En 2014, Stephen Colbert a renoncé à un rôle qu’il a joué pendant dix ans, celui d’un commentateur politique aussi conservateur qu’il était fanfaron. Après avoir mis fin à son émission, The Colbert Report, il est devenu le visage du Late Show, sur la chaîne CBS, dans lequel il est tout simplement lui-même. Depuis, sa popularité ne cesse de croître. Son talk-show diffusé à 23 h 35, numéro un sur ce créneau horaire [avec 3,82 millions de téléspectateurs en moyenne chaque soir], est aussi devenu l’émission la plus regardée chez les 18-49 ans, un segment démographique qui a longtemps été le pré carré de Jimmy Fallon, animateur du Tonight Show. Stephen Colbert et son équipe proposent “un décryptage de l’actualité quotidienne”, selon ses termes, ce qui répond à la demande de beaucoup de gens. “Le monde est incompréhensible actuellement, analyse Colbert. Et toute cette confusion est anxiogène, c’est pourquoi le public a envie d’entendre des blagues.” Et d’ajouter : “C’est aussi pour ça que nous voulons faire des blagues.”

DAVID MARCHESE : Le Late Show se porte très bien, un succès que l’on peut attribuer à plusieurs facteurs : vous avez maintenant quelques années d’expérience, vous bénéficiez d’un coup de pouce de Trump. Mais à votre avis, qu’est-ce qui plaît tant dans cette émission ?

STEPHEN COLBERT : Au printemps 2016, nous avons enfin trouvé le format que je voulais donner au monologue : on n’enchaîne jamais une accroche, une chute, une accroche, une chute. Le point de départ est toujours le même : Je vais vous raconter ce qui s’est passé aujourd’hui. Au début de la campagne présidentielle de 2016, ça nous a permis de nous concentrer sur ce qui nous plaisait le plus, c’est-à-dire l’actualité du jour. Mais vous dites “se porte très bien”, et je sais que vous parlez des chiffres d’audience. (Après un lancement un peu laborieux en 2015, le Late Show animé par Colbert est devenu numéro un de l’Audimat en février 2017, peu après l’investiture de Donald Trump.)

Tout ça pour dire que le président semble chercher à jeter un sort pour empêcher que les gens voient la réalité sous son véritable jour. Nous, on dissèque la façon dont cette m***e vous a été présentée. C’est selon moi la clé de notre succès. Notre boulot consiste à identifier ces m***es, et il n’y en a jamais eu tant que ces temps-ci.

Êtes-vous parfois découragé de consacrer autant de temps aux mauvaises nouvelles ?

J’emploie la métaphore de la boue radioactive, qui correspond à l’actualité quotidienne. Mon boulot consiste à être immergé, telle une barre de carbone, dans un bassin de boue radioactive : je dois absorber les rayonnements que dégagent les délires du jour. Ensuite, on me sort de là et on me jette devant la caméra. Je transmets ces délires au public, mais l’intensité des rayonnements est bien plus faible et elle n’est plus mortelle. Voilà en quoi consiste la mission. Je transforme le poison en quelque chose de divertissant. Est-ce que je m’empoisonne un peu au passage ? Oui. Mais j’ai le privilège de faire les blagues. J’ai besoin du public autant que certains disent avoir besoin de l’émission. Si le spectacle accomplit sa mission sans paraître artificiel, alors le poison est évacué de mon corps.

On dit souvent que l’humour ou la satire soulagent les tensions et l’anxiété que provoque le monde. Mais j’ai l’impression que personne n’est moins tendu ou anxieux. Vous pensez vraiment que l’émission contribue à réduire le stress ?

Oui, l’espace d’un instant. Vous savez, mon médecin m’a informé que si je buvais moins d’alcool en semaine, ce serait préférable. Car c’est ce que j’avais envie de faire en rentrant chez moi : boire un cocktail au whisky capable d’assommer un bison. On est plus détendu sur le moment, mais la tension artérielle monte d’un cran le lendemain, car on a bu plus de 10 centilitres d’alcool fort la veille.

Si on en fait une métaphore, quel élément de l’équation êtes-vous ?

Je suis l’alcool. Il est bien possible que je sois l’alcool. J’ignore comment ça se passe le lendemain pour les gens. Si l’émission se passe bien, peut-être que les téléspectateurs dormiront un peu mieux. Et c’est peut-être l’essentiel de notre mission. Je me répète, mais j’ai la certitude que quand vous riez, vous n’avez pas peur.

Vraiment ? Le rire nerveux ne découle-t-il pas de la peur ?

Je pense que le rire nerveux se distingue du rire. Je dirais même que le rire nerveux prouve que j’ai raison, car il montre que le corps cherche naturellement à évacuer les tensions. Si quelqu’un peut vous aider à évacuer ces tensions et ces peurs, vous êtes momentanément libéré de vos craintes. Si vous n’êtes pas effrayé, vous êtes alors en mesure de réfléchir – et nous allons devoir réfléchir pour nous sortir de ce pétrin.

Ça me rappelle une phrase que vous avez prononcée le soir de l’élection en 2016, pendant votre monologue – très beau d’ailleurs. Vous avez dit quelque chose comme : “Le diable ne souffre pas les moqueries. (Après l’annonce des résultats, Colbert, lors d’un show en direct sur Showtime, a fait un discours émouvant sur l’importance de surmonter les clivages politiques du passé. “J’aimerais conclure cette période électorale sans plus tarder, en adoptant à l’unanimité deux ou trois choses qui nous rassemblent. Je vous préviens, certaines sont un peu loufoques. Mais face à un événement qui vous paraît sans doute horrible, je crois que le rire est encore le meilleur remède. On ne peut pas rire et avoir peur en même temps, et le diable ne souffre pas les moqueries.”)

Voilà. Exactement.

Sans vouloir être cynique, je m’interroge sur les preuves qui vont en ce sens. Les gens se sont toujours moqués des tyrans.

Attendez, vous semblez me faire dire que la satire peut influencer la vie politique. Je me contenterai de paraphraser [le sarcasme de] Peter Cook : la plus grande satire du XXe siècle était les cabarets de Weimar, qui comme chacun sait ont empêché l’avènement de Hitler !

Je n’ai jamais, au grand jamais, prétendu que l’humour avait un quelconque effet. Je n’ai jamais eu l’illusion de changer le monde. Nous sommes à l’antenne tard le soir et ça vous permet peut-être de mieux dormir. Quand j’étais petit, c’était ce que m’apportaient les humoristes. J’ai perdu mon père et deux de mes frères étant petit. (Colbert est l’un des 11 enfants de Jim et Lorna Colbert. Quand il avait 10 ans, son père et deux de ses frères sont morts dans un crash aérien.) Ça m’a anéanti. Mais tous les soirs, je m’endormais au son [des enregistrements des spectacles d’humour] Class Clown de George Carlin, Wonderfulness de Bill Cosby, Richard Nixon: A Fantasy de David Frye. Et, un peu plus tard, A Wild and Crazy Guy et Let’s Get Small de Steve Martin. L’humour m’a aidé à dormir, m’accordait un moment de répit et de bonheur. J