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Marcel Duchamp (1887-1968) | wikimédia
Marcel Duchamp (1887-1968) | wikimédia
Dans le même numéro

Que reste-t-il de Marcel Duchamp ?

octobre 2014

Dans cet article de 2014, Isabelle Danto explore l'héritage artistique et culturel de Marcel Duchamp, l'une des figures les plus influentes de l'art moderne, et nous invite à réfléchir sur les questions de l'originalité, de la créativité et de la signification dans l'art contemporain.

Marcel Duchamp est celui par qui l’avant-garde européenne a fait son entrée officielle aux États-Unis en 1913, avec le Nu descendant un escalier, succès de scandale à l’exposition de l’Armory Show. Plus de cent ans après cette exposition, qui reste l’une des plus célèbres du xxe siècle, la question de l’héritage de Marcel Duchamp se pose encore. L’inventeur du ready-made a en effet toujours pris ses distances avec les théories, esthétiques ou autres, que la création contemporaine, confrontée aux soubresauts d’un monde en transformation, défend aujourd’hui en son nom, pour le meilleur et pour le pire. Les objets et les installations qui s’adaptent particulièrement bien aux foires d’un art devenu mondialisé en sont le signe1.

L’image canonique de Duchamp, créateur de Fountain (1917), l’urinoir acheté dans un magasin, renversé et signé « R. Mutt », s’est construite tardivement, entre la fin des années 1950 et la fin des années 1970, quand l’art s’engouffre dans la voie du pop art, du nouveau dadaïsme, du nouveau réalisme, de l’art optique et cinétique ou encore du mouvement Fluxus. La plupart des témoignages qu’il a laissés datent de cette époque, mais Marcel Duchamp s’est toujours amusé à brouiller les pistes ; en témoignent ses autofictions photographiques, comme son Portrait en travesti comme Rrose Sélavy, photographié par Man Ray en 1921 ou Marcel Duchamp à l’âge de 85 ans, dont l’une des deux versions est publiée dans View… en mars 1945 (rappelons que Duchamp est né en 1887).

« Je suis un prototype, toutes les époques en ont besoin »

En 1977, pour l’exposition inaugurale du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou à Paris, son directeur Pontus Hulten avait décidé d’une rétrospective de Marcel Duchamp, la première en France. L’Œuvre de Marcel Duchamp se présentait alors comme un manifeste, ainsi que le rappelle Jean Clair : des deux artistes qui ont dominé le xxe siècle, Pablo Picasso et Marcel Duchamp, il était temps de comprendre que le second était le plus radical et le plus important, pour avoir ouvert le siècle en se dirigeant vers l’invisible et anticipé les mutations de l’art2.

La nouvelle exposition du Centre Pompidou, « Marcel Duchamp. La peinture, même3 », décode la figure obsédante de l’artiste en invitant à suivre pas à pas son œuvre peint qui, à partir de 1910, le mène irrésistiblement à la réalisation d’une des pièces les plus mystérieuses de l’art moderne, la Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Communément appelée le Grand Verre4, cette œuvre, commencée en 1910 et déclarée « définitivement inachevée » par l’artiste en 1923, est replacée dans la cohérence restée sous-estimée d’une genèse lente et complexe et dans un contexte inattendu de sources visuelles, intellectuelles, livresques, scientifiques et techniques. Car avant d’inventer le ready-made, qu’il décrit comme « un rendez-vous entre un objet, une inscription et un moment donné », Duchamp, on le sait moins, a été peintre. En 1912, il s’écarte de « l’intoxication par la térébenthine » et restera ensuite perçu comme l’iconoclaste qui a tué la peinture.

Certaines idées exigent pour n’être pas trahies, un langage graphique. C’est mon Grand Verre. Mais un commentaire, des notes peuvent être utiles, comme les légendes qui accompagnent les photos dans un catalogue des Galeries Lafayette. C’est la raison d’être de ma boîte.

Avec la Boîte verte (1934), Marcel Duchamp a pris le soin de documenter son œuvre. La découverte, après la disparition de l’artiste en 1968, de sa dernière pièce, préparée clandestinement pendant vingt ans, Étant donnés : 1o la chute d’eau, 2o le gaz d’éclairage, dont le titre est repris d’une de ses plus anciennes notes, affirme pourtant clairement le lien avec le Grand Verre5. Ce que veut montrer l’exposition, c’est qu’en cherchant à déplacer la peinture « hors de la toile » et en investissant dans l’objet la part subjective de hasard et d’aléatoire, Duchamp a construit un véritable parcours artistique où le ready-made est le contrepoint intelligible de son projet de redéfinir la peinture, comme l’explique Cécile Debray :

Le Grand Verre, œuvre hermétique et complexe, comme le montre sa paraphrase en notules, occupe dans ce débat un statut ambigu. On peut y lire tout à la fois la négation et la sublimation de la peinture à travers un tableau impossible.

Abandonner « le culte de l’huile »

Je voulais m’éloigner de l’acte physique de la peinture. J’étais nettement plus intéressé à recréer des idées dans la peinture. […] Je voulais remettre la peinture au service de l’esprit.

Ces propos de Duchamp rappellent qu’il a cessé socialement d’être un peintre dès 1912 pour redéfinir la manière de faire de l’art et l’identité de l’artiste et pour se consacrer aux échecs. Dans une note de 1913, il se pose déjà la question qui l’occupera toute sa vie : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? » La leçon de Duchamp, s’il y en a une, consiste d’abord à nous méfier du mot « art6 » :

Pourtant, j’attirais l’attention des gens sur le fait que l’art est un mirage. Un mirage exactement comme dans le désert, l’oasis qui apparaît. C’est très beau jusqu’au moment où l’on crève de soif évidemment. Mais on ne crève pas de soif dans le domaine de l’art. Le mirage est solide.

