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Au Maroc, Hajar Raissouni, journaliste discrète, devenue un symbole

Arrêtée pour « avortement illégal » et « relations sexuelles hors mariage », la jeune femme relance le débat sur les libertés individuelles et la liberté de la presse.

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Publié le 23 septembre 2019 à 03h23, modifié le 23 septembre 2019 à 10h32

Temps de Lecture 6 min.

Pancarte de soutien à Hajar Raissouni, brandie par des manifestants devant un tribunal de Rabat, le 9 septembre.

A des proches qui lui rendaient visite dans la prison Al Arjat, près de Salé, Hajar Raissouni a déclaré : « Je vais vers mon destin le cœur brisé et la tête haute. » La jeune journaliste doit comparaître ce lundi 23 septembre devant la justice marocaine pour « avortement illégal » et « relations sexuelles hors mariage », des délits passibles d’emprisonnement dans le Code pénal marocain. « Elle attend son jugement, elle est sûre de son innocence », commente sobrement son avocat, Saad Sahli.

C’est dans la journée du 31 août que la jeune femme a été arrêtée à la sortie d’une clinique de Rabat, avec son compagnon. Le gynécologue, l’anesthésiste et la secrétaire médicale ont également été interpellés et poursuivis pour complicité d’avortement clandestin. Tous seront jugés ce lundi devant le tribunal de Rabat.

Si le parquet de Rabat assure que l’arrestation de la journaliste n’avait « rien à voir » avec sa profession, il ne fait pas de doute, ni pour ses avocats ni pour son entourage, qu’elle était bien ciblée. Cette jeune femme de 28 ans, au visage singulièrement juvénile, toujours encadré par un fichu léger desquels s’échappent des mèches brunes, a la particularité d’être la nièce de deux hommes connus et peu appréciés du pouvoir marocain.

Dans une lettre publiée par son journal, la journaliste raconte avoir été longuement interrogée en garde à vue sur ses oncles. Le premier, Ahmed Raissouni, est un intellectuel et idéologue islamiste réputé dans le monde arabe dont les prises de positions sont très hostiles au pouvoir royal. Le second, Souleymane, rédacteur en chef du quotidien arabophone Akhbar Al Yaoum et issu de la gauche libérale, est connu pour ses prises de positions virulentes contre les autorités. Enfin, son cousin Youssef est secrétaire général de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH).

Une occasion de dénoncer des lois liberticides

Souleymane Raissouni rappelle, comme une explication génétique à leur engagement familial, que leur grand-père, Ahmed Ben Mohammed Raissouni, était l’un des leaders de la résistance des Jbalas contre les Espagnols, dans les années 1910.

« Quand Hajar, son journal, sa famille deviennent un peu gênants, ce pouvoir s’active à saper son ambition dans la vie et dans son métier de journaliste », dénonce-t-il. Il tient à rappeler que si l’arrestation de sa nièce est une occasion de dénoncer des lois liberticides, notamment pour les femmes, il s’agit aussi de dénoncer les méthodes d’un « pouvoir répressif » qui utilise ces textes pour procéder à des arrestations arbitraires.

Une de ses amies, émue, s’étonne que cette journaliste discrète soit désormais un symbole : « Hajar a été victime d’une violation de sa vie privée. Son corps est instrumentalisé, c’est inacceptable. Cette affaire nous met face à la réalité du pouvoir en même temps qu’elle ouvre une vraie discussion nationale sur les libertés individuelles et la liberté de la presse. C’est le moment de discuter de nos existences en tant qu’êtres humains au Maroc. On est suivies, on est sous le regard des autorités. On ne peut pas continuer à vivre comme ça, c’est insupportable de suivre des femmes qui vont chez le gynécologue, de fouiller dans le sac d’une femme qui prend la pilule, on ne peut pas continuer comme ça. »

Sur sa page Facebook, la journaliste postait régulièrement des textes courts, très littéraires, dans lesquels elle exprimait ses opinions sur l’actualité marocaine. Le portrait que dresse cette page de son auteure est celui d’une jeune fille de sa génération, qui refuse de composer avec les pesanteurs et l’hypocrisie sociale dans lesquelles se sont englués leurs aînés.

