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La guerre au Yémen a tout arraché aux civils, y compris la colère

Condamnés à regarder leurs enfants mourir de faim, de choléra ou de diphtérie sous leurs yeux, les civils au Yémen continuent de subir le quotidien de la guerre comme une infernale banalité
Le vieux souk de Sanaa illustre les contradictions de la guerre au Yémen (MEE/Alessio Romenzi)
Le vieux souk de Sanaa illustre les contradictions de la guerre au Yémen (MEE/Alessio Romenzi)
Par Francesca Mannocchi à SANAA, Yémen

Ibrahim al-Abid, un garçon de 14 ans dans un caftan couleur sable, remue nerveusement les mains pour imiter les secousses subies par sa maison lorsqu’un bâtiment voisin a été touché par un missile.

Sentant les murs trembler, il est sorti à toute vitesse de la maison pour apporter son aide.

 Il a alors trouvé dix membres de sa famille qui s’étaient réunis pour dîner ensemble, gisant sous les débris dans la cour.
Affiches représentant des martyrs dans la vieille ville de Sanaa (MEE/Alessio Romenzi)
Affiches représentant des martyrs dans la vieille ville de Sanaa (MEE/Alessio Romenzi)

« Ils attendaient qu’Ahmed revienne de la boulangerie. Quelques minutes après son arrivée, le bâtiment a été touché », raconte Abid à Middle East Eye. « Ils sont tous morts. »

Levant les yeux au ciel, il décrit ensuite le bruit des drones et la peur qu’il éprouve.

 « En temps de guerre, en tant qu’enfant, on apprend que lorsque l’on entend la frappe, il est déjà trop tard », explique Abid en marchant sur les débris du bâtiment de la vieille ville de Sanaa.

« Nous y sommes habitués maintenant », renchérissent ses cousins Mohammed, 12 ans, et Kamal, 11 ans.

 Un de leurs cousins aurait pu survivre cette nuit-là si l’ambulance avait été équipée d’oxygène.

 « On manque de tout ici », déplore Abid.

« En temps de guerre, en tant qu’enfant, on apprend que lorsque l’on entend la frappe, il est déjà trop tard »

- Ibrahim al-Abid, 14 ans

En entrant dans le vieux souk de Sanaa, on pourrait s’interroger sur la gravité de la guerre au Yémen. Les marchés regorgent de fruits, de légumes et de qat, une plante narcotique douce, populaire au Yémen. Les rayons des magasins sont remplis de pain et les pharmacies peuvent fournir tous types de médicaments.

Pourtant, partout dans la capitale, les articles de première nécessité manquent dans les foyers et les services hospitaliers sont surpeuplés d’enfants souffrant de malnutrition.

L’entrée de l’hôpital al-Sabaeen de Sanaa est bondée, dès le matin, de mères, enfants et personnes âgées.

Les enfants arrivent avec un double ensemble de symptômes : ceux du choléra et ceux de la malnutrition, explique le docteur Abdullah Aji en mettant un masque médical pour pénétrer dans la zone de triage.

« Nous traitons le choléra, puis la malnutrition. Ensuite, nous les renvoyons chez eux ou dans les camps de réfugiés où ils vivent, mais ensuite tout recommence », indique-t-il à MEE.

Aji décrit un cercle vicieux où le traitement n’est que temporaire pour des enfants vivant dans l’extrême pauvreté, sans nourriture ni eau potable.

Bébé prématuré dans un hôpital de Médecins sans frontières à Sa’dah (MEE/Alessio Romenzi)
Bébé prématuré dans un hôpital de Médecins sans frontières à Sa’dah (MEE/Alessio Romenzi)

« Les plus chanceux reviennent, les autres meurent. Et la majorité de ceux qui meurent ne figurent pas sur les statistiques parce qu’ils meurent dans des villages reculés », explique Aji.

