Nouvelles inédites de Proust : du tourment d'être homosexuel

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Nouvelles inédites de Proust : du tourment d'être homosexuel

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Photo de Marcel Proust, vers 1900
Photo de Marcel Proust, vers 1900
- Source : Dutch National Archives-WikiCommons

Des nouvelles inédites de Marcel Proust seront publiées en octobre. Elles témoignent du rapport tourmenté qu'avait le jeune écrivain avec son homosexualité, dont il prenait conscience. Ses réflexions sur ce thème seront bien plus distanciées dans "La Recherche", écrite une dizaine d'années après.

Le Mystérieux correspondant et autres nouvelles inédites, tel est le titre énigmatique d'un recueil de nouvelles écrites par Marcel Proust dans ses jeunes années, et qui seront disponibles en librairie le 9 octobre. Pourquoi n'ont-elles pas été publiées plus tôt ? D'abord parce que l'éditeur qui détenait ces archives, Bernard de Fallois, s'était un peu désintéressé de Proust après avoir été intronisé dans le monde de l'édition. Ensuite, parce que Proust n'était pas à l'aise avec les réflexions qu'il y déroulait sur sa propre homosexualité. C'est ce que nous explique Luc Fraisse, professeur de littérature française à l’université de Strasbourg et membre de l’Institut universitaire de France, qui s’occupe du fonds laissé par Bernard de Fallois, mort en 2018.

Le Journal de la culture
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D’où viennent ces manuscrits ?

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Ils proviennent d'un fonds laissé par Bernard de Fallois, qui était à la tête des éditions de Fallois. Mort en janvier 2018, il signalait dans ses dispositions testamentaires qu’il avait dans ses archives sept cartons contenant des manuscrits de Proust. J'ai été chargé de les répertorier. En plus de ces manuscrits de diverses époques, il nous est parvenu un essai de Bernard de Fallois qui, à l’origine préparait une thèse sur Proust au tout début des années 1950. Il avait été admis chez la nièce de Proust qui avait compulsé tous ces manuscrits, ce qui lui avait déjà permis de découvrir deux œuvres inédites de l'écrivain : le roman Jean Santeuil, qu’il a publié en 1952, et l’essai Contre Sainte-Beuve qu’il a publié en 1954, tout cela chez Gallimard.

Il a certainement abandonné sa thèse parce que ces découvertes majeures l’ont introduit dans le monde de l’édition, et c’est ensuite dans ce monde qu’il a évolué tandis que le travail sur Proust est resté derrière lui.

Nous avons publié il y a quelques mois, aux Belles lettres, un essai de Bernard de Fallois, Proust avant Proust, dans lequel il parle du livre Les Plaisirs et les Jours que Proust avait fait paraître jeune, en 1896. Et il y a toute une section dans laquelle Bernard de Fallois interprète des textes que Proust n’a pas retenus dans ce livre, et qui sont des nouvelles. Il en interprétait un peu le sujet et en citait quelques paragraphes. Or, ces nouvelles, j’en ai vu les manuscrits complets de la main de Proust dans les archives, et nous avons eu l’idée à partir de là, avec le directeur actuel des éditions de Fallois, d’en faire un recueil.

Pourquoi Proust n'avait pas proposé ces nouvelles à son éditeur ?

Impossible de répondre à sa place, on ne peut faire que des hypothèses… C'est peut-être dû au degré d’insatisfaction que Proust avait devant ces textes. Deux ou trois de ces nouvelles seulement sont totalement achevées. Il semble qu'il ait abandonné les autres, comme le font parfois les écrivains qui estiment qu’ils se sont engagés dans un projet littéraire qui ne répond pas à ses promesses. Elles s’achèvent au milieu d’une phrase, le reste de la page est blanche, c’est vraiment la plume qui s’est arrêtée. Autre possibilité : beaucoup de ces nouvelles évoquent l’homosexualité, donc Proust pouvait être embarrassé, d'autant plus que cette thématique est déjà abordée dans Les Plaisirs et les jours. D'ailleurs, Bernard de Fallois émettait cette hypothèse esthétique : si on ajoutait ces nouvelles traitant de l’homosexualité, ça devenait le sujet principal du recueil. Or Les Plaisirs et les jours se caractérise par sa diversité. Et il est possible que Proust n’ait pas voulu publier un recueil monochrome, raison pour laquelle il aurait sacrifié un certain nombre de ses textes.

Proust était coutumier du fait de ne pas forcément terminer ses textes ?

