Entretien inédit pour le site de Ballast
Convoquant la mémoire internationaliste de la guerre d’Espagne, André Hébert a rejoint le Rojava (ou Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie) pour défendre, sous le nom de Firat, la révolution au sein de ses armées. Son livre, Jusqu’à Raqqa, est un journal de guerre : il rend compte des mois passés, entre 2015 et 2017, à lutter contre l’État islamique. Sans haine, écrit-il : il fallait seulement le mettre « hors d’état de nuire ». Mais la fin du califat ne signe pas celle des hostilités. À la faveur d’un pacte conclu avec les États-Unis, Erdoğan vient de renoncer à attaquer une nouvelle fois le Rojava. L’un de ses trois cantons vit déjà sous occupation turque depuis début 2018 : la situation demeure instable pour la révolution communaliste, menacée, en outre, par le nationalisme acharné de Damas — avec qui les autorités kurdes se voient contraintes de négocier. « Mon esprit est peuplé de fantômes, ceux de mes amis morts au combat », écrit-il encore. Nous nous sommes entretenus avec le militant marxiste de 27 ans, qui réside actuellement en France.
La seule explication que je trouve, c’est qu’il s’agit, pour la rédaction de Mediapart, d’un moyen de remercier ses sources. Elles l’informent sur quantité de sujets : il faut des renvois d’ascenseur de temps en temps. Visiblement, c’en est un. Tout ce papier obéit au schéma narratif du ministère de l’Intérieur depuis des années. Il ne donne à lire que des suppositions, des éléments que la police n’arrive pas à prouver. Mediapart n’a pris aucun recul : leur rédaction a déroulé le tapis rouge à l’argumentaire du pouvoir. Tout en me citant à deux reprises — ce qui ne contrebalance rien. C’est un papier anxiogène et mensonger. Sans parler, dans l’affaire qui me concerne, du fait que Mediapart commet une erreur grossière : la Justice m’a donné raison. Elle m’a rendu mon passeport et m’a indemnisé.
Vous écrivez dans votre livre que, quand bien même la révolution du Rojava trahirait un jour « ses promesses », cela ne salirait en rien l’expérience internationaliste qui fut la vôtre. Est-ce encore une crainte, cette trahison ?
« Les YPG nous disaient qu’ils étaient, sous les Assad, des citoyens de seconde zone. Que leur langue était méprisée, interdite. »
Toute révolution peut être trahie, l’Histoire l’a montré. Sur place, j’ai parfois eu des doutes mais je n’ai jamais cessé de soutenir la cause. C’est d’ailleurs un risque moins présent, aujourd’hui. Même si, pour survivre, les Kurdes doivent passer un accord avec le régime de Bachar el-Assad et négocier, avec les Américains et la Turquie, une zone de sécurité. Un risque existe, à l’avenir, que les YPG/J [branches armées du Parti de l’union démocratique, ndlr] intègrent, le couteau sous la gorge, l’armée syrienne. Ce qui amoindrirait considérablement tous les bienfaits de la révolution. Mais, aujourd’hui, je suis confiant. Ces derniers temps, face à la Turquie, les Kurdes ont clairement fait savoir qu’ils ne céderaient pas les territoires pour lesquels ils ont combattu. Ils n’ont pas l’air de vouloir faire des concessions dangereuses.
Vous insistez sur le caractère tyrannique du régime de Damas. Est-ce une manière de rappeler que Daech n’était pas le seul ennemi ?
La guerre civile syrienne a, assez tôt, débouché sur un statu quo entre le Rojava et le régime syrien. Pour ce dernier, la partie kurde (le nord, donc) ne représentait pas un enjeu vital et stratégique. Même s’il y eut, au début de la guerre civile, des combats entre les Kurdes et le régime (on parle d’un millier de morts), Assad et le Rojava étaient trop occupés à combattre leurs ennemis respectifs pour se combattre eux-mêmes. L’intégralité des gens avec qui j’ai discuté là-bas détestent le régime. Les YPG nous disaient qu’ils étaient, sous les Assad, des citoyens de seconde zone. Que leur langue était méprisée, interdite, qu’ils n’avaient pas de papiers, pas de passeport. Que les secteurs dans lesquels ils vivaient avaient été volontairement sous-développés. Qu’ils avaient difficilement accès aux emplois publics. Bref, les Kurdes sont victimes, depuis longtemps, de discriminations en Syrie. Je voulais rappeler que même si ces deux camps ne sont pas entrés en guerre l’un contre l’autre, il n’existe aucune proximité entre eux.
