Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

RDC : dans l’enfer des « shégués », les enfants des rues de Kinshasa

Dans la capitale congolaise de près de 11 millions d’habitants, ils seraient plus de 20 000 à survivre, entre ultraviolence, drogues et abandon.

Par  (Kinshasa, envoyé spécial)

Publié le 22 septembre 2019 à 19h00, modifié le 23 septembre 2019 à 11h40

Temps de Lecture 7 min.

Des « shégués », enfants des rues, à Kinshasa en septembre 2019.

L’air est irrespirable, saturé de poussières et de gaz d’échappement. Il est 19 heures et les rues de Kinshasa sont encore encombrées de milliers de voitures cabossées, de minibus défoncés. Une dizaine de gamins se frayent un chemin au milieu de la circulation et s’agrippent à l’arrière des véhicules. Ici on les appelle les « shégués » et la vie de ces enfants est violente, quasi aussi sombre que la nuit épaisse qui tombe sur Super Lemba, l’un des nombreux quartiers chauds de la capitale congolaise.

Benji et Deborah survivent là et racontent par bribes leur quotidien. Pour Deborah*, âgée de 14 ans, le plus dur c’est le contact avec « Les Yankees » (surnom donné aux plus âgés). « Ils nous violent. Ensuite, ils nous tapent, nous prennent notre argent et nos affaires. Pour survivre, je dois me prostituer. » Benji* est plus jeune. 10 ans tout juste, même si cela fait déjà trois années qu’il survit autour du carrefour de Super Lemba. « On dort sur le rond-point, précise-t-il. J’ai faim et j’ai mal, mais je ne peux pas rentrer chez moi car mon père veut me tuer. »

Chaque soir, le Réseau des éducateurs des enfants et jeunes de la rue (Rejeer), une plate-forme congolaise qui regroupe une centaine d’ONG travaillant pour la protection des jeunes et dont Médecins du monde (MDM) est partenaire (prise en charge des victimes, plaidoyer auprès des institutions, prévention…), organise des maraudes dans les quartiers où se regroupent les shégués. Et à l’intérieur de l’ambulance, protégés des dangers de la nuit, les gamins reçoivent quelques soins.

Quasiment autant de garçons que de filles

« Nous donnons des comprimés pour la fièvre ou arrêter des diarrhées, explique John, infirmier depuis onze ans. On désinfecte aussi leurs nombreuses plaies. » Les enfants profitent de ces moments d’intimité pour se confier. « Des récits insoutenables, mais il faut rester fort et ne pas s’apitoyer, explique Désiré Dila, éducateur. Ma vocation est d’aider ces gamins et de leur trouver des solutions. »

Les shégués, qui ont fait l’objet de nombreuses études sociologiques, sont la résultante de l’enlisement de la République démocratique du Congo (RDC) dans une succession de crises économiques et de violents conflits liés à son sous-sol gorgé de richesses (or, cuivre, cobalt, diamants, coltan, cassitérite…). A Kinshasa, où s’entassent dans des conditions souvent rudes près de 11 millions d’habitants, le nombre de shégués serait supérieur à 20 000, avec quasi autant de filles (46 %) que de garçons (54 %).

Lire aussi Article réservé à nos abonnés En République démocratique du Congo, le partage risqué du pouvoir

« Chaque enfant a sa propre histoire, explique le docteur Patrick Lunzayiladio Lusala, coordinateur médical de MDM. Certains se retrouvent à la rue parce qu’ils sont orphelins, d’autres parce qu’ils sont dans une famille recomposée et qu’on ne veut plus d’eux. Il y a aussi tous ceux qui sont une charge économique trop lourde pour leurs parents. »

Beaucoup aussi « prennent la rue » à cause des mouvements évangélistes ou des églises du réveil qui les accusent de sorcellerie. « Le pasteur disait que j’étais un sorcier parce que je me comportais mal avec ma maman, raconte Philippe*, 14 ans. Elle a fini par me jeter dehors. » « Dès qu’il se passait quelque chose de mal à la maison, on disait que c’était de ma faute et on me tabassait, se souvient pour sa part Eric*. C’est pour cela que je suis parti. »

Des « shégués » lors d’une maraude nocturne avec Médecins du monde dans les rues de Kinshasa, en septembre 2019.

« La prégnance du magico-religieux permet d’une part d’éviter les malheurs, d’autre part de rationaliser ces malheurs lorsqu’ils surviennent, peut-on lire dans la revue Mondes en développement (2009) dans un article intitulé “Enfants sorciers à Kinshasa et développement des Eglises du réveil. Le système magico-religieux, reposant fondamentalement sur l’incertitude, permet de trouver systématiquement une explication a posteriori. Or ce sont souvent les plus vulnérables qui sont désignés comme coupables du malheur subi et en premier lieu les enfants. »

La rue a ses codes, ses lois. Pendant des jours voire des semaines, les Yankees martyrisent les nouveaux venus « afin de les endurcir ». C’est un rite de passage, « le baptême », comme ils disent. « Ils les sodomisent et leur tailladent le corps avec des lames de rasoir avant d’uriner dessus », raconte l’infirmier. Les rues de Kinshasa ont aussi leur langage. L’origine du terme shégué, que les jeunes n’utilisent pas entre eux, est incertaine. Certains disent que ce serait une abréviation de Che Guevara, en hommage au révolutionnaire cubain. D’autres, plus nombreux, que le mot viendrait du haoussa, une langue souvent parlée par les commerçants venus d’Afrique de l’Ouest et qui signifie « bâtard ».