Dans chaque chambre qu’il visite, Aji prononce devant ses patients des phrases courtes, presque mécaniques :

– « Asma a un an et demi. Elle devrait peser dix kilos, mais elle n’en pèse que quatre. »

– « Mohammed a 10 mois. Il devrait peser huit kilos, mais il n’en pèse que deux et demi. »

L’aide n’arrive plus

Fatima, 28 ans, la mère de Mohammed, ne pleure pas à la vue de la peau ridée et des côtes saillantes de son fils. Les réponses monosyllabiques qu’elle chuchote sont chargées d’une résignation face aux batailles quotidiennes de la vie.

« Nous étions déjà pauvres, mais maintenant, nous sommes des mendiants. Nous sommes devenus un pays de mendiants », déplore-t-elle, lasse.

Le mari de Fatima travaillait comme chauffeur en Arabie saoudite mais il a perdu son emploi après le début de la guerre au Yémen en 2015.

 De temps en temps, il rapporte 1 000 riyals yéménites (environ 3,61 euros) après avoir fait l’aumône, ce qui suffit à peine pour un sac de farine ou de sucre.

« Nous sommes devenus un pays de mendiants »

- Fatima, 28 ans

« Mais l’aide n’arrive plus », affirme Fatima. « Nous n’avons rien reçu depuis trois mois. On manque de tout », ajoute-t-elle.

Déjà décrite comme la crise humanitaire la plus grave au monde, la situation au Yémen risque de s’aggraver. Les Nations unies indiquent que davantage de programmes de secours seront arrêtés au cours des deux prochains mois en raison d’un manque de fonds.

En février, les donateurs internationaux ont promis de verser 2,6 milliards de dollars pour aider l’ONU et ses partenaires à répondre aux besoins urgents de plus de 20 millions de Yéménites.

Toutefois, l’ONU a déclaré fin août dans un communiqué que moins de la moitié du montant promis avait été reçu.

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L’organisation a précisé que seuls trois de ses 34 programmes majeurs au Yémen étaient financés pour toute l’année, tandis que plusieurs ont été récemment arrêtés et qu’un certain nombre de projets conçus pour venir en aide aux familles démunies – notamment la construction de 30 nouveaux centres de nutrition – n’ont pas pu démarrer.

« À moins que les fonds promis lors de la conférence de bailleurs de fonds ne soient reçus dans les semaines à venir, les rations alimentaires pour douze millions de personnes seront réduites et au moins deux millions et demi d’enfants mal nourris ne recevront plus des services essentiels », a indiqué l’ONU dans son communiqué. 

De plus, dix-neuf millions de personnes vont perdre leur accès à des soins de santé et des dizaines de milliers de familles déplacées pourraient se retrouver sans abri, a précisé l’organisation.

Selon Aji, dans des conditions normales, les vaccins suffiraient à eux seuls pour traiter le choléra et la diphtérie, deux maladies hautement contagieuses. Mais la pénurie de spécialistes et de fournitures médicales a empêché les médecins de contenir les épidémies.  

« La guerre a fait resurgir des maladies que nous n’avons pas vues depuis des années et les familles n’ont pas l’argent nécessaire pour aller dans des centres médicaux », explique-t-il.

Les restrictions résultant d’un blocus partiel imposé par la coalition saoudienne, les inspections interminables et les obstacles bureaucratiques ont ralenti l’entrée et la distribution de fournitures médicales et de produits de première nécessité, tout en provoquant une flambée des prix.

Dans le même temps, l’ONU a accusé les Houthis d’avoir détourné une aide alimentaire destinée aux plus démunis.

Entre le marteau et l’enclume

La route septentrionale menant vers Sa’dah, une province du nord-ouest limitrophe de l’Arabie saoudite, passe à travers des vallées, des zones rurales, des huttes faites de feuilles et de boue et des camps de réfugiés éparpillés dans les montagnes.

Bastion rebelle, Sa’dah est régulièrement ciblée par la coalition depuis qu’elle a lancé son intervention au Yémen pour soutenir le gouvernement yéménite reconnu internationalement contre les rebelles houthis.

La plupart des déplacés vivant dans le camp de Khamir, dans la province voisine d’Amran, ont fui Sa’dah, mais le périple jusqu’au camp peut s’avérer dangereux.