Sa voie : le journalisme

« Hajar est une femme qui croit en la religion, souligne sa cousine Amal. En une religion qui libère, pas une religion qui juge et qui restreint les libertés individuelles, notamment celles des femmes. En tant que féministe, elle défend fermement les droits fondamentaux de toutes les femmes, qu’elles vivent dans un pays laïc, bouddhiste ou musulman. »

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Sa relation avec Refaat Alamin, son compagnon lui aussi arrêté le 31 août, n’était pas secrète. Ses amis savaient qu’elle était tombée amoureuse de ce quadragénaire soudanais. Formateur en droits de l’homme dans le monde arabe au sein des ONG Geneva Institute for Human Rights (GIHR) et Swiss Academy for Human Rights (SAHR), il intervenait notamment sur la question des violences faites aux femmes. Leur amie commune, Kholoud, documentariste, décrit un « homme extraordinaire et éduqué » et un couple « amoureux » dont le projet de mariage cet automne était connu de leurs proches.

Née en 1991 à Larache, au nord du pays, Hajar Raissouni grandit au sein d’une famille conservatrice. Le père est agriculteur (il est décédé en 2017), la mère, femme au foyer. Comme sa sœur Youssra et ses frères Amin, Montasser et Tayeb, Hajar reçoit une éducation religieuse traditionnelle – elle choisit de porter le hidjab à l’adolescence – tout en étant encouragée à s’émanciper. Elle quitte le domicile familial après son bac. Elle s’installe à Salé en 2009 et s’inscrit à la faculté des sciences de Rabat. Après une licence de maths, l’étudiante, qui a le goût de l’écriture et du débat, choisit sa voie : ce sera le journalisme.

Elle s’inscrit à la fac de droit puis de sciences politiques tout en publiant ses premiers articles dans Al ahdath Al maghribia, un quotidien arabophone marqué à gauche. A l’époque, la jeune fille est proche du Mouvement de l’unicité et de la réforme (MUR) créé par son oncle Ahmed Raissouni. Elle est embauchée à Attajdid, le quotidien du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste) où elle travaille deux années.

Lassitude de se sentir sous surveillance

Cette affaire peut sembler ironique aujourd’hui : une journaliste islamiste, victime de lois qu’elle défendait ? « Sauf que Hajar Raissouni n’était pas islamiste et que les lois qui la ciblent n’ont pas été instituées sous un gouvernement islamiste, souligne son amie Salwa, elle aussi journaliste. Elle ne s’est jamais prononcée contre l’avortement contrairement à ce qui a été écrit ici et là. Etre la nièce d’Ahmed Raissouni, qu’elle respecte énormément, ne fait pas d’elle une islamiste. »

Au cours de l’année 2015, Hajar prend ses distances avec le mouvement puis quitte Attajdid en 2016. « Je crois qu’elle était dans une forme de transition entre son éducation conservatrice et son aspiration à vivre sa vie. Elle se posait énormément de questions », relève son amie Salwa. A Akhbar AlYaoum, où elle travaille avec son oncle Souleymane, elle écrit autant sur les manifestations des diplômés chômeurs que sur la crise des étudiants en médecine ou la réforme de l’éducation nationale… Ces derniers temps, elle s’intéressait aux enfants des rues et préparait une enquête sur la communauté chrétienne issue de l’immigration subsaharienne au Maroc.

Journaliste prometteuse, deux de ses articles ont été particulièrement remarqués. L’un sur l’immigration clandestine au nord du pays, pour lequel elle a reçu un prix en mars 2019. L’autre, réalisé cet été, est une interview d’Ahmed Zefzafi, le père de Nasser Zefzafi, le leader du Hirak condamné à vingt ans de prison. « Son approche des événements du Rif est courageuse, souligne son oncle Souleymane Raissouni. C’est une journaliste engagée, moralement. »

Ses amies décrivent une jeune fille « modeste » et « drôle », à « l’intelligence pétillante ». Musicienne, elle joue du oud et du kanoun. Elle aimait autant passer ses étés à Barcelone chez sa cousine Amal que chez elle, dans le Rif, cette région historiquement frondeuse, qu’elle a parcourue pendant les manifestations de l’hiver 2017. Ces derniers mois, elle était plus inquiète. A son amie Kholoud, elle disait sa lassitude de se sentir sous surveillance. Trois mois avant son arrestation, elle lui confiait : « S’il m’arrive quelque chose, ce sera lié à mes oncles. »

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