La haute mer : un vide juridique aux énormes enjeux environnementaux

Publicité

La haute mer : un vide juridique aux énormes enjeux environnementaux

Par
Bien qu'elle abrite une biodiversité très riche, la haute mer n'est toujours pas protégée par manque d'accord international.
Bien qu'elle abrite une biodiversité très riche, la haute mer n'est toujours pas protégée par manque d'accord international.
© Getty - Pgiam

Alors que le GIEC s’apprête à publier fin septembre son rapport consacré aux océans, la question des zones au-delà des juridictions nationales, autrement dit la haute mer, est au cœur des enjeux environnementaux.

Comment protéger l’océan, quand la plus grande partie appartient à la fois à tout le monde et à personne ? La question est posée aux Etats depuis déjà plus de trente ans et la création de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, en 1982. Avant cela, les fonds marins étaient si méconnus que peu imaginaient qu’ils puissent abriter une biodiversité riche. Aujourd'hui, les scientifiques et les ONG pressent les gouvernement de protéger les mers et les océans. Le prochain rapport du GIEC, le groupe international d'experts sur l'évolution du climat, sera publié fin septembre et portera sur l'océan.

En 1965, Jean Dorst publie son livre prémonitoire, Avant que nature meure. Or, souligne Bruno David, le président du Museum national d’Histoire naturelle, “Jean Dorst affirme dans son chapitre sur les océans qu’il n’y a pas de problème. Cinquante ans plus tard, on se rend compte qu’il y a d’énormes problèmes”. Julien Rochette, directeur du programme Océans de l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), ajoute que la haute mer a longtemps été "délaissée" par manque de technologie pour l'explorer : "on pensait que ce n'était qu'un vaste désert. Or, il y a une biodiversité très riche". 

Publicité

Des négociations sont en cours

Personne n’a de prise sur les zones au-delà des juridictions nationales (ZAJN), autrement dit la haute mer. La navigation et la pêche y sont libres. En l'absence d'une autorité internationale, c'est à chaque État de faire la police en haute mer, mais uniquement avec ses propres pavillons. Il y a aussi le fond de la haute mer. En 1994 est créée l’Autorité internationale des fonds marins, toujours sous l’égide de la Convention des nations unies sur le droit de la mer. Cette autorité déclare le fond de la mer “patrimoine commun de l’humanité”, et donc l’impossibilité de s’en approprier les richesses. Mais en l’absence d’une réglementation internationale contraignante, les contrôles sont inexistants. Autrement dit, au-delà des Zones économique exclusives (ZEE) des Etats, soit environ 370 kilomètres (200 miles marins) au large de leurs côtes, un vide juridique persiste.  

Capture d'écran d'une carte des Zones économiques exclusives, proposée par le site marineregions.org, de l'Institut marin des Flandres.
Capture d'écran d'une carte des Zones économiques exclusives, proposée par le site marineregions.org, de l'Institut marin des Flandres.
© Radio France - Laura Dulieu

C’est tout l’enjeu des négociations en cours depuis déjà seize ans : en 2004, l’Assemblée générale de l’ONU crée un groupe de discussion informel pour échanger sur l’avenir de la haute mer. Les négociations sont officiellement lancées en 2015, pour normalement aboutir en 2020. La troisième session de discussions s'est achevée fin août. Elles portent sur l’élaboration d’un accord spécialement consacré aux ZAJN, qui englobent deux aspects : d’une part, la colonne d’eau au-delà des ZEE, et d’autre part la zone internationale des fonds marins, soit le sol et le sous-sol de l’océan après les plateaux continentaux. Cela représente environ la moitié de la planète. Les discussions autour de cet accord se concentrent sur quatre points en particulier : 

  • Les ressources marines génétiques : leur utilisation et le partage de leurs bénéfices
  • Les études d'impact environnemental
  • Le renforcement des capacités et transfert de technologie
  • Les aires marines protégées

Ce dernier point est déjà mis en place par certains états à l'intérieur des Zones économiques exclusives. Comme l'explique Julien Rochette, de l'IDDRI, "aujourd'hui, chaque état peut créer des espaces marins protégés dans ses eaux, mais il n'y a aucun mécanisme existant en haute mer"

Les aires marines protégées - Julien Rochette, de l'IDDRI

1 min

Une aire marine protégée est un espace qui a un régime de protection renforcée, supérieure à ce qui l'environne, qui limite les activités humaines : les transports, la pêche, la recherche scientifique. Aujourd'hui, beaucoup d'instruments existent pour protéger les océans. Le problème n'est pas tant de créer de nouveaux outils que de mettre en oeuvre ce qui existe déjà.                                                                    
Julien Rochette, de l'IDDRI

Les Enjeux internationaux
9 min

Un accord indispensable pour protéger l'océan

Au-delà des enjeux de partage des richesses et d'exploitation des ressources, l'enjeu environnemental est énorme : la haute mer représente 64% des océans. Or, l'océan est au cœur des solutions contre le réchauffement climatique. Comme l'explique Françoise Gaille, directrice de recherches émérite au CNRS et vice-présidente de la plateforme Océans & Climat, "l'océan est capable de stocker un tiers du CO2 qui résulte des activités anthropiques, mais surtout d'emmagasiner plus de 90% de la chaleur qui découle des conséquences des gaz à effet de serre. Imaginez la température sur Terre si on n'avait pas cet océan ! Il nous protège d'un changement climatique radical." 

