« Chirac a fait preuve d'un vrai sens de l'histoire en envoyant des œuvres en Afrique »

C'est grâce au président défunt que 30 objets du Quai Branly ont été prêtés pour une exposition au Bénin en 2006. Bien avant qu'on ne parle de restitution.

Propos recueillis par

Le président Jacques Chirac lors de l'inauguration du musée du Quai Branly, le 20 juin 2006.

Le président Jacques Chirac lors de l'inauguration du musée du Quai Branly, le 20 juin 2006.

© FRANCOIS MORI / POOL / AFP

Temps de lecture : 10 min

Pas intéressés par leur patrimoine, les Africains ? Fin 2006, à Cotonou, au Bénin, une exposition a prouvé le contraire. En trois mois, « Béhanzin : roi d'Abomey », organisée par la Fondation Zinsou, a attiré 275 000 visiteurs. L'exposition présentait trente objets liés au souverain du Dahomey, chassé en 1892 par le général Dodds, Français, de son palais d'Abomey et icône de la résistance au colon pour les Béninois. Ces trésors, butin de guerre de l'armée française, appartiennent au musée du Quai Branly. Et c'est Jacques Chirac qui a décidé qu'ils seraient prêtés.

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Les œuvres du Dahomey ont été au cœur du débat sur la restitution des biens culturels. Celle-ci est au point mort, le Bénin ayant fait savoir durant l'été 2019 que le musée destiné à recevoir les vingt-six objets que la France s'apprêtait à lui envoyer ne serait pas terminé avant fin 2021. Par ailleurs, le pays bruisse de rumeurs sur l'état de santé du président Patrice Talon, introuvable depuis une quinzaine de jours. Marie-Cécile Zinsou, présidente de la fondation, raconte l'exposition, l'importance qu'elle a eue pour les Béninois et la contribution de Jacques Chirac à la reconnaissance des arts premiers. « Au cœur de notre démarche, il y a le refus de l'ethnocentrisme, de cette prétention déraisonnable de l'Occident à porter, en lui seul, le destin de l'humanité, avait-il dit dans son discours d'inauguration du musée du Quai Branly le 20 juin 2006. Car il n'existe pas plus de hiérarchie entre les arts qu'il n'existe de hiérarchie entre les peuples. »

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Le Point : Comment le prêt des objets pour l'exposition « Béhanzin : roi d'Abomey » s'est-il organisé ?

Marie-Cécile Zinsou : Avant l'ouverture du musée du Quai Branly, en juin 2006, Jacques Chirac avait dit, en privé : « Soyons clairs, les œuvres voyageront en Afrique. » À l'époque, personne ne l'avait pris au sérieux. Mais il croise le président du Bénin, Boni Yayi, à qui il dit : « Vous avez le centenaire du roi Béhanzin à la fin de l'année, je vous propose qu'on fasse une exposition commune France-Bénin en envoyant les regalia d'Abomey. » Il a ensuite confirmé au Quai Branly que l'exposition allait se faire. Les conservateurs étaient dans un désarroi total, ils ont dit que c'était impossible de le faire en aussi peu de temps, on était en juillet et c'était pour décembre. Stéphane Martin, le président du Quai Branly, a rencontré mon père, qui lui a dit que je venais d'ouvrir un musée. J'ai reçu les équipes, qui ont choisi la fondation. Et nous avons fait ça en trois mois, ce qui, pour le Quai Branly, est un record. D'habitude, les expositions prennent plusieurs années.

Le Quai Branly était-il réticent ?

Disons que, devant l'angoisse totale des conservateurs qui pensaient que les œuvres ne pouvaient pas aller en Afrique, Chirac a dit que, quoi qu'il arrive, les œuvres partiraient et il a suggéré que, s'ils ne se sentaient pas capables d'assumer ça, ils étaient libres, eux, de quitter le Quai Branly… Lorsqu'il parlait de « dialogue des cultures », c'était réel. Ce n'était pas juste un sous-titre pour un musée. Il faut penser au contexte de l'époque, le patrimoine français était inaliénable. C'était avant qu'Emmanuel Macron ne décide de changer le jeu complètement et de rendre la restitution possible. L'acte le plus moderne qu'un président pouvait oser, c'était d'envoyer des œuvres en Afrique. C'est ce que Chirac a fait. C'était faire preuve d'un vrai sens de l'histoire que Macron a transformé en quelque chose de plus concret en disant que des biens allaient être restitués. Mais ce prêt pour l'exposition était déjà un pas immense.

N'est-ce pas contradictoire, de la part de celui qui a créé un musée rassemblant des œuvres en France, une démarche exactement inverse à la restitution ?

