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Dans le « Web solitaire », personne ne vous verra poster

Aux antipodes des influenceurs et de leurs millions de vues, il existe sur le Web des vidéos qui n’ont parfois aucun visionnage à leur actif. Cette arrière-cour de YouTube se révèle aussi belle qu’utile à la culture web.

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Publié le 29 septembre 2019 à 10h30

Temps de Lecture 4 min.

« IMG 0528 », zéro vue : un père et son jeune enfant se baladent au parc et discutent dans ce qui ressemble à du russe. « DSC 0429 », 9 vues : une femme indienne en sari violet, micro en main, donne une conférence. « DSC 0082 », aucune vue : une image de fleur sort lentement d’une imprimante laser. Ces vidéos n’existent pour personne ou presque, n’ont aucune prétention à être visionnées, partagées ou commentées. Les découvrir, c’est déjà un peu les profaner. Mais farfouiller dans la cambuse du Web, à grands coups de suites de chiffres aléatoires et de playlists du vide, est une expérience irrésistible.

Cette matière noire de la galaxie YouTube, omniprésente et invisible, le journaliste américain Joe Weix la baptise en 2016 « lonely Web », le « Web solitaire ». Il peut s’agir, pêle-mêle, de vidéos inconnues, de chansons Spotify jamais écoutées (avec Forgotify) ou de Tweet jamais lus (via Lonely Tweets).

Quotidien trivial

S’il est difficile de définir précisément les contours de cette nébuleuse, quelques éléments reviennent néanmoins fréquemment : des scènes d’un quotidien trivial, des lieux anonymes, des vidéos titrées selon la nomenclature par défaut de la caméra utilisée et le moins de vues possible. Séparément, ces vidéos n’apportent pas grand-chose, mais leur magie émerge après quelques minutes de zapping. « Elles sont amateur, charmantes, et étrangement tristes », résumait Joe Weix en 2016.

Qu’est-ce qui peut bien pousser ces internautes à multiplier les vidéos quand personne ne les regarde ? On n’en saura rien. Leurs chaînes YouTube sont la plupart du temps aussi austères que leurs vidéos, ce qui les rend difficiles à joindre. Parmi ceux que Le Monde a tenté de contacter, aucun n’a donné suite.

Pour visiter cet univers oublié, il existe plusieurs techniques à efficacité variable. La première et la plus évidente, c’est d’utiliser l’un des nombreux portails et playlists YouTube qui lui sont consacrés. Sur la plate-forme Reddit, deux sections, r/IMGXXXX et r/DeepIntoYouTube, recensent les perles remontées des fonds numériques. Pour le créateur de la seconde, joint par Le Monde, il s’agit avant tout de rappeler, avec cette initiative, que le Web appartient à tous :

« Les vidéos inconnues ne sont pas importantes en elles-mêmes, mais c’est important pour Internet qu’elles existent et que des gens prennent du plaisir à les visionner ou à les partager. »

Sa technique pour les débusquer ? « Je clique continuellement sur les vidéos associées par YouTube jusqu’à tomber sur quelque chose de valeur (…), mais c’est un peu obsolète », reconnaît-il.

« Sur Internet, tout est très balisé »

Outre ces projets collaboratifs, plusieurs sites proposent de se perdre hors des sentiers algorithmiques. Default Filename TV, YouHole.tv, Underviewed… La palme de l’expérience métaphysique revient néanmoins à Astronaut.io, créé en 2017 par Andrew Wang et James Thompson, qui fait défiler ces vidéos sur le Clair de lune de Claude Debussy. Féerique.

Le site Astronaut.io diffuse ces vidéos sans vues avec en toile de fond des images de l’espace.

Il y a aussi un projet français, Petit Tube, créé en 2011 par un artiste numérique de 33 ans, Yann « Morusque » van der Cruyssen. Il fonctionne « en cherchant des suites de lettres au hasard, avec quelques contraintes : que ce ne soit pas trop long, pas trop récent, et qu’il n’y ait pas trop de vues. Comme lorsque je vais dans une ville que je ne connais pas », explique-t-il au Monde.

« Je préfère marcher au hasard dans les rues plutôt que d’aller voir le bâtiment qu’on me dit d’aller voir. Sur Internet, tout est très balisé. [Le système de recommandation] a vraiment changé, c’est désormais plus racoleur, ça redirige vers des contenus qui font des millions de vues. »

Et regarder ces vidéos tend, justement, à lutter contre ce chemin fléché par les algorithmes de recommandation. Visionner arbitrairement permet, privilège rare, de déboussoler les systèmes de traque automatisés. Voire d’éclater la bulle de filtres dans laquelle YouTube et les autres plates-formes calfeutrent les internautes.

Anti-influenceurs

Reliques de l’Internet pré-Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) où YouTube n’était que la solution la plus pratique pour diffuser ses vidéos à ses proches, les créations du Web solitaire, qui ne cherchent pas à maximiser leurs viralités, en deviennent presque subversives. Pourtant, ils sont des millions d’« anti-influenceurs » à le faire chaque jour, parfois à l’extrême : le 22 juillet, le magazine The Outline rencontraît Monsieur Niiyama, un Japonais de 52 ans auteur de 20 000 vidéos de chats – soit six vidéos par jour, pendant huit ans – sans aucune autre ambition que « d’observer la vie d’un chat ».

Ironiquement, depuis son exposition médiatique, la fréquentation de sa chaîne YouTube a explosé, passant de 200 à 12 000 abonnés. Des chiffres qui rendent sa chaîne éligible au Programme Partenaire YouTube, cénacle des créateurs rémunérés – le droit d’entrée est désormais d’au moins 1 000 abonnés et quatre mille heures de visionnage dans les douze derniers mois. Sourd aux sirènes du profit, Monsieur Niiyama n’a rien changé à ses vidéos de chats, garanties sans publicité.

Chaque minute, cinq cents heures d’images sont déversées sur la plate-forme. Seule une minuscule portion d’entre elles connaîtra la gloire. Mais parmi celles-ci, certaines sont issues de ce Web invisible et sont devenues, malgré elles, d’immenses succès. Chocolate Rain, « Charlie Bit My Finger », Jonathan… Avant de devenir de lucratifs monuments de la culture Internet, tous ont été, un court moment, des vidéos d’une banalité totale.

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