ENVIRONNEMENT - Les trois années où Alison Fullerton et son mari, Jay, ont vécu en Europe, plusieurs canicules estivales ont frappé le continent. Comme leur logement à Stuttgart n’était pas climatisé, les deux Américains – qui sont depuis revenus vivre dans le Tennessee – ont acheté un petit climatiseur portable qu’ils surnommaient R2D2.
“On estimait là-bas que chacun a son rôle à jouer pour prendre soin de la planète”, se souvient Alison. “Lorsque l’on se plaignait, ils nous disaient: ‘C’est rien, ça n’arrive que deux semaines par an. Pour les Américains, tout doit se faire sans effort.’”
On le sait, une bonne partie de l’Europe, en particulier au Nord, n’est pas équipée d’air conditionné, comme s’en aperçoivent à leurs dépens les Américains qui s’y rendent lors d’un épisode caniculaire.
Aux États-Unis, 90% des foyers en sont équipés, car la température moyenne dépasse largement 30°C l’été dans les États du sud. Grâce à la climatisation, les logements, les bureaux, les moyens de transport et les centres commerciaux conservent en général des températures très fraîches. En revanche, les habitants d’une grande partie de l’Europe du Nord ont l’habitude de transpirer dans les bâtiments.
Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), un organisme de recherche intergouvernemental, les États-Unis comptaient 374 millions de climatiseurs à usage domestique en 2016, ce qui représente 23% de l’ensemble des installations mondiales, contre seulement 97 millions en Europe, soit 6%.
Rick Fedrizzi, cadre dans le secteur de l’écoconstruction, a récemment eu l’occasion de constater – et surtout de ressentir – la différence lorsqu’il a assisté à une réunion dans des bureaux en Allemagne où la température dépassait 25°C. “Les Allemands ne se plaignaient pas”, se souvient-il, “tandis que nous autres Américains faisions tout pour nous rafraîchir, en nous ventilant et en buvant de l’eau fraîche, tout en espérant que la réunion se termine au plus vite.”
À l’inverse, la climatisation ne fait tout bonnement pas partie de la culture de la majeure partie des Européens. Harry Koninis, un responsable marketing grec qui a récemment déménagé à Bonn, n’a la climatisation ni chez lui ni au bureau, et n’a pas l’intention d’y avoir recours. “Ce n’est pas bon pour l’environnement. Et puis ça fait dépenser beaucoup d’argent en énergie”, déclare-t-il. “Ce n’est pas naturel de maintenir artificiellement des températures aussi basses.”
Les ventes de climatiseurs ont grimpé en France
Cependant, force est de constater que tous les Européens ne sont pas aussi catégoriques. Alors que les étés caniculaires sont de plus en plus fréquents et intenses, il ne fait aucun doute que leur réticence est mise à mal. Selon les déclarations publiques des enseignes spécialisées, les ventes de climatiseurs ont grimpé en flèche en France pendant les quelques jours de chaleur qui ont sévi en juin (+300% sur douze mois, pour une grande chaîne de magasins du pays).
Des progressions de plus de 100% par rapport à 2018
Les chiffres de 2018 font état de 571 000 climatiseurs écoulés, une hausse de + 18 % par rapport à 2017. Un chiffre en constante progression, si l’on regarde seulement quatre ans en arrière, où les ventes s’élevaient à 346 000 unités.
Les méthodes jusqu’ici utilisées en Europe pour rafraîchir les bâtiments ne sont probablement plus adaptées pour faire face à de fortes chaleurs. Les constructions en béton et les bâtiments en pierre construits il y a plusieurs centaines d’années y sont très répandus. Ils conservent leur fraîcheur si les fortes températures ne durent pas plus d’une journée, mais maintenant que l’Europe connaît des épisodes caniculaires plus fréquents et plus durables, les bâtiments retiennent la chaleur et il devient alors impossible de les rafraîchir, comme le précise John Dulac, analyste de l’énergie à l’AIE.
“Un été caniculaire peut être supportable”, explique-t-il. “Quand ça arrive tous les ans, il y a plus de chances pour que vous équipiez d’un climatiseur.”
Selon le Climate Change Service, un programme de l’Union européenne, le mois de juillet 2019 a été le plus chaud jamais observé à l’échelle mondiale, tandis que le mois d’août a failli battre tous les records à cette période de l’année. En Allemagne, où seuls 3% des foyers disposent d’air conditionné, des pics historiques (plus de 42°C) ont été enregistrés. Les températures ont pour la première fois dépassé 45°C dans le sud de la France, contribuant à plus de 1 500 décès selon la ministre de la Santé.
L’AEI estime que ces fortes températures sont appelées à perdurer, ce qui rend la situation beaucoup plus difficile à supporter, même pour les Européens. L’Agence prévoit que le nombre de climatiseurs dans les foyers de l’UE devrait quasiment tripler d’ici à 2050.
Paradoxalement, l’essor de la demande mondiale en matière de climatisation risque d’aggraver le phénomène de réchauffement auquel elle est censée remédier.
Le problème ne se pose pas seulement en Europe. Depuis 1990, les ventes annuelles mondiales de climatiseurs ont quadruplé, jusqu’à atteindre 135 millions d’appareils, selon le rapport Future of Cooling [“Perspectives sur la climatisation”] de l’IEA. Les ventes ont été dopées par la hausse des revenus dans les pays en développement les plus chauds, comme l’Inde, l’Indonésie et le Brésil, et par les épisodes de canicule observés ailleurs. En Chine (qui compte actuellement 1,4 milliard d’habitants), seuls 5% des foyers étaient équipés de systèmes de climatisation il y a 20 ans, contre 65% aujourd’hui.