Rebelles salafistes de Jabhat al-Nosra, nord d'Alep, 2014 (Hosam Katan/Reuters)
Certains, à gauche, ont déploré que le Rojava et l’opposition syrienne ne marchent pas main dans la main…
Aux premiers temps de la guerre civile, des unités arabes ont combattu à Kobané, avec des Kurdes, contre Daech. Quand j’étais à Raqqa, mes compagnons d’armes étaient tous arabes. Pratiquement tous avaient servi dans l’Armée syrienne libre avant de rejoindre les Forces démocratiques syriennes. Mais la réponse à votre question est simple : l’opposition à Assad a été complètement noyautée et prise en main par les islamistes. Aucun accord n’était possible avec les YPG/J. À quoi il faut ajouter que la Turquie a entièrement mis la main sur l’opposition à Assad, ajoutant des mercenaires aux islamistes. Tout rapprochement a donc été impossible.
Une autre critique, toujours à gauche, a porté sur l’implication des États-Unis : le Rojava est accusé d’être une base-arrière de l’impérialisme occidental. C’est délirant ?
« Raisonner en termes de pureté idéologique, c’est une affaire de révolutionnaires européens dans des salons. »
Complètement. Quand un groupe révolutionnaire a à sa charge la vie de millions de personnes, il se voit aussitôt confronté à la question des puissances impérialistes régionales et internationales. En Syrie, elles sont toutes présentes, et s’affrontent toutes. Les Kurdes ont manœuvré intelligemment. Ils ont joué des rivalités entre les nations. Ils ont fait des alliances de circonstance — pour leur survie, tout simplement. Raisonner en termes de pureté idéologique, c’est une affaire de révolutionnaires européens dans des salons. Quand tant de vies sont en jeu, oui, il faut faire des alliances stratégiques. Au Rojava, tous les gens que j’ai rencontrés savent parfaitement que les Américains ne sont que des alliés de circonstance. Ça s’arrête là.
Vous estimez que les organisations révolutionnaires françaises, qu’elles soient marxistes ou libertaires, n’ont pas été à la hauteur. Qu’elles ont alterné entre une « position équivoque » et un « soutien critique ». Pourquoi cette prudence ?
Ces organisations ont effectivement manqué à leurs devoirs. Elles n’ont pas analysé dans le détail la complexité de la guerre civile syrienne. Elles sont passées à côté de la révolution du Rojava. C’est extrêmement grave. Peut-être existait-il aussi une forme de condescendance : c’est le Moyen-Orient, il y a tout le temps des guerres là-bas, c’est trop compliqué… Soutenir le Rojava impliquait que ces organisations viennent sur place, que ce soit dans le civil ou dans le militaire, pour être acteurs de la révolution et, de retour, transmettre en Europe ce qu’elles y ont appris. Ces organisations se mobilisent contre le capitalisme en France mais elles se sont rendues compte qu’elles n’étaient pas prêtes à aller au bout de leur engagement révolutionnaire. Déficit d’analyse et hypocrisie lâche, donc.
Le Chiapas zapatiste jouit, lui, d’un soutien quasi unanime.
La gauche anticapitaliste se montre également bien moins critique avec la cause palestinienne. Comment l’expliquer ? J’ai encore du mal à l’appréhender rationnellement.
Combattantes du Rojava (Flickr Kurdishstruggle)
Le fait qu’il existe, en France, une OPA des libéraux sur la « question kurde » ne pèse-t-il pas ? On pense bien sûr à Fourest, Kouchner, BHL…
Si, c’est certain. Les Kurdes ont détruit le califat de l’État islamique pour leur propre survie, non pour faire plaisir à l’Occident. On les a dépeints comme les fers de lance de la lutte contre le jihadisme : un certain nombre de personnalités se sont greffées sur eux et ont dénaturé, par leur communication médiatique, le mouvement révolutionnaire. Elles ne parlent pas du socialisme, des communes. Elles n’ont parlé que des femmes contre l’État islamique. Bien sûr que le féminisme est réellement le premier pilier de la révolution — Öcalan [cofondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan, ndlr] écrit noir sur blanc qu’il faut libérer les femmes pour commencer à libérer la société. Mais un cadre du Parti me disait regretter que la communication se fasse, à l’international, uniquement sur cette question, souvent traitée de manière caricaturale. Tout en me disant qu’ils ne pouvaient refuser cette exposition, dans un contexte de survie, d’autant qu’ils n’étaient pas responsables de ce que les Occidentaux retenaient de leur lutte.