Après le refus de Nu descendant un escalier au Salon des indépendants en 1911 par ses amis cubistes et ses deux frères artistes, Duchamp prend ses distances une fois pour toutes. Ce qui y était montré et qui témoignait du détournement du cubisme dans l’expression du mouvement importait moins que le processus de perception dans lequel était placé le spectateur qui regardait l’œuvre. En focalisant l’attention sur le processus décisionnel de l’artiste, Duchamp bousculait le rapport au spectateur proclamant que « c’est le regardeur qui fait l’œuvre ».

Dans la période précédant la Première Guerre mondiale, plusieurs œuvres de Duchamp prennent pour thème le mouvement circulaire, comme le Moulin à café ou la Roue de bicyclette. Les machines optiques qu’il construit à partir de 1920, comme Rotorelief (1935), qu’il préfère exposer au concours Lépine plutôt qu’à l’occasion d’expositions d’art, témoignent de sa fascination pour le mouvement, la rotation et les effets visuels. Son intérêt pour les expériences physiques et les illusions optiques exprime son scepticisme à l’égard des possibilités de l’art.

L’affirmation de la vie

L’impact des idées, de l’œuvre et de l’attitude de Duchamp sur la jeune avant-garde américaine qui émerge à partir de la danse et de la musique à New York dans les années 1950 est profond, à commencer par John Cage puis son complice Merce Cunningham et les plasticiens Robert Rauschenberg et Jasper Johns qui collaborent aux décors et mises en scène de Cunningham. L’exposition du Philadelphia Museum of Art, Dancing around the Bride (2013), et son catalogue proposent de revenir sur le dialogue qui s’est noué entre Duchamp et ces jeunes artistes. L’héritage est patent : la passion de Cunningham pour les nouvelles technologies qui lui permettent de saisir le mouvement, les danseurs et les musiciens qui travaillent indépendamment les uns des autres et découvrent la musique une fois en scène, le choix de Johns d’adapter le Grand Verre de Duchamp avec son accord pour sa première collaboration avec Cunningham (Walkaround Time, 1968), John Cage, Marcel et Teeny Duchamp jouant sur un plateau d’échecs électronique relié à des machines qui produisaient des sons de façon aléatoire à chaque mouvement des pièces (Reunion en 1968, dernière apparition publique de Duchamp) ou encore les White Paintings de Rauschenberg (qui peuvent être produites et reproduites par un tiers désigné tout en conservant leur statut de tableau hors de toute dématérialisation de l’objet) et sa première chorégraphie dédiée aux frères Wright, pionniers de l’aviation américaine…

La danse, on le sait, incarne la présence et la vie, particulièrement au regard des œuvres d’art. La filiation des chorégraphes avec Duchamp, qui détestait l’abstraction et pour qui l’art ne trouvait sa justification qu’en affirmant la vie, est toujours à l’œuvre, notamment avec Jan Fabre, dont les pièces font souvent référence à Duchamp par leurs titres (Étant donnés, Marchand du sel…), Jérôme Bel qui mêle pas chorégraphiés et mouvements « ready-made », c’est-à-dire transposés du quotidien à la scène, ou encore Tino Sehgal, dont les performances réinscrivent le vivant dans l’espace du musée.

L’exposition « Marcel Duchamp. La peinture, même » ne cherche pas à réévaluer Duchamp comme peintre. À l’heure de la médiatisation sans précédent de l’art contemporain et de son apparition dans le champ mercantile et spéculatif depuis la fin des années 1990, elle invite à reconsidérer la pensée en mouvement de celui qui a inventé son propre système de mesure.

  • 1.

    Voir, jusqu’en mars 2016, la nouvelle présentation des collections contemporaines du Centre Pompidou, « Une histoire, art, architecture, design : des années 1980 à nos jours », qui propose un retour inédit sur la réinvention des pratiques artistiques de cette période et le catalogue du même titre, sous la direction de Christine Macel, Éditions du Centre Pompidou, 2014.

  • 2.

    Voir Jean Clair (commissaire de l’exposition de 1977), « Le dernier tableau », dans le catalogue de l’exposition : Cécile Debray (sous la dir. de), Marcel Duchamp. La peinture, même, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2014.

  • 3.

    Du 24 septembre 2014 au 5 janvier 2015. Commissariat : Cécile Debray.

  • 4.

    Duchamp a autorisé des répliques de cette œuvre fragile. C’est celle réalisée par Richard Hamilton qui est exposée.

  • 5.

    Les notes originales de l’artiste qui sont exposées révèlent le grand intérêt de Marcel Duchamp pour la littérature et le verbe (Jules Laforgue, Raymond Roussel, Alfred Jarry) comme pour les sciences optiques, physiques et mécaniques.

  • 6.

    Cité dans Jean-Pierre Cometti, « À quoi sert Marcel Duchamp ? », Cahiers philosophiques, no 131, 2012.

Isabelle Danto

Critique de danse pour la Revue Esprit, Isabelle Danto a été journaliste pour la presse quotidienne (Le Figaro) et a contribué à différentes revues (Danser magazine, Mouvement, La revue des deux mondes) et à plusieurs publications (préface de l’ouvrage Käfig, 20 ans de danse, CCN de Créteil et du Val de Marne / Somogy éditions, 2016). Elle intervient régulièrement dans les festivals…

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