Les Chirac rue de Tournon : derniers rires, dernier soupir

Derrière les murs de l’hôtel particulier qu’il occupait, où ne défilait plus que le dernier carré des fidèles, l’ancien chef de l’Etat, très diminué, est parti en paix, serein.

 Rue de Tournon (Paris VIe), le 27 septembre. Claude Chirac, la fille de l’ancien président de la République, dans la cour de l’hôtel particulier, où Jacques Chirac habitait et est décédé.
Rue de Tournon (Paris VIe), le 27 septembre. Claude Chirac, la fille de l’ancien président de la République, dans la cour de l’hôtel particulier, où Jacques Chirac habitait et est décédé. LP/Olivier Corsan

    C'était avant le défilé d'adieux des officiels et des vieux copains. Avant les couronnes de fleurs, les paniers de pommes posthumes et les barrières Vauban pour contenir les passants. Avant les caméras en duplex « H24 ». C'était le quotidien routinier, avec ses jours, mauvais et joyeux, d'un ancien président regardant s'écouler le temps dans une élégante demeure à deux pas du Sénat, des jardins du Luxembourg et de l'église Saint-Sulpice, où une messe sera célébrée ce lundi.

    Bernadette et Jacques Chirac, éternels locataires de la République et d'amis milliardaires, y ont emménagé en décembre 2015, quittant à regret les 400 m2 prêtés, depuis leur départ de l'Elysée en 2007, par la famille de l'ancien Premier ministre libanais Rafik Hariri quai Voltaire (Paris VIIe), pour de triviales questions d'accessibilité en fauteuil roulant. « Comment, dans un tel cas, mettre ses parents en établissement ? », souffle, rétrospectivement, un ami du clan avec un brin d'effroi. C'est l'ami fidèle François Pinault qui a sauvé l'honneur. L'industriel et homme d'affaires a mis à leur disposition son hôtel particulier du 4, rue de Tournon (VIe), dans ce ravissant quartier de la rive gauche où le mètre carré de plancher haussmannien tutoie les 17 400 €. Des lieux, les Français ne connaissent depuis ce triste 26 septembre qu'une porte cochère vert plomb à colonnes doriques. Le van gris de l'ancien couple présidentiel, macaron « personne handicapée » apposé à l'arrière, l'a souvent franchie pour se garer dans la cour intérieure pavée.

    Paris, le 21 novembre 2014. L’ex-président avait été ovationné lors de la remise des prix de sa fondation au musée du quai Branly./LP/Matthieu de Martignac
    Paris, le 21 novembre 2014. L’ex-président avait été ovationné lors de la remise des prix de sa fondation au musée du quai Branly./LP/Matthieu de Martignac LP/Olivier Corsan

    « Ce n'était pas le personnage reclus qu'on décrit »

    Avant les larmes, il y eut les rires. Un jour que sa fille Claude entre dans sa chambre du rez-de-chaussée avec son nouveau chien Eika, un cabot noir et mal élevé à tête de loup pour lequel elle s'est prise d'affection dans un chenil, elle trouve « Chirac », ainsi qu'elle l'a appelé jusqu'au bout, en compagnie d'un visiteur. Lequel s'enquiert : « Claude, vous êtes sûre que Frédéric ( NDLR : Salat-Baroux, son époux, qui fut secrétaire général de l'Elysée ) aime les chiens? » L'animal aboie alors à grands jappements. Chirac se marre, et tout le monde avec lui : « Voilà, t'as ta réponse! »

    C'est peut-être l'unique mérite, s'il en est un, du mal qui rongeait l'ancien président, cette anosognosie qui corrodait ses souvenirs depuis son AVC de 2005, et le privait de toute conscience de son état : cet homme, qui s'est tant maîtrisé, tant corseté dans sa vie publique pouvait enfin, portes fermées, se laisser aller à de peu recommandables blagues de carabin sur les jupes des filles, et autres contrepèteries gauloises - « corréziennes », disent avec malice ceux qui savent, comme pour l'excuser. « Ce n'était pas le personnage reclus qu'on décrit », insiste un ami de la famille qui le dépeint capable, jusqu'à la fin de sa vie, d'exhaler un « ahh ! » sonore et fort peu présidentiel après avoir sifflé une bonne gorgée de bière ou dégusté un petit plat. « Défiltré », « désinhibé », disent-ils tous. Libéré, en somme. Un ancien collaborateur qui l'avait croisé chez Tong Yen, son restaurant sino-vietnamien fétiche à deux pas du Palais de l'Elysée, se souvient : « Il ne m'a pas vraiment reconnu. Bernadette était à table avec lui, et ça ne l'a pas empêché de faire des plaisanteries grivoises… »

    Les Chirac avaient emménagé en décembre 2015 dans cet hôtel particulier appartenant à un ami fidèle, le milliardaire François Pinault./LP/Olivier Corsan
    Les Chirac avaient emménagé en décembre 2015 dans cet hôtel particulier appartenant à un ami fidèle, le milliardaire François Pinault./LP/Olivier Corsan LP/Olivier Corsan

    L'ancienne première dame, qui s'était d'abord installée au premier étage de l'hôtel particulier de Montmorency-Fosseux, rue de Tournon - à l'Elysée déjà, elle résidait dans ses propres appartements privés, dits du roi de Rome -, avait renoncé de longue date à le réprimander. Sa propre santé déclinant, elle avait rejoint à son tour le rez-de-chaussée. Chacun de son côté, mais ensemble. « Jusqu'au bout, Claude y a veillé », révère un habitué de la maisonnée. A leur chevet, de jour comme de nuit, des garde-malade, un majordome. Leur fille Claude surtout qui, bien que résidant dans la banlieue cossue de Paris, venait chaque jour s'assurer que ses parents ne manquaient de rien, allant elle-même faire quelques courses dans le quartier pour compenser de menus oublis. Les commerçants de la rue Saint-Sulpice ont pris l'habitude de croiser son élégante silhouette. Ceux que cette femme de caractère impressionne ont vite découvert à quel point elle peut se montrer simple. « Elle est forte, juste exceptionnelle… », applaudit un vieux compagnon, soufflé par cette fille qui a porté toute sa vie sa famille sur ses épaules.

