Plus de 130 décharges sauvages en Ile-de-France : les dessous d’un fléau

Les dépôts sauvages à ciel ouvert représentent l’équivalent de 20 à 25 kilos par an et par habitant. Un phénomène en expansion selon les associations qui touche toute l’Ile-de-France et l’Oise.

 La mer de déchets de Carrières-sous-Poissy, dans les Yvelines, filmée par drone.
La mer de déchets de Carrières-sous-Poissy, dans les Yvelines, filmée par drone. Alban Bernard

    C'est un phénomène en pleine expansion. Les dépôts sauvages, qui défigurent les chemins et les forêts d'Ile-de-France, gagnent les zones urbaines et prennent une ampleur impressionnante. Pas un département de grande couronne n'est épargné. Aux portes de Paris même, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), un terrain vague devenu décharge sauvage est même alimenté par… les services municipaux.

    Dans un rapport, le conseil régional d'Ile-de-France estime que les dépôts sauvages représentent l'équivalent de 20 à 25 kg par habitant et par an. « Il suffit de zoomer sur n'importe quelle vue satellite de toutes les grandes villes pour en trouver », assure Alban Bernard. Ce riverain de la « mer de déchets » de Carrières-sous-Poissy (Yvelines), qui milite désormais pour obtenir « le nettoyage de toutes les décharges sauvages », a créé une application pour cartographier les décharges illégales. « Je reçois a minima un à deux signalement par semaine », assure-t-il. Le collectif Stop Décharges sauvages en comptabilise plus de 130 en Ile-de-France.

    Samedi, plusieurs dizaines de volontaires ont débarrassé une partie des gravats de la mer de déchets, dans le cadre de la World CleanUp Day, la plus grande action citoyenne pour nettoyer la planète. Une goutte d'eau au regard de l'ampleur de la tâche.

    Celle de Carrières-sous-Poissy, dans les Yvelines, serait la plus conséquente dans la région, avec ses 7000 tonnes de gravats entassés sur l'équivalent de onze terrains de foot, mais d'autres grandissent à vue d'œil, comme à Boissy-l'Aillerie (Val-d'Oise) où 4500 tonnes ont été déversées dans les champs en quelques mois.

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    A chaque fois, le même scénario se répète. Des camions d'entreprises du bâtiment débarquent à la nuit tombée, parfois même en plein jour, pour déverser béton, pots de peinture, plâtre et autres déchets en tout genre, y compris des polluants dangereux comme de l'amiante et des solvants, dans des quantités astronomiques qui laissent à penser que les professionnels se repassent le mot pour éviter de payer la mise en décharge… qu'ils facturent pourtant à leurs clients.

    Dans le Val-de-Marne, les membres de la page Facebook « Ivry : la déchetterie est aussi dans la rue » sont convaincus que « des artisans peu scrupuleux payent de la main à la main des gens qui leur proposent de les débarrasser de leurs encombrants car ça leur coûte moins cher que la déchetterie ».

    L'Etat et les collectivités se renvoient la balle

    Pourtant, riverains et associations ont l'impression que rien ne bouge pour lutter contre ces dépôts. Qui doit s'en charger ? Si la gestion des dépôts sauvages relève du maire, certaines associations, comme Rive de Seine Environnement, dans les Yvelines, voient dans ces montagnes de déchets une véritable décharge, censée répondre aux normes des Installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) et donc entrer dans le champ de compétence du préfet.

    Seulement, l'Etat ne l'entend pas de cette oreille. « C'est une problématique locale, sous le coup de la responsabilité des communes, tranche le cabinet de Brune Poirson, secrétaire d'Etat à la Transition écologique et solidaire. Les communes sont souveraines sur leur territoire, la ministre n'a pas autorité pour envoyer des tractopelles. Tout part toujours d'un petit tas de déchets qui grandit s'il n'est pas géré dès le départ. » Chacun se renvoie la balle et pendant ce temps rien ne bouge.

    Les élus locaux, eux, se sentent le plus souvent impuissants. « On a beau nettoyer, le site est toujours alimenté, c'est sans fin », constatent-ils. Dans le Val-d'Oise, par exemple, le fléau coûte cher : le conseil départemental consacre chaque année 1,2 million d'euros rien que pour le nettoyage des routes de son ressort. Sans compter les dépenses pour l'achat de barrières, plots en béton et autres dispositifs dissuasifs pour empêcher l'accès à certains terrains. La région, elle, rapporte des coûts de l'ordre de 7 à 13 euros par habitant. Résultat, « c'est le contribuable qui paie, et non le pollueur », pestent les associations d'une seule voix.