Par ailleurs, l'océan jouit d'une immense inertie : comme l'explique Bruno David, "pour le moment l’océan nous rend d’énormes services : nous devons une respiration sur deux à l’océan, à travers la fabrication d'oxygène. Mais c’est un système qui a une inertie énorme. Dans la circulation thermohaline, c’est-à-dire la circulation de la masse d’eau autour de la planète liée à sa température, sa salinité, _une goutte d’eau met 1 000 ans à faire le tour de la Terre__. Donc, si on dérègle cette circulation thermohaline, c’est un système qui a une inertie de 1 000 ans qu’on est en train de dérégler._" Parmi les risques d'un tel dérèglement : la désoxygénation de l'eau, selon Françoise Gaille.

L'océan n'a pas la même temporalité que nous : c'est un temps long, une infinité de générations. Cette circulation permet un recyclage de l'ensemble des éléments qu'il y a sur terre. Tout revient à un compteur zéro, lessivé, lavé. Ça fait partie de la fonctionnalité de l'océan. Jusqu'à quand va durer cette capacité ? A cause du changement climatique, il se peut que les courants diminuent. (...) S'il n'y a plus cette circulation thermohaline, on grille comme un œuf sur le plat.                                                                
Françoise Gaille, directrice de recherches émérite au CNRS

La désoxygénation de l'eau - Françoise Gaille

2 min

Appliquer les règles existantes plutôt que d'en créer

Faut-il alors créer une organisation internationale pour la protection des océans ? Pour Julien Rochette comme pour Frédéric Le Manac, directeur scientifique à l'association "dévouée aux océans" Bloom, nul besoin de créer de nouveaux outils : "Ce qu’il faut, c’est du contrôle. Il y a très très peu de contrôle sur les bateaux de pêche. Cela ne sert à rien de créer des nouvelles lois par-dessus les lois existantes, il y en a des centaines sur la pêche, il suffit de mettre en œuvre ce qui existe déjà. On a des solutions, il faut simplement qu’on s’assure que les textes soient retranscrits dans les lois et que les lois soient appliquées." Le militant cite l'exemple du thon rouge, dont la protection a rapidement porté ses fruits en Méditerranée.

Les populations de thons rouges étaient à leur plus bas niveau historique. Dès qu’on a mis en place des mesures contraignantes de gestion des pêches et qu'on s’est assuré que ces mesures étaient respectées, la population de thon rouge en Méditerranée a rebondi de manière spectaculaire. C'est le fruit d’un plan de gestion mis en œuvre et contrôlé.                                                        
Frédéric Le Manac, de l'association Bloom

Protégés, les thons rouges en Méditerranée ont retrouvé une population normale.
Protégés, les thons rouges en Méditerranée ont retrouvé une population normale.
© Radio France - Gerard Soury

Mais attention au trop plein de technologies pour "réparer" la planète qui peuvent aussi la malmener, mettent en garde Julien Rochette et Bruno David. Certaines solutions ont été tentées par exemple pour fertiliser les océans, en ensemençant du fer dans les fonds marins pour développer le plancton et ainsi accélérer son absorption de carbone. Cette technique s'est finalement avérée peu efficace, et les conséquences sur la biodiversité restent incertaines. Dès 2010, une équipe de chercheurs américains et canadiens pointaient les risques toxiques d'une telle entreprise. Selon Julien Rochette, "les solutions fondées sur la nature sont les solutions bonnes à la fois pour le climat et pour la biodiversité : c'est la protection des écosystèmes marins, des mangroves, des marais".

"Laisser l'océan tranquille"

Nul doute que pour préserver l'océan, l'humain va devoir refréner ses envies d'exploration à tout prix. Selon Françoise Gaille, "le nombre d’espèces que l’on connaît dans l’océan est presque dix fois inférieur à celui des espèces qu’on connaît sur terre". Bruno David ajoute : “l’océan représente 96 % du volume offert à la vie sur Terre, parce que c’est un volume et pas simplement une surface, comme les continents." Soit une zone d'exploration immense. Aujourd'hui, on estime que 20% des fonds marins sont cartographiés. Les progrès technologiques permettent désormais d'explorer et de cartographier de plus grandes zones, plus rapidement. Mais pour Bruno David, l'Homme doit arrêter de se croire tout permis et accepter d'être dépassé par l'immensité de l'océan. 

Il ne faut pas croire qu’on va transformer l’océan en aquarium et qu’on va gérer l’océan comme on gère notre jardin. Ce n'est pas comme ça que ça marche. L'océan sera une solution si on le laisse tranquille. On pense que nous, homo-sapiens, on est tellement fort qu’on va pouvoir gérer la planète ?  Les systèmes sont trop complexes. Il faut accepter notre niveau d'ignorance. On peut bricoler à la marge, certes, mais ça n’apportera pas des solutions globales. La solution globale, c’est qu’il faut émettre moins de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.                                                              
Bruno David, président du Museum national d’Histoire naturelle

27 min