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Boris Cyrulnik: «L’apocalypse nous fait vivre»

Les menaces qui pèsent sur la planète, l’avenir de l’humanité, la fragilité du vivant… Le célèbre neuropsychiatre français Boris Cyrulnik nous reçoit en toute liberté dans sa maison, près de Toulon, dans le sud de la France.

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Didier Martenet

Il nous accueille chaleureusement dans sa grande maison qui donne sur la mer, à La Seyne-sur-Mer, juste à côté de Toulon. C’est la cinquième fois que nous le rencontrons chez lui. Les traits de son visage se sont creusés, il a maigri, sa voix est plus douce, plus fragile. Il fait penser, forcément, à la fameuse formule de Marguerite Yourcenar: «Le temps, ce grand sculpteur.»

Neuropsychiatre et inventeur du concept de résilience, c’est-à-dire l’idée que l’on peut surmonter les souffrances et les traumatismes de son passé, Boris Cyrulnik est plus que jamais, à 82 ans, ce penseur immense et inclassable qui adore réfléchir et déteste par-dessus tout ce qu’il appelle «la pensée paresseuse» et les «explications fast-food».

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Boris Cyrulnik, 82 ans, neuro-psychiatre français a vulgarisé le concept de résilience. Il est l'auteur de nombreux ouvrages traitant de la condition humaine.  Didier Martenet

Echappé d'une rafle

Qui mieux que lui, qui a évité de justesse, à 6 ans, la déportation à Auschwitz en s’échappant d’une rafle à Bordeaux par pur instinct de vie, pour analyser la dernière théorie à la mode chez les Verts les plus radicaux: la collapsologie, c’est-à-dire l’idée que l’apocalypse est proche pour cause de «réchauffement de la planète» et de «dérèglement climatique»?

Figures de proue de cette théorie, le Vert français Yves Cochet prophétise que «la moitié de la population du globe aura disparu en 2040» tandis que l’Américain Guy McPherson, professeur à l’Université de l’Arizona, prédit carrément la disparition de l’humanité vers 2030.

- Que vous inspire ce sentiment d’apocalypse imminente?
- Boris Cyrulnik:
C’est un phénomène fréquent: chaque fois qu’il y a un événement social ou culturel bouleversant, que ce soit un changement de millénaire, un changement de siècle ou la révolution d’internet, ça déclenche une angoisse et cette angoisse est interprétée comme l’annonce de la fin du monde. On part de quelque chose de vrai – notre planète est polluée, elle est même peut-être vouée à la mort, puisque tout ce qui est vivant meurt, que ce soient les plantes, les animaux, les êtres humains, les civilisations, les planètes, les étoiles – mais on en tire des conclusions tragiques, parce qu’on aime beaucoup s’affoler.

- Ça fait du bien de s’affoler?
- Mais oui! Parce que ça crée un événement, ça crée de l’émotion. Il n’y a pas de pire stress que l’absence de stress, parce que l’absence de stress, c’est la monotonie, l’engourdissement psychique, la mort de l’âme. On n’est pas mort, mais on est non vivant, donc on souffre. Pour éviter cette souffrance, on crée des situations de stress. Regardez la télévision: les journalistes racontent des événements émouvants, dramatiques, stressants. Regardez les œuvres d’art, le cinéma, la littérature, le théâtre, la philosophie: ils racontent tous le malheur et la tragédie de la condition humaine. On ne se sent vivant que si l’on ressent des événements forts et bouleversants.

- La pensée de l’apocalypse fait vivre?
- Oui, parce que c’est l’attente et l’appréhension de la mort. La plupart des romans commencent ou se terminent par la mort. La littérature policière n’est faite que de morts. Le théâtre grec est fait d’un nombre très élevé de morts. Toutes les œuvres d’art mettent en scène la mort. Le sentiment de la mort, c’est le début de la culture. Quand monsieur et madame Neandertal, il y a 200 000 ans, ont compris qu’ils allaient mourir dans le réel, ils ont compris aussi qu’ils n’allaient mourir que dans le réel mais qu’ils allaient continuer à vivre dans la mémoire des hommes. On allait leur faire une sépulture, c’est-à-dire une mise en scène, un théâtre de la mort. On couchait le corps dans une certaine posture, on jetait des pétales de fleurs, on mettait des aliments, on mettait des pierres colorées. Ces pierres colorées voulaient dire: ceci n’est pas un caillou, ceci est une tombe.