    Les maires en première ligne

    A Carrières-sous-Poissy, le maire assure avoir eu connaissance du problème trop tard. « C'est un riverain qui a posé une caméra de nuit, se souvient le maire (DVD) Christophe Delrieu. C'est comme ça qu'on a compris qu'il y avait parfois dix camions chaque nuit. Mais ces images n'ont pas de valeur juridique. Ensuite, on a poursuivi des camions quand on en a vu sur le site. Même moi, je l'ai fait. J'ai eu plus de chance que le maire de Signes (Var), tué en voulant empêcher un véhicule de déverser des gravats. J'ai vu ce camion, comme ceux qui vont sur les parkings de magasin de bricolage prendre de la main-d'œuvre le matin, entrer sur le chemin. Il y avait un numéro de portable. Mais il était immatriculé à l'étranger, son propriétaire pas solvable… »

    De son côté, la ville d'Ivry a récemment mis en place un service de lutte contre les incivilités pour enrayer la malpropreté, doté d'une trentaine d'agents pour suivre, prendre en photo chargement et plaque d'immatriculation des véhicules. « On joue en permanence au chat et à la souris avec les contrevenants », explique son responsable, Gonzague Vernaudon. Mais ça ne suffit pas. Après avoir reçu l'aide d'entreprises pour évacuer la trentaine de tonnes accumulée en trois mois dans une rue de la ville, la mairie a fini par fermer l'artère et le maire (PCF), Philippe Bouyssou, a annoncé que des pièges photographiques « destinés à capturer les plaques d'immatriculation des contrevenants » allaient être installés.

    Des preuves difficiles à établir

    Ce qui exaspère les élus et les associations, c'est aussi l'impunité qui semble bénéficier aux pollueurs. « Concrètement, quand on récupère un déchet estampillé comme une facture ou un courrier dans une décharge, c'est un indice mais pas une preuve », explique la commissaire Yannette Bois, numéro 2 de l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP).

    Et de la même manière qu'avec les ordures ménagères abandonnées sur la voie publique, « son propriétaire assure qu'il l'a déposé au bon endroit, que ça a été déplacé », constate-t-elle. « Faute de preuve, qui peut être constituée par des témoignages ou de la vidéoprotection en règle, la jurisprudence, c'est la relaxe assurée », ajoute l'enquêtrice, qui traque les systèmes organisés. « Nos dossiers ne concernent pas l'abandon de déchet par opportunisme, mais l'organisation d'un véritable trafic… » Même si la frontière entre les deux n'est pas évidente…

    Orry-la-Ville. La décharge sauvage serait utilisée par une entreprise de terrassement de Seine-Saint-Denis.LP/Benjamin Derveaux

    A Orry-la-Ville, une décharge sauvage estimée à 8000 m3, probablement la plus grosse de l'Oise sur un site naturel, est entre les mains d'un juge d'instruction de Senlis. Selon nos informations, trois personnes ont été placées en garde à vue au printemps. « Mais c'est un dossier dans lequel il est difficile de déterminer les responsabilités de chacun », indique une source proche du dossier.

    Les chantiers du Grand Paris inquiètent

    Il y a pourtant urgence à trouver des parades. Les chantiers vont se multiplier en Ile-de-France avec les rénovations urbaines et la construction du Grand Paris Express, le supermétro. Sur son site Internet, la société du Grand Paris (SGP) indique que « la construction du Grand Paris Express va générer en une dizaine d'années quelque 45 millions de tonnes de déblais. Ce volume représente une augmentation annuelle de 10 à 20 % de la production totale de déchets issus des chantiers franciliens ». Pour rassurer, la SGP explique qu'elle a développé un outil de traçabilité des terres excavées.

    De son côté, le gouvernement veut appliquer une écotaxe sur l'achat des matériaux, comme pour l'électronique, afin de rendre accessibles les déchetteries gratuitement. La loi devrait aussi « renforcer les pouvoirs du maire pour faire immobiliser les véhicules pris en flagrant délit, permettre l'exploitation de la vidéosurveillance », indique le ministère, qui a rencontré les organisations représentant la filière du bâtiment en cette rentrée. « Chacun a pris ses responsabilités : la reprise gratuite des gravats et la multiplication des déchetteries ouvertes aux professionnels, mais aussi le renforcement des sanctions. On va donner davantage d'outils aux maires, faire en sorte que les professionnels n'aient plus d'excuse. »

    Jusqu’à sept ans de prison encourus