Vous évoquez la mémoire de la guerre d’Espagne. Le point commun avec le Rojava, est-ce l’antifascisme ?
« Les Kurdes ont détruit le califat de l’État islamique pour leur propre survie, non pour faire plaisir à l’Occident. »
Il y a cet aspect. J’utilise le mot « fascisme » parce que la révolution l’utilise pour qualifier ses ennemis. Pour eux, Daech et Erdoğan sont des équivalents des fascismes que nous avons connus en Europe. Ce qui ne signifie pas que je transpose exactement les deux époques et les deux situations. Mais c’est aussi lutter aux côtés de révolutionnaires socialistes et féministes contre cet État ultra-nationaliste, militarisé et policier qu’est la Turquie, ou contre l’obscurantisme ultra-violent qu’est Daech. C’est également de retrouver des gens venus du monde entier, qu’ils soient apoïstes1, communistes ou libertaires, réunis pour le même but et se battant sous une étoile rouge.
Les désaccords historiques entre les marxistes et les anarchistes s’estompent, racontez-vous, sur le terrain. C’est l’un des enseignements de la révolution ?
C’est même l’un des principaux succès du Bataillon international de libération et plus largement des forces armées sur place. Chacun conservait son origine politique et sa grille d’analyse, mais on œuvrait ensemble. Quand on voit l’importance des querelles de chapelles en Europe, leur difficulté à travailler ensemble, c’est ridicule. On passe tellement de temps à discuter de ces divergences… Au Rojava, on était unis. On participait à un mouvement qui est déjà entré dans l’Histoire : on n’avait vraiment pas le temps de se diviser sur des questions idéologiques. Notre urgence, en Europe, c’est le climat ; c’est donc se débarrasser du capitalisme. Il est criminel de nous diviser au lieu d’agir.
Votre ancrage est marxiste. Combattre pour la révolution vous a‑t-il déplacé idéologiquement ?
Je ne dirais pas ça. Mais ça m’a apporté une vision concrète de ce que pourrait être une révolution au XXIe siècle. De voir la pratique, la mise en place des communes, l’introduction de la démocratie dans les forces armées.
Unité de protection de la femme, au Rojava (Flickr Kurdishstruggle)
D’ailleurs, pourquoi avoir choisi ce nom, Hébert, et pas Saint-Just, Roux, Desmoulins ou Robespierre ?
À vrai dire, ce n’est pas vraiment une référence à l’homme que fut Hébert. J’ai fait des études d’histoire, c’était un simple clin d’œil à la Révolution française. Mais, d’un strict point de vue politique, j’aurais choisi Gracchus Babeuf.
Vous avez salué la décision de François Hollande d’avoir appuyé militairement le Rojava. Venant d’un révolutionnaire, c’est un aveu qui pourra en étonner plus d’un !
« Ils ont encadré la propriété privée, ils ont redistribué des terres, et tout ne peut pas se faire d’un coup. »
Ça peut faire grincer des dents. Mais c’est une réalité objective : l’État français a joué un rôle moteur dans la coalition. La France a connu 130 morts sur son territoire [le 13 novembre 2015, ndlr] ; le pouvoir devait donner le change et montrer à la population qu’il comptait lutter contre Daech. Bien sûr que la décision d’Hollande n’était pas désintéressée. Il n’en reste pas moins que c’était une bonne décision. L’envoi de forces spéciales sur le terrain a été bénéfique. Ce n’est pas parce qu’on est révolutionnaire qu’il faut donner dans la critique stérile et obtuse. Je suis le premier à critiquer la politique impérialiste de mon pays, mais je tiens à faire preuve de cette même lucidité quand il y a de bonnes — mais rares — décisions gouvernementales. Sauf à être malhonnête intellectuellement.
En prenant la plume, vous vouliez toucher qui ?
Je ne veux pas m’adresser aux seuls militants, mais aux Français dans leur ensemble. Je m’inscris dans la stratégie des Kurdes, à savoir parler au plus grand nombre pour avoir un maximum de soutiens — vu la puissance de leurs ennemis, on va au plus utile, on n’est pas des purs. Ce livre permet de donner à voir, pour des gens qui ne sont pas forcément politisés, ce que signifié d’être communiste et internationaliste à notre époque.