Cela entre dans l'histoire de Chirac. Il a créé un musée pour rendre hommage aux cultures extraoccidentales, ce qui correspond à sa démarche depuis tout petit. On pense à l'anecdote selon laquelle il séchait les cours du lycée Carnot à 15 ans pour aller au musée Guimet. C'est quelqu'un qui s'est toujours intéressé à ces cultures. Quand il s'est rendu au Japon en 2007, c'était son 45e voyage au Japon ! Il est toujours allé au musée, partout où il se rendait. Le musée du Quai Branly, c'est un hommage, de l'ordre des possibles pour un homme né en 1932, qui évolue dans ce contexte où le patrimoine français est inaliénable. Mais le plus fort reste d'avoir fait entrer les arts premiers au Louvre. Quand il décide de créer le pavillon des Sessions, le Louvre est vent debout contre ce projet ! On lui dit : « Mais enfin, vous n'y pensez pas, on ne va pas mettre Rembrandt et Vinci à côté de ces trucs ! » Chirac ne cille pas, il dit que rien ne l'arrêtera. Le Louvre accepte de créer le pavillon des Sessions en 2000, mais le président de l'époque, qui s'était déjà battu contre la Pyramide, décide de créer un ticket séparé pour le pavillon des Sessions. Donc il y aurait eu un ticket pour aller voir les belles choses, au Louvre, et un ticket pour les « trucs moches » des civilisations extraoccidentales. Chirac découvre ça et il demande au président… si les gardiens auront un os dans le nez ! Tout ça pour dire que, dans l'esprit de Chirac, le musée du Quai Branly est un hommage. Ensuite, il y a emmené son petit-fils Martin voir toutes les expositions.

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Aviez-vous rencontré Jacques Chirac pour préparer l'exposition ?

Pas au moment de l'exposition à Cotonou mais en 2009, pour le premier acte fort de la Fondation Chirac, l'appel contre les faux médicaments, qu'il avait lancé depuis Cotonou. Il a tenu à prendre un café avec moi alors que les ambassadeurs s'étranglaient de rage parce que ça leur faisait perdre du temps sur le programme. Nous avions alors parlé de l'impact de l'exposition Béhanzin de 2006-2007 : 275 000 personnes étaient venues la voir et c'était exactement pour ça qu'il l'avait fait, le résultat était là.

Il y a très peu de gens qui sont capables de vraiment s'intéresser à la culture des autres, respectueusement, et en toute humilité.

On connaît son goût pour l'Asie. Vous semblait-il aussi calé sur les arts africains ?

Oui, d'ailleurs sur les photos de son bureau, il y a toujours une statuette kongo et le fameux sanglier bamana. Françoise de Panafieu me disait que c'étaient les deux œuvres qui le suivaient partout, qui n'avaient jamais quitté son bureau ni de maire de Paris ni de président de la République. Il a aussi fait un donc au musée de Bamako : il avait reçu un cadeau et le président du Mali pensait que ça pouvait être un objet sorti dans des conditions douteuses. Il y a au musée de Bamako plusieurs vitrines où l'on voit « Don du président Chirac ». Il a fait de la restitution privée dès qu'il y avait des doutes sur les conditions d'acquisition des œuvres. En revanche, parler de restitution par la France était inenvisageable à l'époque, il n'y avait d'ailleurs même plus de demande en cours. Mais, pour moi, l'exposition sur les Taïnos, en 1994, est clé. Chirac dit : « Il n'est pas question qu'on célèbre Christophe Colomb, qui a fait disparaître des dizaines de millions de personnes, on va plutôt rendre hommage aux Taïnos et à leur culture, parce que l'humanité les a fait disparaître et la seule trace de leur culture est maintenant dans les musées. » Ça montre sa finesse. Personne ne faisait ça à l'époque ! Il y a très peu de gens qui sont capables de vraiment s'intéresser à la culture des autres, respectueusement, et en toute humilité. Je ne sais pas si j'ai connu quelqu'un qui s'intéressait autant à la culture des autres.

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Dans le rapport commandé par Emmanuel Macron sur la restitution des biens, les auteurs Felwine Sarr et Bénédicte Savoy écrivent : « L'organisation d'expositions temporaires pour marquer le retour d'œuvres qui seraient ensuite renvoyées en France en attendant que les États propriétaires soient équipés doit, selon nous, être évitée, plusieurs exemples passés ayant montré l'effet délétère produit sur les publics africains par le second départ d'œuvres qu'ils croyaient revenues (exposition Béhanzin, roi d'Abomey, à la Fondation Zinsou, au Bénin, en 2006-2007). » Vous avez constaté cet « effet délétère » ?

