Comment l’intelligence artificielle s’impose chez les recruteurs

L’utilisation de l’intelligence artificielle dans le cadre de recrutements se généralise. Pour ne garder que les « meilleurs ».
Comment l'intelligence artificielle s'impose chez les recruteurs

L’utilisation de l’intelligence artificielle dans le cadre de recrutements se généralise au Royaume-Uni… et un peu partout ailleurs. Emmenée notamment par le service Hirevue, la pratique consiste à passer au crible des algorithmes langage, tonalités et expressions faciales. Pour ne sélectionner que les « meilleurs ».

En septembre 2017, la multinationale Unilever annonçait désormais recruter (en partie) ses candidats grâce à l’intelligence artificielle. L’idée ? Effectuer une pré-sélection à distance parmi des centaines de candidatures, en utilisant une technique d’analyse de données passant au crible les gestes et expressions faciales de chacun. Deux ans plus tard, la formule est devenue monnaie courante de l’autre côté de la Manche : comme le révèle The Daily Telegraph, elle est dorénavant employée par plusieurs grandes entreprises au Royaume-Uni.

Le « Nous » favorisé par rapport au « Je »

Bref rappel du processus. Spécialisée dans les entretiens de recrutement à distance, la société américaine Hirevue propose ses services principalement à des grands groupes, où les offres (et donc les demandes) sont nombreuses. Ceux-ci demandent à tous leurs candidats de leur envoyer une vidéo filmée à la première personne, au cours de laquelle ils répondent à une série de questions. Les algorithmes de Hirevue sélectionnent alors les « meilleurs » en analysant langage, tonalités et expressions faciales.

Capture d’écran du site d’Hirevue.

Comment des lignes de code peuvent-elles mesurer les compétences professionnelles d’un candidat ? L’explication paraît… sommaire. Auprès du média britannique, Loren Larsen, responsable technologique chez Hirevue, évoque « 350 caractéristiques » analysées, dont « 80 à 90%  » relèveraient uniquement du langage. Employer un « nous » plutôt qu’un « je », par exemple, est considéré comme relevant d’un esprit corporatiste d’ores et déjà intégré par le candidat. Dans le cas d’une entreprise scientifique, utiliser un langage « plus technique » s’impose comme un prérequis.

« Si quelqu’un parle très lentement, vous n’allez sûrement pas rester au téléphone avec lui pour lui acheter quelque chose »

« Ensuite, nous nous intéressons au ton de la voix, détaille Loren Larsen. Si quelqu’un parle très lentement, vous n’allez sûrement pas rester au téléphone avec lui pour lui acheter quelque chose. A l’inverse, si quelqu’un débite 400 mots par minute, les gens ne vont pas le comprendre. L’empathie fait partie de ce processus [de recrutement]. » Pour son collègue « psychologue en chef » au sein de l’entreprise américaine, Nathan Mondragon, les expressions faciales indiquent ainsi « certaines émotions, certains comportements et traits de personnalité » : « Nous obtenons environ 25 000 données pour chaque vidéo de 15 minutes par candidat. La parole, l’audio et la vidéo se combinent pour nous fournir une analyse très claire et un ensemble de données riches sur la façon dont une personne réagit, les émotions qu’elle traverse. »

Un million d’entretiens déjà analysés

Se voulant conciliante, l’entreprise affirme que la technologie qu’elle utilise ne correspond pas à celle de la reconnaissance faciale. Ce qui est vrai… mais pas forcément rassurant : au lieu d’identifier les traits des candidats pour révéler leur identité officielle, l’invention de Hirevue se concentre sur l’analyse d’expressions faciales en direct. Rides, soulèvement des sourcils, clignement des yeux, serrage des lèvres, mouvements de bouche… Toutes ces micro-interactions sont intégrées par l’analyse, dans la mesure où elles sont considérées comme « cruciales », notamment pour les métiers de vente ou d’échanges publics.

Une poignée de main entre un recruteur et un candidat. Crédits : Max Pixel (Creative Commons Zero – CC0).

Au-delà d’Unilever, Hirevue compte parmi ses clients les géants TMX Finance, Hilton, Vodafone, HBO ou encore Manpower. Rien qu’au Royaume-Uni, elle aurait déjà utilisé sa technologie pour 100 000 candidatures. A l’échelle mondiale, l’entreprise affirme avoir dépassé « le million d’entretiens » analysés, ce qui correspond à environ 50 000 vidéos passées au crible chaque mois.

En Corée du Sud, faire des choix face à plusieurs scénarios possibles

Le phénomène ne se restreint donc pas à l’Occident. En Corée du Sud, un service similaire à celui d’Hirevue, Midas-IT, est commercialisé depuis mars 2018. Cette année, la société a annoncé que 140 entreprises utilisaient déjà ses produits, contre seulement 45 l’an dernier. Après avoir lancé une phase de test, l’armée nationale elle-même a annoncé son intention d’utiliser un système d’intelligence artificielle pour recruter des officiers « de rang inférieur ». De même, dans le Japon voisin, le groupe technologique Softbank a adopté depuis peu une plate-forme « optimisée » pour sélectionner les meilleurs candidats, en se basant sur les données de ses propres recrutements déjà effectués.

Baptisé « inAir » et disponible depuis mars 2018, l’un des systèmes de Midas-IT va plus loin, puisqu’il prévoit que les candidats prennent part à des jeux en ligne, « associent certaines émotions à certaines images » ou encore « fassent des choix » face à plusieurs scénarios possibles ou des problèmes ouverts. Qui n’ont, à première vue, rien à voir avec les compétences recherchées. Parmi les questions posées, le quotidien sud-coréen Joongang Daily relève notamment celle-ci : « Vous rencontrez une personne que vous aimez lors d’un rendez-vous et vous l’emmenez dans un restaurant haut de gamme. Vous comptez payer pour le repas, mais vous réalisez que vous avez laissé votre portefeuille chez vous. Comment expliquez-vous la situation à votre date ? »

Formatage

En plus des entretiens, beaucoup d’entreprises sud-coréennes utilisent aussi des systèmes d’intelligence artificielle pour trier les CV de leurs candidats. Dernier exemple en date : l’opérateur de téléphonie mobile KT, qui justifie sa décision par un besoin d’« objectivité » dans son processus de recrutement. Un argument souvent avancé dans ce domaine mais très contestable, puisque les algorithmes reproduisent souvent les biais des êtres humains qui les créent.

D’autant qu’une telle procédure pourrait avoir des effets inquiétants en termes de formatage. Avec une série de prérequis ainsi définis à l’avance, le risque est évidemment d’écarter les profils les plus inattendus – et potentiellement les plus enrichissants pour une entreprise. Sur YouTube, une brève recherche permet d’ailleurs de se rendre compte que les tutoriels pour « bien réussir un entretien Hirevue » se sont multipliés ces dernières années. « La Corée du Sud est une société où la différence est peu valorisée et où la pression pour se conformer aux autres est intense. Ceux qui pensent de façon originale risquent de se voir encore plus mis à l’écart. Pour se faire recruter, faudra-t-il se mettre à penser comme un robot ? », s’interrogeait notamment Mediapart à propos du pays du matin calme en décembre 2018.

Autant d’inquiétudes légitimes, qui ne semblent pourtant pas freiner les recruteurs du monde entier : d’après le Wall Street Journal, la majorité des 500 plus grandes entreprises américaines ont désormais recours à une forme « plus ou moins avancée d’automatisation » dans leur processus de sélection. Le recruteur du futur sera donc… invisible.

 

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Image à la Une : Amtec Photos / Flickr (CC BY-SA 2.0).

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