    « Une bonne vanne sur Sarkozy le faisait toujours rire ! »

    « Chirac était serein », résume Antoine Rufenacht, l'ancien maire du Havre qui a dirigé sa campagne victorieuse de 2002 et a fait partie, jusqu'au printemps, du dernier carré. « Je n'ai jamais entendu Claude dire qu'il était malheureux », approuve un autre. Il avait pourtant fallu renoncer, peu à peu, à tout ce qui faisait le sel de la vie : les balades canailles avec l'ami Jean-Louis Debré, les mojitos à la Rhumerie de Saint-Germain-des-Prés, les bureaux de la rue de Lille que la République lui avait attribués, les vacances au Maroc ou chez l'ami Pinault à Dinard et Saint-Tropez. Un lent dépouillement. Chirac ne parlait guère plus, depuis des années, des jeux politiciens. « On évoquait le passé, de vieux souvenirs. Il ne s'intéressait plus vraiment à la politique, ni à ses successeurs », confirme un ancien ministre. A une exception près, notable. « Une bonne vanne sur Sarkozy le faisait toujours rire! », s'esclaffe un happy few. L'actualité internationale, son Graal, faisait encore friser son œil, même s'il s'était comme arrêté à l'époque des Moubarak et autres Ben Ali. « Il vivait dans un monde ancien », dit poétiquement l'un.

    « Il y avait les jours avec et les jours sans, philosophe un vieil ami du clan. Ça a été une lente descente. Dans un premier temps, ça a tenu. Puis, ça s'est dégradé… » Beaucoup évoquent une bascule à la disparition brutale de sa fille aînée Laurence, âgée de 58 ans, d'une fausse route alimentaire en avril 2016. Toute son existence, Chirac a porté comme une croix la culpabilité d'avoir peut-être accéléré, avec le démon de la politique, l'anorexie qui rongeait la jeune femme depuis une méningite contractée lors d'une régate en Corse.

    Paris, le 16 avril 2016, Jacques Chirac sort de l’église Sainte Clotilde où viennent d’être célébrées les obsèques de sa fille aînée Laurence./ABACA
    Paris, le 16 avril 2016, Jacques Chirac sort de l’église Sainte Clotilde où viennent d’être célébrées les obsèques de sa fille aînée Laurence./ABACA LP/Olivier Corsan

    De ce jour, décrivent les intimes, le couple a glissé, Bernadette Chirac surtout. « Elle n'est plus la femme que vous avez connue », souffle un membre du clan. Les familiers des lieux la décrivent muette, réfugiée dans la paix du silence, depuis près de six mois. A-t-elle seulement conscience qu'elle n'a plus les commandes de la fondation Hôpitaux de France dont elle avait, il y a encore quelques mois, si heureuse, arpenté les bureaux rue Scipion (Ve)? Brigitte Macron a, depuis le printemps, repris le flambeau.

    « Elle filtrait beaucoup les accès »

    Jacques Chirac, espiègle, avait beau fumer de temps à autre une cigarette en cachette, de ce drame intime du printemps 2016 date le vrai déclin. Cinq mois plus tard, les Français croient le perdre une première fois lorsqu'il est rapatrié du Maroc pour une infection pulmonaire et pris en charge un mois durant à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Les visiteurs, dès lors, se font plus rares rue de Tournon, que ce soit les officiels et politiques qui ne se sentent plus à leur place, ou Claude Chirac qui distille les laissez-passer au compte-gouttes. « Elle filtrait beaucoup les accès », l'excuse une ancienne collaboratrice des temps heureux de l'Elysée.

    François Baroin, Jacques Toubon, Jean-Louis Debré, Maryvonne et François Pinault, Renaud Donnedieu de Vabres, le grand rabbin et confident Haïm Korsia, notamment, étaient des derniers. Il avait fallu renoncer à l'idée folle de faire revenir le couple Macron, déjà accueilli en juillet 2017. Trop de fatigue, trop de stress. « La dernière année, on était très peu nombreux, témoigne l'un des privilégiés, qui repartait le cœur toujours lourd. C'était triste, quand on a galopé derrière eux tant d'années ».

    « Il n'y avait plus d'échanges possibles »

    Les visites s'étaient raccourcies. Le patriarche vieillissant remettait de moins en moins les noms, les visages. Souvent, un ange passait et il fallait conduire, seul, la conversation. Les enfants, que Chirac, très affectueux, a toujours aimés, étaient plus que bienvenus. Sumette, le bichon qu'il caressait de ses mains immenses, allégeait l'atmosphère. « Il était assez absent », glisse, pudique, un ancien conseiller. « Il n'y avait plus d'échanges possibles », confesse, plus franc, Antoine Rufenacht.

    Cet été, le compte à rebours s'était emballé. « Il n'était plus du tout lucide. Ses seules relations étaient avec sa fille et les gens qui s'occupaient de lui », témoigne un fidèle. Un pilier du clan achève : « La fin, c'était terrible. Les trois derniers mois, il était alité. Ils savaient que c'était terminé. » Mardi, les voisins se sont assombris, sagaces, en découvrant les volets clos.

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