Proust n'a jamais publié Jean Santeuil alors que 800 pages en texte imprimé - donc beaucoup plus en texte manuscrit ! - avaient été écrites… Notons d'ailleurs qu'il y est beaucoup plus autobiographique en disant “il”, que dans La Recherche en disant “je”. Mais ce texte est composé de fragments qui se terminent au milieu d’une phrase, à une préposition, un verbe qui n’a pas reçu son complément… donc à l’époque, Proust, dans ses brouillons, avait tendance à se lancer dans des rédactions qui ne voyaient pas leur fin. C’est tout à fait de cette époque, entre ses 20 et ses 25 ans.

Quand il écrira A la Recherche du temps perdu entre 1906 et 1922, ce sera au contraire une course à l’achèvement.

Pourquoi Bernard de Fallois lui-même a décidé de ne pas rendre publics ces textes ?

Ce n’est qu’après sa mort qu’est réapparue la partie centrale de sa thèse, qui évoque ces textes, et c’est seulement après sa mort que ces archives ont pu être ouvertes et qu’on a retrouvé ses manuscrits... alors on n’a jamais pu le lui demander ! On est donc amené à nouveau à faire des hypothèses. Je pense qu’il estimait avoir fait l’essentiel en ayant exhumé Jean Santeuil qui est très conséquent et important pour comprendre comment s’est constitué petit à petit A la Recherche du temps perdu - tout comme l'est Contre Sainte-Beuve

Quand Bernard de Fallois est entré dans le monde de l’édition, il a certainement laissé ces textes satellites derrière lui. C'est paradoxal car il savait qu’il leur faisait un sort, tout en signalant leur existence dans le travail qu’il était en train de rédiger... mais qu’il a lui aussi abandonné.

Vous avez commencé à l'évoquer : le thème principal de ces nouvelles est l'homosexualité ?

C'est effectivement le thème dominant, même s’il y en a d’autres. Il est souvent question de la mort, du problème de la morale, de la religion et de son rapport à la science... Les arts, qui joueront un rôle très important dans A la Recherche du temps perdu, apparaissent également : par exemple, l'idée d’aimer une femme à l'aune d'un morceau de musique, ou de l’œuvre de Botticelli... une idée qu’on retrouvera dans Un amour de Swann. 

Il y a donc une diversité de thèmes, mais beaucoup de ces textes sont malgré tout liés à l’homosexualité ou à ses conséquences. On a là une sorte de journal intime de Proust : le jeune homme, prenant conscience au seuil de sa vie adulte de son homosexualité, de son caractère inéluctable, et se considérant comme condamné à vivre malheureux, mal-aimé, sans doute mal vu par la société... On retrouve dans ces nouvelles un motif déjà présent dans Les Plaisirs et les Jours : le personnag                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           e qui va mourir. Du fait qu’il soit au seuil de la mort, les problèmes moraux s’éteignent, car il n’y a plus rien à vivre. A ce moment-là, une réflexion peut se développer. Dans certaines nouvelles, ce thème dominant est évoqué de manière symbolique.

Ce tragique, on ne peut pas totalement l’imputer à la société de l’époque, conservatrice, puritaine… Car prenons le cas d'André Gide, l’exact contemporain de Proust : pour lui, l’homosexualité est synonyme de bonheur, d’appel à la vie, d’hédonisme ! Ils étaient pourtant de la même génération, à Paris, la Belle Époque.

Nous avons tant d'occasions fécondes de nous désespérer, que la paresse et comme un petit génie d'inconscience et de "non-pensée" nous fait perdre. - Donc j'avais retrouvé de grandes mélancolies auprès des hommes et dans les choses de là-bas. Et puis aussi de grandes gaîtés que je pourrais à peine expliquer et que deux ou trois amis seulement peuvent partager parce qu'ils ont vécu si complètement ma vie dans ce temps-là. "Souvenir d'un capitaine" dans Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites, Marcel Proust

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Pourquoi Proust a vécu son orientation de manière aussi torturée ?

D’abord parce que c’est sa personnalité. Il la vit comme un drame individuel et, dans une certaine mesure, Proust a besoin de vivre les choses de manière difficile et dramatique. Dans A la Recherche du temps perdu, si tous les personnages apportaient des réponses claires aux questions du héros, la narration s’effondrerait. Proust a besoin qu’on n’arrive pas à savoir, qu’on se questionne douloureusement, qu’on fasse des hypothèses, qu’on trouve des moyens détournés d’exprimer ce qu’on ne veut pas dire directement, des aveux qui n’en sont pas… Où est la vérité, le mensonge ? Proust est là dans son élément, et l’écriture peut se développer. 