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Boris Cyrulnik s’installe dans son bureau chaque matin à 5 heures, et y reste jusqu’à 14 heures. Il écrit ses livres à la main et non à l’ordi: «C’est un rythme différent, plus profond.»  Didier Martenet

- La mort n’est pas angoissante?
- Elle crée des émotions de peur qui sont délicieuses. Si vous ne me croyez pas, allez dans les fêtes foraines, écoutez les cris des filles sur les montagnes russes. Elles rient, elles crient comme si on était en train de les jeter dans le vide. Elles ont érotisé la peur de la mort, elles ont sécrété des substances du stress, elles sortent avec le feu aux joues. On peut érotiser la mort pour en faire une œuvre d’art, on peut aussi l’érotiser, comme ces filles ou comme les adolescents qui font du hors-piste à skis ou qui se jettent d’un pont avec un élastique. Ils se sentent merveilleusement vivants.

- L’apocalypse annoncée, c’est un besoin d’érotisation?
- Mais bien sûr! Je crois qu’on est plus doué pour la lutte contre le malheur que pour le bonheur. Le malheur est un malheur, bien sûr, mais la victoire contre le malheur est un merveilleux événement. Notre esprit est organisé pour remporter des victoires contre le malheur. Le bébé, dès qu’il sait un peu marcher, s’éloigne de sa base de sécurité, qui est sa maman. Et dès qu’il a peur, qu’est-ce qu’il fait? Il revient se jeter dans les bras de maman. Il éprouve alors ce qu’on appelle une délicieuse activation de l’attachement. Eh bien, on fait cela toute notre vie. Et même quand on arrive à 90 ans, qu’est-ce qu’on raconte? Les merveilleux événements tragiques de notre existence! «J’ai fait la guerre de 14-18, c’était effrayant…»

- Ce récit donne du sens à la vie?
- Le récit organise une représentation du temps: d’où je viens, où je vais… Si je pense «je vais mourir et ma vie n’a eu aucun sens», je déprime. Mais si, sachant que je vais mourir, je pense que je meurs pour ma patrie ou pour sauver la planète, c’est délicieux de mourir, cela a un sens.

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Boris Cyrulnik habite depuis trente ans dans cette vaste maison qui n’est séparée de la mer que par une petite route. En été, il nage chaque jour pendant quarante-cinq minutes. Didier Martenet

- La pensée de l’apocalypse pèse sur la vie des gens, comme la menace nucléaire pendant la guerre froide?
- Il y a l’angoisse de la mort, bien sûr: on a eu peur de la guerre nucléaire, on a peur de la destruction de la planète. Mais il y a aussi cette espèce de jeu avec la mort qui fait vivre. Devant chez moi, au bord de la mer, il y a plein de filles qui font du jogging par 40°C au soleil. Regardez leur visage, elles sont torturées de souffrance physique, et qu’est-ce qu’elles font? Elles rentrent chez elles, elles prennent une douche, elles se sentent bien et le lendemain elles recommencent à souffrir. Elles pourraient rester chez elles à l’ombre, mais elles mourraient d’ennui.

- Le monde est plus avancé que jamais, avec internet, l’intelligence artificielle… Ça ne devrait pas provoquer une vague d’enthousiasme?
- Chaque fois qu’il y a une innovation, 50% de la population est enchantée et 50% est angoissée. Il y a 50% des gens qui ont peur que ça change. Ils veulent des certitudes et ce sont eux qui votent pour Bolsonaro, pour Trump, pour des chefs d’Etat autoritaires. Quand on a découvert le feu, j’imagine que 50% de la population a dû pousser des cris de joie et que 50% a dû vouloir éteindre le feu ou insulter les gens qui maîtrisaient le feu.