Le livre d'or est absolument formel. Les gens écrivent tous : « Merci de nous avoir donné accès à tout ce patrimoine. Pourquoi est-ce que ça repart pour la France ? » Mais cette exposition a été très utile parce que l'un des arguments de ceux qui s'opposent à la restitution est que l'Afrique n'a pas de musée parce que les gens ne s'intéressent pas à leur patrimoine. Et, tout à coup, on a 275 000 personnes qui viennent ! On avait à l'époque fait un premier partenariat avec l'opérateur de téléphonie MTN. On lui avait demandé d'envoyer un SMS aux abonnés pour les prévenir qu'il ne restait plus que trois jours pour voir les objets de Béhanzin. On a eu 56 000 personnes dans les trois derniers jours. C'est le moment où Stéphane Martin, le président du Quai Branly, est venu et on ne pouvait pas entrer dans la fondation ! Quand je demandais à passer, les gens disaient qu'ils attendaient depuis trois ou quatre heures. Et, quand je disais « c'est le président du musée et je suis la présidente de la fondation », ils répondaient : « Eh bien, justement, vous n'avez pas besoin de passer, vous les connaissez, les œuvres ! » Ça a été un moment incroyable ! On n'avait plus assez de guides, il y avait des étudiants qui avaient fait trois fois la visite et qui mettaient un tee-shirt de la fondation et guidaient les suivants. C'était dingue. Tout était une découverte. J'étais frappée, je suivais les groupes scolaires, ils étaient fascinés par les récades, par exemple, instruments de pouvoir par excellence, sorte de sceptre qui sert à porter le message du roi. Tout objet était source d'étonnement, prétexte à raconter l'histoire. C'était un émerveillement, les gens avaient le sentiment de se réapproprier enfin leur histoire.

Pourtant, Jacques Chirac était aussi l'homme de la Françafrique, ce système par lequel la France s'appropriait les ressources de l'Afrique.

Oui, mais il y a d'un côté l'homme politique et de l'autre cet homme-là. Celui qui, comme le raconte son interprète, alors qu'il avait un discours à donner à l'étranger, s'éclipsait au musée. Ou cette fois où, pour l'exposition des Taïnos, le conservateur de l'exposition avait perdu sa voix et il l'avait remplacé pour guider toute la visite.

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Chirac, c'est aussi la phrase sur « le bruit et l'odeur ». En tant qu'Africaine, cela ne vous insupporte-t-il pas ?

C'est une phrase politique pour attirer l'électorat d'extrême droite de l'époque. Aujourd'hui, il est mort, et que retiendra-t-on de lui ? Je pense que nous garderons la même chose que ce que me disait récemment une nièce : « Tu te rends compte, il y a un président français qui s'appelle comme le musée Pompidou ! » Il faut avoir un peu de respect et je décide de garder de lui la partie intéressante, l'intérêt pour une culture qu'on n'avait pas l'habitude de mettre en avant. Le souvenir d'un homme qui a écrit qu'il y avait deux crimes contre l'humanité, la Shoah et l'esclavage, et qui refusait qu'on en commette un troisième, celui de l'indifférence*. Je choisis de me rappeler cela.


*« Le temps présidentiel : Mémoires-Tome 2 », 2012 : « Le devoir de mémoire est d'abord un devoir de justice. Cette exigence de vérité et de lucidité est à l'origine de l'hommage rendu, Quai Branly, à des peuples si longtemps ostracisés… » écrit Jacques Chirac. C'est pour cela, explique-t-il dans le même chapitre, qu'il a reconnu la complicité de l'État français dans la déportation des juifs en 1995, décidé de commémorer tous les 10 mai l'abolition de l'esclavage et revalorisé les pensions des anciens combattants des colonies. Il conclut : « À ces deux crimes contre l'humanité qu'ont été l'esclavage et la Shoah ne saurait succéder cet autre crime qui serait celui de l'oubli et de l'indifférence. Une nation ne peut ni forger son identité ni construire son unité sans avoir le courage d'assumer l'intégralité de son histoire. C'est pourquoi j'ai refusé de laisser se perpétuer le silence officiel entretenu délibérément autour des aspects les moins honorables de notre héritage collectif. »


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Commentaires (5)

  • instant-karma

    Vous faites preuve de lucidité. C'est pas mal...

  • bourgeounours 22

    Ma "provoc'" n'est pas douteuse, elle est "nauséabonde". Je tiens absolument à faire honneur au Chirac des "odeurs"...

  • instant-karma

    Je vous laisse le crédit d'une certaine forme d'humour même si votre "provoc" est... Comment dire ?... Douteuse !
    hahaha !
    Si c'est du Desproges ça me va, si c'est du Dieudonné heeeeuuuuargh ! (c'est parti tout seul ! Ça éclabousse et ça sent mauvais)