L'avenir vu par Toni Morrison : "L'infini relève désormais du passé"

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L'avenir vu par Toni Morrison : "L'infini relève désormais du passé"

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Toni Morrison à une conférence de presse au musée du Louvre, à Paris, le 8 novembre 2006.
Toni Morrison à une conférence de presse au musée du Louvre, à Paris, le 8 novembre 2006.
© AFP - FRANCOIS GUILLOT

L'ultime "essai" de Toni Morrison, morte le 5 août dernier, paraît ce 3 octobre. Parmi divers thèmes comme le racisme, le mondialisme, la religion... l'autrice américaine déploie une réflexion sur l'avenir, dont notre société du XXIe siècle semble dépossédée.

"Le temps, semble-t-il, n'a pas d'avenir. (...) Apparemment, l'infini relève désormais du passé." Voici l'inquiétant pronostic que dresse Toni Morrison dans La Source de l'amour-propre (édition Christian Bourgois, traduction de Christine Laferrière), une quarantaine de textes inédits qui sont autant de retranscriptions de conférences sur les sujets politiques et sociaux actuels. Racisme, fascisme, capitalisme, littérature, femmes... On regrette que l'éditeur n'ait pas prévu un appareil critique qui permette aux lecteurs de contextualiser ces réflexions, mais ces dernières n'en restent pas moins brillantes et nécessaires ; notamment le diagnostic de Toni Morrison, disparue en août dernier, sur notre perte de croyance en l'avenir.

Le passé est devenu bien plus long que le futur

Quiconque a lu Toni Morrison sait que la question du temps est centrale chez elle, qui trempait sa plume dans l'encrier de l'Histoire, de la mémoire. En attestait cette "Compagnie des auteurs" avec notamment Annie-Paule Mielle de Prinsac, docteure en littérature :

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La romancière, lorsqu'elle va reconstituer l'histoire des Noirs, n'a que des vestiges puisque cette histoire n'existe pas, n'a pas été écrite. C'est avec ces objets qui peuvent être terribles, être des objets de l'esclavage, de la torture, comme c'est le cas pour Paul D. [un personnage du roman Beloved, NDR], avec cette espèce de langue de métal qu'il a dans la bouche et qui l'empêche de parler... Il y a aussi des objets encore plus étranges, comme l'arbre que Sethe [idem, NDR] a dans le dos, qui au fil des années se métamorphose et va devenir une sorte d'arbre en fer forgé (...) qui évolue avec elle : c'est une forme d'écriture de l'esclavage que la romancière va déchiffrer. Pour un historien, il n'y a que la preuve qui compte et la blessure est la première preuve.

En savoir plus : Toni Morrison (3/4) : Les mots pour le dire
La Compagnie des auteurs
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Pas étonnant donc, que Toni Morrison s'interroge sur le pendant de la mémoire : l'avenir.

Et son constat n'est pas très optimiste... Si elle rappelle que le temps est un concept humain, elle estime que depuis la fin du XXe siècle, "il semble n'y avoir aucun avenir qui puisse contenir l'espèce qui l'organise, l'utilise et médite dessus." Selon elle, le passé est en fait devenu "de plus en plus long", plus long que l'avenir, désormais impossible à envisager pour l'Occident moderne, pourtant fort de toutes ses avancées :

Les pharaons remplissaient leur tombe en prévision d'un temps sans fin. Les croyants ne demandaient jadis pas mieux que de passer un siècle à parfaire une cathédrale. Mais aujourd'hui, du moins depuis 1945, l'assurance confortable d'un "monde sans fin" est sujette à débat et, à mesure que nous approchons de l'an 2000, il n'y a manifestement pas d'an 4000, 5000 ni 20 000 qui plane à l'intérieur ou à proximité de notre conscience.

Les nouvelles technologies sur le banc des accusés

Toni Morrison n'est pas la première, ni ne sera la dernière à incriminer les nouvelles technologies pour le rôle perturbateur qu'elles ont joué sur notre rapport au temps et notre perception de celui-ci. Dans ces textes inédits, elle invoque "une nostalgie du temps jadis, où le rythme était moins discontinu, plus proche de nos propres battements de cœur". 

Et même dans l'accès au passé que permettent aujourd'hui ces technologies, Toni Morrison détecte quelque chose de désolé et d'angoissant : "Tout autour de l'estrade d'où l'on jette ce regard en arrière, il y a un paysage sinistre, rebutant."
Où se retrancher ?

La mort de la vie éternelle

Autre réflexion que développe Toni Morrison : le fait qu'avec l'athéisme victorieux, les questionnements existentiels soient désormais envisagés exclusivement à l'aune de la durée d'une vie humaine :

Là où il n'y aura pas de Messie, où la vie après la mort est présumée absurde d'un point de vue médical, où le concept d'"âme indestructible" est non seulement incroyable, mais de plus en plus inintelligible dans les sphères intellectuelles et cultivées (...) l’œil, en l'absence de vie ressuscitée ou réincarnée, devient exercé à la durée de vie biologique d'un seul être humain. 

Que devient l'avenir, sans cette espérance de vie éternelle ? "Un espace cosmique, qui est en fait la découverte d'un passé supplémentaire. La découverte de milliards d'années écoulées." No future donc, mais un passé prenant une place énorme sur la frise du temps... un passé comme seule demeure au présent.

L'argent qui fait fuir l'éternité

Cette condamnation au temps présent où l'homme n'a plus comme perspective que le passé jure avec l'époque "où le temps était tout sauf de l'argent". De nos jours, analyse Morrison : 

Hormis des produits de consommation, un petit peu plus de temps pour soi sous la forme d'une meilleure santé et davantage de ressources sous forme de loisirs et d'argent pour consommer ces produits et ces services, l'avenir n'a pas grand-chose à faire valoir.

Pire, l'écrivaine américaine déplore aussi que les seules mises en garde et prophéties retenant notre attention soient celles qui sont "assorties de comptes en banque assez importants ou de séances photos assez sensationnelles pour imposer le débat et donner les grandes lignes d'une action correctrice, afin que nous puissions décider quelle guerre, quelle débâcle politique ou quelle crise environnementale sont suffisamment intolérables". 

L'art : seul perspective de transcendance dans un monde déserté ?

Que faire dans un monde désenchanté, ligoté par des angoisses d'effondrement, devenu aveugle à l'avenir ? 

L'Invité(e) des Matins
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Dans son ouvrage, Toni Morrison fait part de sa propre résilience, affirmant pouvoir faire face à beaucoup d'épreuves sociales (comme, de manière très pragmatique, l'absence de sécurité sociale), mais être incapable de surmonter l'absence d'art, seul catalyseur d'avenir - comme les esclaves noirs en ont donné la preuve :

Dans les champs, nous ne voulions pas vivre sans art ; historiquement, nous avons vécu dans ce pays privés de tout, mais pas sans notre musique, pas sans notre art. Et nous avons engendré des géants.