français qui bafouent les droits de l’Homme

Véhicule MIDS de Renault Trucks Defense, localisé au Sinaï.
Véhicule MIDS de Renault Trucks Defense, localisé au Sinaï.
Véhicule MIDS de Renault Trucks Defense, localisé au Sinaï.
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En quelques années, la France est devenue le troisième pays exportateur d'armes au monde. Cette performance repose notamment sur des contrats passés avec des États qui utilisent ces équipements français pour réprimer la population civile ou commettre des crimes de guerre.

► Une enquête d' Abdelhak El idrissi, cellule investigation de Radio France, en partenariat avec Lighthouse Reports et Disclose

Le terrible conflit au Yémen a mis en débat la question des ventes d'armes françaises à l'Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. Toutefois le Yémen n'est pas le seul endroit où du matériel militaire français est utilisé contre des populations civiles ou dans le cadre de dispute de territoires en violation des règles internationales. 

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En Egypte, vendre et "la fermer" sur les droits de l’Homme 

C'est le cas en Égypte. Un pays dirigé d’une main de fer par le maréchal al-Sissi qui avait conduit en 2013 la répression contre des manifestants pro-Morsi, l'ancien président islamiste. Dans la région du Sinaï, officiellement, l'armée égyptienne, aidée par les forces de sécurité intérieure, fait la guerre aux terroristes. Mais plusieurs ONG, dont Human Rights Watch qui a publié un rapport en mai 2019, dénoncent de "graves abus et crimes de guerre" perpétrés par l’armée et la police. Le tout commis en toute impunité selon des observateurs. "La zone est complètement fermée aux journalistes, un blackout complet a été organisé donc personne n'a accès véritablement à ce qui se passe sur le terrain, explique Aymeric Elluin, chargé de plaidoyer armes chez Amnesty International. Or on a quand même réussi à documenter une vidéo qui montre l'exécution extrajudiciaire de personnes civiles.

Parmi les vidéos disponibles sur la situation au Sinaï, certaines tournées par les forces de sécurité égyptiennes, à des fins de propagande, montrent des véhicules français. Des blindés légers de type Sherpa fabriqués par la société français Arquus (anciennement Renault Trucks Defense). Ici à partir de 2'40'' : 

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Le Sherpa aurait été vendu à l’Égypte au moins jusqu’en 2014. Une date qui a son importance. Cela signifie que la France a continué à vendre des véhicules à l’Égypte après août 2013, soit après que les pays membres de l’Union européenne s'étaient engagés à ne pas vendre à l’Égypte de matériel pouvant servir à la répression interne. Une décision prise quelques semaines après l’évacuation violente de manifestants au Caire qui a fait plus de 800 morts. 

La France considère qu’elle ne rompt pas son engagement, puisqu’elle vend des armes à l’armée égyptienne et non pas à la police qui était en première ligne dans la répression. Mais dans les faits, et comme le montrent de nombreuses vidéos, les véhicules Sherpa sont bien utilisés par la police, aujourd’hui encore au Sinaï. 

Véhicule Sherpa de fabrication française en action au Sinaï en 2018.
Véhicule Sherpa de fabrication française en action au Sinaï en 2018.
- Gouvernement égyptien

"Le dommage est donc irréparable, déplore Aymeric Elluin. La France a autorisé l'exportation de véhicules à destination du ministère des Armées, alors que ces véhicules ont été documentés ensuite dans les mains des forces de sécurité. Ils n'ont pas pris en compte le risque de détournement et le fait que ces véhicules servaient à la répression interne". 

Selon la journaliste Anne Poiret, autrice du livre Mon pays vend des armes (Les Arènes, 2019), la position de la France s’explique par le poids que représente l’Egypte aujourd’hui dans les ventes d’armes. “C’est devenu notre premier client sous François Hollande. Des sources au sein du ministère des Affaires étrangères m'ont expliqué que l'argument industriel passait avant toutes les considérations politiques et diplomatiques. Il fallait vendre et notamment vendre le Rafale. Et le reste passait derrière" précise-t-elle. Dans ce contexte, la question de la répression interne n’aurait pas pesé lourd : "Pour dire les choses de façon plus familière sur les droits de l'Homme, on leur demande de la fermer" précise la journaliste. 