- Notre époque déteste l’innovation?
- Chaque fois qu’il y a un grand changement, il y a un pic de suicides. Comment vais-je m’adapter? Comment vais-je faire pour continuer à vivre? On a aussi découvert que le progrès n’est pas linéaire et qu’il a des effets secondaires. On découvre par exemple les antibiotiques et on fait disparaître la syphilis, mais on généralise tellement les antibiotiques qu’on provoque des résistances aux microbes. Et avec les écrans, qu’est-ce qui se passe? On découvre que les bébés qu’on laisse trop devant les écrans se désocialisent complètement et ont un retard de langage parfois presque autistique. Vous voulez qu’on continue? On peut passer l’après-midi…

- On veut sacrifier la liberté donnée par le progrès?
- Oui, parce que le sacrifice est une manière de rétablir une sorte d’égalité sociale. Si vous n’acceptez pas une part de sacrifice personnel, cela veut dire que seul compte votre plaisir et que les autres ne vous intéressent pas: «Moi, j’aime l’avion, je pollue énormément, mais j’aime tellement l’avion que je me moque des autres.» C’est une forme de liberté absolue et perverse. Les pervers ne se sentent pas coupables alors que les hommes normaux se disent: «Je ne peux pas tout me permettre, je vais me racheter. J’ai pollué l’atmosphère, je vais essayer de moins prendre l’avion.»

- On est heureux en ressassant des scénarios de mort?
- Les moines qui vivent tout le temps dans la pensée de la mort sont souvent très heureux. Ils vivent dans le renoncement, ils vivent dans le sacrifice, ils vivent dans la mort, ils pensent à la mort du Christ, à leur propre mort, ils font des cérémonies de mort. C’est leur métier. Et les soldats ont aussi des moments de grand bonheur. Soit pour éviter la mort, soit pour faire la guerre.

- Les gens se sentent mal parce que le progrès est trop rapide?
- Ce qui caractérise le monde vivant, c’est le rythme. Il faut des alternances, de jour, de nuit, de faim, de satiété, de choix, de désir sexuel, d’absence de désir sexuel, j’ai besoin d’une présence, j’ai besoin d’être seul… Toute la vie est faite de rythmes. Or notre culture actuelle, avec internet, va si vite qu’elle détruit les rythmes naturels, ce qui augmente les dépressions.

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Boris Cyrulnik est photographié chez lui à la Seyne-sur-Mer dans le Var. Didier Martenet

- On rêve de revenir à une vie simple?
- On sait que le chaos est source de métamorphose. S’il n’y a pas de chaos, ça va être la même chose indéfiniment, la répétition. S’il y a un chaos, tout recommence à zéro, tout est à repenser: la famille, la société, la sexualité. D’où le goût de la rupture et de la révolution, qui est un stimulus extrême. Biologiquement, l’évolution de la nature se fait par des extinctions d’espèces successives, qui disparaissent dans des situations de chaos. Dans l’histoire de la Terre, il y a eu cinq extinctions de masse qui ont détruit jusqu’à 95% des espèces vivantes, mais à chaque fois la vie a réapparu sous une autre forme.

- L’être humain aime fantasmer sur son extinction?
- La pensée de la mort le stimule. La Révolution française était nécessaire, parce que le peuple avait été racketté par les aristocrates pendant mille ans, mais la Terreur n’était pas nécessaire. Les utopies sont nécessaires pour donner la direction, mais elles doivent rester au ciel. Quand elles descendent sur terre, ce sont des catastrophes. Ça peut être Lénine, le nazisme, l’Inquisition chrétienne, les guerres de religion…

- La collapsologie est la nouvelle utopie?
- Oui, elle désigne un ennemi contre lequel on va se solidariser: ceux qui détruisent la planète, les riches, ceux qui ont le pouvoir. Et alors nous, les êtres moraux, le peuple, on va lutter pour une société juste. On va sacrifier une ou deux générations comme on l’a fait à la Révolution française, et puis après on va réorganiser une autre forme de vie qui va rendre heureux pendant une, deux ou trois générations. Et puis tout va recommencer, parce qu’on ne peut avancer que par la catastrophe.

- L’homme reste libre?
- Le monde change malgré nous, mais on a un certain degré de liberté, on peut changer le monde qui nous change. Les animaux n’ont pas cette liberté: ils s’adaptent ou ils disparaissent. Alors que nous, on peut adapter le monde à nos besoins. C’est ce qu’on fait avec la planète, avec l’avion, avec la télé, avec les écrans… Mais ça ne va pas être facile: on va être bientôt 10 milliards sur terre, la pollution ne va pas s’arrêter…


Par Habel Robert publié le 21 septembre 2019 - 12:43, modifié 18 janvier 2021 - 21:05