Le conflit a tué plus de 91 600 personnes, dont 11 700 civils directement ciblés

Alima Mussala Abdullah, sa famille et plusieurs dizaines d’autres personnes tentaient de fuir la banlieue de Sa’dah lorsque leur bus a été touché par une roquette.

Des éclats d’obus ont touché l’un de ses huit enfants dans le dos et son mari a succombé à une crise cardiaque.

Comme d’autres familles déplacées, Abdullah vit maintenant dans une petite grotte au bord du camp. Elle s’occupe seule de sa famille depuis la mort de son mari.

Abdullah explique qu’ils reçoivent parfois de l’aide alimentaire, mais que celle-ci devient de plus en plus rare.

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« Parfois, nous n’avons rien à manger. Donc je sors du camp pour mendier ou je ramasse du plastique pour le vendre pour une poignée de riyals, mais le peu que je parviens à collecter le matin est déjà parti le soir même. »

Comme tant d’autres, Abdullah semble anesthésiée face à ces épreuves. Elle ne se plaint pas, affirme-t-elle, mais le souvenir de la fuite et du corps de son mari gisant sur l’asphalte pèse sur elle, la poussant parfois à se montrer violente avec ses enfants.

Selon un récent rapport du projet Armed Conflict Location & Event Data (ACLED), une base de données suivant les violences au Yémen, le conflit a tué plus de 91 600 personnes, dont 11 700 civils directement ciblés.

L’escalade de la guerre, qui s’est transformée en un conflit multiple, a provoqué un effondrement économique au Yémen, une chute de la valeur de la monnaie et de nouvelles vagues de chômage.

Selon l’ONU, environ 80 % de la population dépend de l’aide humanitaire pour survivre.

Une infirmière examine un enfant malade dans la campagne d’Abs, dans le nord-ouest du Yémen (MEE/Alessio Romenzi)
Une infirmière examine un enfant malade dans la campagne d’Abs, dans le nord-ouest du Yémen (MEE/Alessio Romenzi)

Ali Nassir a perdu son emploi de chauffeur parce qu’il n’avait plus les moyens de payer le carburant. Mais même s’il en achetait, dit-il, les gens n’avaient pas les moyens de payer le transport.

« Je devais faire un choix entre l’essence et la nourriture », confie Nassir à MEE.

Avec sa femme enceinte de neuf mois et leurs six enfants, Nassir est parti à pied de Sa’dah pour rallier le camp d’Amran transportant sur ses épaules son fils handicapé, alors âgé de 13 ans.

La situation de la famille ne s’est toutefois pas améliorée. Le bébé de Nasser souffre de malnutrition aiguë, alors que sa fille Fatima, âgée de 14 ans, est devenue mendiante.

 Nassir explique qu’il a été contraint de demander à Fatima de l’aider à s’occuper de la famille.

Pendant ce temps, on peut voir son fils handicapé ramper dans le camp poussiéreux, les genoux marqués par des callosités. Nassir n’a pas les moyens d’acheter un fauteuil roulant.

Plantations de qat près d’un village de la province de Hajjah au Yémen (MEE/Alessio Romenzi)
Plantations de qat près d’un village de la province de Hajjah au Yémen (MEE/Alessio Romenzi)

À l’ouest d’Amran, dans la ville d’Aslam, située dans la province de Hajjah, Mohammed et Mariam Agrabi disposent de deux jerricans d’eau et d’un sac de farine.

Mohammed pose sa fille Nada, âgée de 8 mois, sur un lit de paille. Elle pèse à peine trois kilos.

Comme d’autres parents interviewés pour cet article, Mohammed ne montre aucune émotion en veillant sur sa fille affamée. Il sait que pleurer ou crier ne changera rien à leur situation, affirme-t-il.

Mariam, qui ne connaît pas son propre âge, explique que l’eau est sale et fait vomir Nada, mais qu’ils n’ont pas les moyens de transférer leur fille à l’hôpital.

 Depuis trois jours, elle n’a rien eu pour nourrir son bébé, dit-elle.

 « Quand Nada pleure parce qu’elle a faim, je suffoque. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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