Au Cameroun, des camions français au service de tortionnaires  

La lutte contre le terrorisme est aussi au cœur d’affrontement au Cameroun entre l’armée et les djihadistes de Boko Haram qui terrorisent le nord du pays. Envoyés en première ligne, les forces spéciales du bataillon d’intervention rapide (BIR) se livreraient, selon les ONG, à des violences sur des civils. "Les membres du BIR ont commis énormément d'exactions, ont tué des centaines de civils, précise Ilaria Allegrozzi, spécialiste du Cameroun pour l'ONG Human Rights Watch. Certains sont arrêtés de manière arbitraire et détenus dans des conditions inhumaines, torturés dans des centres de détention illégaux."  

Là encore, des vidéos disponibles sur internet nous ont permis de découvrir que le BIR était notamment équipé de véhicules blindés Bastion, de fabrication française.  

Vingt-trois engins de ce type ont été livrés au Cameroun en 2015 et en 2016, alors même que les autorités camerounaises étaient déjà mises en cause dans des rapports d'ONG. Officiellement, la France soutient la lutte contre Boko Haram et contre les terroristes. Une intention compréhensible qui est cependant questionnée par les réalités du terrain. 

D’autres exactions seraient commises par le BIR dans le cadre d’un conflit entre l’État et des sécessionnistes anglophones dans le nord-ouest et le sud-ouest du pays. “Les abus, souvent, se passent alors que l'armée recherche des séparatistes dans des villages. Des opérations qui se transforment en véritable vengeance sur la communauté qui est accusée d'avoir des liens avec les séparatistes armés."

Au large du Sahara, des bateaux pour contrôler la pêche marocaine en territoire disputé 

Il arrive également que du matériel français soit utilisé dans des conflits moins meurtriers mais qui bafouent le droit international. 

Ainsi, depuis 1975, le Maroc occupe le Sahara occidental, considéré comme l’une de ses provinces. Après une période de conflit ouvert, le Maroc et les indépendantistes du Front Polisario ont signé un cessez-le-feu en 1991 sous l’égide de l’ONU. C’est théoriquement le statu quo. 

Mais des ONG soutiennent que le Maroc organise depuis plusieurs années la colonisation du territoire disputé, et d’en piller les ressources naturelles. Ainsi, la majorité des poissons marocains seraient pêchés au large des côtes sahraouies. "Dans un territoire occupé, qui plus est occupé illégalement, la puissance occupante, le Maroc en l'occurrence, n'a pas le droit d’en piller les ressources, rappelle Hélène Legeay, consultante en droits humains et spécialiste de la question. Le Maroc, avec la complicité d'États étrangers, se livre depuis des dizaines d'années au pillage des ressources naturelles du peuple sahraoui.

Cette exploitation des ressources halieutiques est notamment rendue possible par une forte présence militaire marocaine. La marine est très présente dans les ports de Laâyoune et Dahkla. Or nous avons découvert sur de nombreuses images satellites des navires près de ces zones. Des bateaux dont certains sont de fabrication française, et qui ont été livrés récemment par la société Piriou.

Quelle responsabilité pour les entreprises ? 

Aucune des entreprises françaises mentionnées plus haut n’a répondu à nos questions. Seul le CIDEF (Conseil des industries de défense françaises) nous a écrit : 

"L’action des industriels s’inscrit dans le strict cadre de la réglementation française en matière de vente d’équipements militaires à l’exportation. Aucune vente de systèmes n’est effectuée sans une autorisation préalable. Les industriels ont la volonté d'appliquer la Loi dans toute sa rigueur et son ampleur et s’inscrivent dans le respect des principes internationaux relatifs aux droits de l'Homme et aux entreprises." 

L'autorisation des exportations de matériel militaire relève en effet du gouvernement. Pour Arnaud Idiart, consultant en exportation d’armes : "Cette affaire de vérification du respect des droits de l'Homme, vous comprenez bien que l’industriel n’y est pour rien." 

Un argument rejeté par les ONG. Celles-ci cherchent désormais à alerter sur la responsabilité des entreprises, et non plus seulement celle des États. "Si on parle de la responsabilité pénale des industriels, on va estimer leur connaissance du risque, confronté au fait d'avoir continué à vendre vers certains lieux géographiques particulièrement dangereux", analyse l’avocate Laurence Greig. 

FrenchArms est une enquête initiée par le média néerlandais indépendant Lighthouse Reports, en coopération avec Disclose et la participation d'Arte, Mediapart, Bellingcat et la cellule investigation de Radio France.

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