Lourdes séquelles psychologiques

Entre eux, les enfants ne disent pas qu’ils appartiennent à un groupe ou une bande, mais à une écurie. Elle se compose généralement d’une dizaine de membres. Ils survivent grâce à la mendicité, de petits larcins et, pour les filles, de la prostitution si elles ne sont pas rackettées. « Pour tenir dans cet enfer, les enfants fument du chanvre ou prennent du 36 oiseaux [de la poudre de tabac appelée aussi Tumbaco]. Ils sniffent de la colle et boivent du lotoko, un alcool artisanal », explique Patrick Lunzayiladio Lusala. Ces dépendances, ajoutées à la violence des chocs traumatiques, peuvent laisser de lourdes séquelles psychologiques. « Il arrive que, pendant plusieurs jours, des enfants deviennent muets ou ne s’expriment que par des cris », indique Désiré Dila.

« Aimant et rejetant la rue à la fois, les shégués revendiquent des attributs singuliers et s’emploient à acquérir des bons comportements de rue en grande partie fondés sur la violence, tout en n’aspirant qu’à quitter ce mode de vie pour acquérir un toit », indique une étude sur les shégués parue dans la revue Politique africaine en 2013.

Suivez-nous sur WhatsApp
Restez informés
Recevez l’essentiel de l’actualité africaine sur WhatsApp avec la chaîne du « Monde Afrique »
Rejoindre

En 2018, plus de 4 100 enfants ont été pris en charge par le Reejer qui leur a fourni une assistance alimentaire, scolaire, de l’accompagnement dans le processus de réinsertion ou la formation professionnelle. « L’ambulance qui accompagne les maraudes permet d’entrer en contact avec les jeunes, de les soigner et de les sensibiliser aux dangers de la rue, assure Frère Leon, directeur de l’Œuvre de suivi, d’éducation et de protection des enfants en situation de rue (Oseper), une structure de la commune de Matete qui héberge soixante-quinze enfants. Ceux qui veulent quitter la rue peuvent nous rejoindre quand ils veulent car notre centre est ouvert 24 heures sur 24. »

Des anciens « shégués » dans le centre de réinsertion Oseper, à Kinshasa, en septembre 2019.

Quand cela est envisageable, des éducateurs contactent ensuite la famille. Puis ils étudient si l’enfant peut être réintégré dans son foyer. Dans le cas contraire, l’ancien shégué va rester au centre et suivre une formation. Albert* avait 5 ans lorsqu’il a été kidnappé par les rebelles d’un groupe armé sur le chemin de son école. Il vivait alors dans la province du Kasaï, à plus de 800 kilomètres de Kinshasa. Jeté au fond d’un camion, le garçon, âgé aujourd’hui de 14 ans, a été battu et contraint à voler dans les rues de la capitale.

« Mais je ne voulais plus le faire, alors je me suis échappé, raconte t-il, en essuyant ses yeux. Je repérais les véhicules en panne et la nuit je dormais à l’intérieur. Je vivais de la mendicité dans une écurie très forte… Puis j’ai entendu parler du centre et je suis venu. Ça fait trois ans que je suis ici et je me sens bien. » Ses parents ? « Je rêve parfois de ma mère mais j’ignore si elle est encore en vie », précise-t-il.

Des rêves plein la tête

Les shégués, qui ne sortent pas de la rue avant l’âge de 15 ou 16 ans, rejoignent parfois les Kulunas, ces gangs ultraviolents qui depuis une quinzaine d’années dictent leur loi à coups de machette dans plusieurs quartiers de la capitale. Ceux qui réintègrent leur famille ou restent dans les centres de réinsertion gardent une chance de se forger un avenir. A l’Oseper, les gamins ont des rêves plein la tête et si Albert souhaite ouvrir une boulangerie, Laurent*, 14 ans aussi, ne jure, lui, que par la mécanique.

Feu Papa Wemba a rendu hommage aux enfants de la rue, à leur énergie et à leurs espoirs. « Shégué chance eloko pamba » entonnait le roi de la rumba congolaise dans Kaokokokorobo, un tube des années 1990. En lingala, il chantait la bonne fortune qui peut survenir à chaque instant à ces gamins qui ne possèdent rien. Car quelques shégués ont fait mentir leur destin et sont devenus célèbres. En 2009, Randi, percussionniste au sein du Staff Benda Bilili, un orchestre kinois de musiciens handicapés, a fait une tournée mondiale avec un premier album bien chaloupé qui s’intitulait Très, très fort.

Lire aussi Article réservé à nos abonnés "Kinshasa Kids" : survivre dans la rue

Côté fille, l’ancienne shégué la plus connue est Rachel Mwanza. Accusée de sorcellerie, elle a été jetée dans la rue à coups de pierre par sa grand-mère lorsqu’elle avait 11 ans. Repérée en 2010 par une équipe belge, elle a tourné dans le film Kinshasa Kids, puis a été sélectionnée parmi des centaines de filles pour interpréter le personnage de Komona, une enfant-soldat, dans Rebelle (2012).

Pour ce rôle, Rachel Mwanza a obtenu diverses récompenses dans des festivals internationaux, dont l’Ours d’argent de la meilleure actrice au Festival de Berlin. Elle a également participé à la cérémonie des Oscars à Hollywood. Rachel Mwanza a été shégué pendant quatre ans et dans la fureur des rues de Kinshasa, elle rêvait chaque soir de retourner à l’école et de devenir actrice.

* Tous les prénoms des shégués ont été modifiés.

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Contribuer

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.