L’ironie, c’est que la demande mondiale est en hausse et que l’utilisation de climatiseurs menace d’augmenter la température qu’ils sont supposés faire baisser. La production d’électricité provenant en grande partie des énergies fossiles, leur usage accru entraîne une augmentation de la libération des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, réchauffant ainsi la planète et rendant les étés caniculaires. De plus, les climatiseurs utilisent des réfrigérants, les hydrofluorocarbures (HFC), dont le pouvoir réchauffant est des milliers de fois supérieurs au dioxyde de carbone.
Les émissions résultant de l’utilisation généralisée de ces systèmes accentuent la pollution atmosphérique, déjà responsable de plus de six millions de décès par an dans le monde, soit davantage que le sida, la tuberculose et le paludisme réunis. Selon une étude publiée l’an dernier par la revue PLOS Medicine de l’Université du Wisconsin, les chercheurs estiment que les émissions supplémentaires provenant de l’énergie utilisée pour le fonctionnement des climatiseurs dans un contexte de réchauffement climatique pourraient causer 1 000 décès de plus chaque année sur la côte est des États-Unis d’ici à 2050.
Pour David Abel, l’auteur principal de l’étude, il est indéniable que la climatisation peut protéger les citoyens contre les maladies liées à la chaleur et sauver des vies. “Nous n’y sommes pas opposés”, indique-t-il. “Elle est extrêmement importante pour la santé et la sécurité. Mais nous pouvons produire l’énergie qu’elle utilise de façon plus efficace.”
C’est pourquoi, plutôt que de lutter contre l’essor de la climatisation, il s’efforce avec d’autres groupes tels que l’AIE de réduire la quantité d’énergie utilisée. Sans cela, les besoins énergétiques pour le refroidissement de l’air devraient tripler d’ici à 2050, prévient l’AIE.
Selon l’agence, les particuliers achètent le plus souvent des équipements deux fois moins performants que la meilleure technologie disponible, pour des questions de coûts et parce qu’ils ne tiennent pas compte des économies sur le long terme.
Aux États-Unis, le fait de passer à un climatiseur plus efficace, classé Energy Star, permet d’économiser environ 430$ en coûts énergétiques sur une durée de vie de 15 ans, selon l’Office de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables du ministère de l’Énergie. L’achat du modèle le moins énergivore, qui consomme 61% d’énergie en moins que le modèle le plus inefficace, permet d’économiser 1 530 $ sur 15 ans.
Selon l’AIE, les gouvernements fixant des normes minimales d’efficacité énergétique pourraient contribuer plus efficacement à la réduction des émissions. Cela ne veut pas dire que les coûts pour les entreprises et les particuliers seront plus élevés, précise John Dulac. L’AIE a constaté que le relèvement des normes n’entraînait pas nécessairement une hausse des prix à long terme.
Il souligne en effet que les prix de certains appareils ont baissé en raison des progrès de l’innovation et des économies d’échelle des fabricants. Et, selon l’AIE, quand les États-Unis ont relevé les normes d’efficacité imposées aux fabricants de réfrigérateurs ménagers en 1993 et en 2001, le prix moyen des réfrigérateurs a diminué.
“C’est l’exemple type d’une bonne politique”, déclare Stephen Smith, directeur exécutif de l’agence Southern Alliance for Clean Energy (SACE).
De nombreux pays s’emploient déjà à améliorer les normes relatives aux réfrigérants nocifs utilisés dans la plupart des climatiseurs.
En 2016, plus de 60 pays ont ratifié l’amendement de Kigali au Protocole de Montréal visant à réduire les HFC utilisés dans la réfrigération et la climatisation. L’amendement est entré en vigueur en janvier 2019 et bien que les États-Unis ne l’aient pas encore ratifié, plusieurs États, dont la Californie, se sont fixé cet objectif et réduisent progressivement l’utilisation des HFC.
Les particuliers et les entreprises peuvent aussi contribuer à cet effort en achetant des climatiseurs plus efficaces et en adoptant une technologie permettant de réduire la consommation d’énergie. Les thermostats programmables et les appareils intelligents tels que Google Nest, qui détecte le moment où vous sortez de la maison et éteint votre climatiseur, sont des moyens relativement économiques de réduire votre consommation.
Cependant, tous les pays n’ont pas accès aux dernières technologies, et une grande partie du développement économique mondial a lieu dans des régions où la consommation énergétique des bâtiments n’est pas encadrée par des normes strictes, selon l’AIE.
Elle a constaté que les Européens achètent en moyenne des équipements de refroidissement plus efficaces que les habitants d’autres parties du monde (y compris les États-Unis), mais il reste encore beaucoup à faire. Le plus inquiétant, c’est que, quels que soit les comportements des Européens, le nombre d’installations de nouveaux climatiseurs inefficaces dans des pays tels que la Chine et l’Inde devraient représenter près de la moitié des systèmes pour particuliers d’ici à 2050 et causer des dommages irréparables sur l’environnement.
“Ce que je crains, c’est que la hausse des températures, associée à la hausse du niveau de vie dans les pays en développement, ne nous fasse perdre ce que nous avons gagné grâce à la technologie”, ajoute Stephen Smith. “Si nous restons accros aux énergies fossiles, nous allons droit dans le mur.”
Cet article, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Damien Allo et Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast ForWord.
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