La révolution reste « inachevée » par bien des aspects, dites-vous. Les défaillances écologiques sont assez régulièrement pointées. Quel autre chantier majeur voyez-vous pour les prochaines années ?
L’ambition écologique vient au départ du PKK, donc de la Turquie. Sa guérilla se déroule dans les montagnes, en symbiose avec la nature et au cœur de cet équilibre. Sans les comparer, son rapport à l’écologie s’intègre à la lutte à la manière d’un certain nombre de peuples indigènes. Au Rojava, qui est un territoire semi-désertique, c’est un tout autre environnement. Dans une économie de guerre, dans un quotidien sous embargo où toutes les forces sont tournées vers la guerre, l’écologie est en effet l’un des points les moins travaillés. L’autre point majeur, et c’est la critique que j’aurais à formuler, c’est que le Rojava, même si bien des choses ont été accomplies, a tendance à faire primer le politique sur l’économique. Ils ont encadré la propriété privée, ils ont redistribué des terres, et tout ne peut pas se faire d’un coup. Mais il faut que le Rojava tienne ce cap, tienne bon sur les coopératives : c’est ce qui conditionne tout le reste. C’est sans doute ma formation de marxiste… Mais c’est une jeune révolution. Les conditions sont extrêmes. Il faut être patient.
Checkpoint à l'entrée de Girke Lege (Al-Muabbada, en arabe), au nord-est de la Syrie (Karlos Zurutuza/IPS)
Le culte de la personnalité mis en place autour d’Öcalan est incontestable. Vous le critiquez, tout en expliquant qu’il y a là un « déplacement de religiosité ». C’est-à-dire ?
C’est une hypothèse que je formule. Ça m’a rappelé la Révolution russe : on retirait les portraits du tsar et les icônes religieuses pour les remplacer par les portraits des dirigeants bolcheviks. Un des points les plus admirables de la révolution, c’est cette forme de laïcité — ils ne l’appellent pas comme ça — qu’ils ont instaurée. C’est un travail de fond qu’ils mènent, dans une société extrêmement conservatrice et religieuse. Ils desserrent l’emprise religieuse sur les populations. D’où ce mécanisme inconscient de transfert.
Votre livre s’achève sur un sentiment : la nostalgie. De la fraternité, de la lutte révolutionnaire, des armes ?
« Nous, militants anticapitalistes, avons enfin un modèle qui existe et qui fonctionne à citer en exemple. »
Du collectif. De l’unité, du but. On sait qu’on change radicalement les choses, la vie des gens. L’existence, en France, c’est le contraire absolu. C’est la raison de cette nostalgie. Ce but collectif, ça n’a pas de prix. On se lève le matin, on souffre, mais on sait pourquoi on est là, on sait qu’on est utiles. Ça tombe sous le sens, et c’est inestimable.
Jamie Janson, un volontaire britannique engagé dans la lutte armée au Rojava, s’est suicidé il y a quelques jours, de retour chez lui. Vous parlez des vies de combattants comme de « vie[s] sacrifiée[s] »…
Six volontaires se sont suicidés, sur place ou de retour chez eux. En Europe, nous n’avons aucune structure d’encadrement. Les Kurdes sont pris en charge par leur communauté ; nous, nous sommes livrés à nous-mêmes. On est en train, avec des volontaires français, de réfléchir comment on pourrait répondre à ces situations psychologiques. La vie d’un combattant révolutionnaire, c’est la mort violente ou la prison : c’est inévitable. Personne n’est dupe. Nous étions conscients de ce que nous faisions. Si on repart, ce sera en connaissance de cause. Bien sûr qu’on ne décide pas de prendre des armes pour aller n’importe où.
Comment peut se traduire, dans le contexte français, la suite de votre engagement politique ?
Honorer la promesse que nous faisons au Rojava : parler de la révolution. Nous, militants anticapitalistes, avons enfin un modèle qui existe et qui fonctionne à citer en exemple. Il est impératif le défendre par tous les moyens. J’ai encore des choses à régler avec la Justice. Et je sais que nous sommes surveillés : on est un peu radioactifs… Si on s’implique dans une organisation, elle sera sous les radars du ministère de l’Intérieur. J’ai tenu à l’éviter.
- De « Apo », surnom d’Abdullah Öcalan. Partisans du confédéralisme démocratique.[↩]
REBONDS
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