Parfois une femme ou un homme nous laisse entrevoir, comme une fenêtre obscure qui s'éclairerait vaguement, la grâce, le courage, le dévouement, l'espérance, la tristesse. Mais la vie humaine est trop complexe, trop sérieuse, trop pleine d'elle-même et comme trop chargée, le corps humain avec ses expressions multiples et l'histoire universelle qu'il porte écrite sur lui, nous fait penser à trop de choses pour que jamais une femme soit pour nous. "Après la 8e symphonie de Beethoven" dans Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites, Marcel Proust

Le thème de l’homosexualité traverse La Recherche, de nombreux personnages ont eu des aventures homosexuelles, qu’ils soient hommes ou femmes… Alors à ce sujet, que nous disent ces nouvelles inédites que ne nous disait pas La Recherche ?

Bernard de Fallois se demandait ce qui, dans les écrits de jeunesse de Proust, annonçait A la Recherche du temps perdu ; et à l'inverse, ce que l'on trouvait dans ces écrits que l'on ne reverrait plus par la suite. Et précisément, il y a ce poids du jugement moral très fort dans ces nouvelles - dans l’une d’elles, le personnage principal agonise et on fait venir un prêtre, qui donne son opinion. Alors que dans La Recherche le phénomène est social, c'est un mystère à élucider et le poids moral n’est pas ressenti de la même manière. Par ailleurs, il y a une ou deux nouvelles où l’homosexualité de Proust, bien qu'il ait utilisé des noms fictifs, n’est pas transposée : c’est direct, on entend des confidences qu’on n'entendra pas dans La Recherche. On ne pourra pas assimiler Proust au baron de Charlus !

A ÉCOUTER. Dans La Compagnie des auteurs, en 2017, le professeur de littérature française Philippe Berthier, auteur de Charlus, brossait un portrait de ce personnage complexe qu'il qualifiait de "guignol sublime" :

Son physique au premier abord est ultra-viril : coiffure en brosse tout à fait militaire, grand sportif [...], Charlus a horreur de tout ce qui est efféminé. Il affiche une sorte d'hyper-virilité dont un regard superficiel pourrait être la dupe. Mais sa véritable nature, qui est essentiellement féminine, transpire par tous les pores au regard perspicace. Et le narrateur en a la brusque révélation un jour qu'il surprend le Baron assoupi : d'un seul coup, les défenses immunitaires s'étant relâchées, le jeu toujours extrêmement contrôlé ne pouvant plus exercer sa censure, la femme profondément cachée et refoulée en Charlus ressort complètement. 

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Le modèle de Proust, pour créer ce personnage ? Il s'agissait certainement du poète dandy et homme de lettres Robert de Montesquiou, comme l'expliquait encore Philippe Berthier : "Certains ont identifié complètement Charlus au comte Robert de Montesquiou, dont ils ont fait la clé unique du personnage. À mon humble avis, que je crois partagé par les autorités, il n'y a jamais chez Proust une seule clé pour comprendre un personnage. (...) Proust met forcément beaucoup de lui-même dans ce personnage - fût-ce pour l'éloigner de lui et s'en débarrasser."

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Pour quelles raisons le poids de la morale s’est-il allégé, entre ces nouvelles et À la Recherche du temps perdu ?

Proust a pris de la distance avec ce drame qu’il avait vécu dans sa jeunesse… il a appris à vivre avec et l’a beaucoup modulé. Et puis il devenait un grand écrivain, un Montaigne, une sorte de Pascal, donc ça lui donnait de la hauteur. Tandis que là, entre 20 et 25 ans, il était immergé dans cette problématique, ce qui n’empêche pas une élaboration littéraire, mais moindre : il n’y a pas cette grandeur qu’il y a chez le narrateur d’À la Recherche du temps perdu qui est un moraliste classique qui légifère sur ces sujets, y compris celui de l’homosexualité. 

Qu’est-ce que ces écrits disent aussi du rapport de la société à l’homosexualité, à l’époque de Proust ?

Essentiellement qu’elle n’était pas trop envisageable, qu’on ne pouvait pas en parler, sinon à mots couverts, et qu’il fallait la dissimuler et non pas l'affirmer. La religion la condamnait, la science pouvait la comprendre, au maximum… voilà pour le contexte. Et finalement, la chance du personnage, c’est de mourir, de sortir de la situation.

Quid de la qualité littéraire, narrative, stylistique de ces écrits ?

Sans doute Proust a-t-il écrit ces nouvelles parce qu’il ne se sentait pas encore la force littéraire de prendre en charge un vrai roman. À l’inverse de La Recherche plus tard, chacune de ces nouvelles répond à une formule littéraire différente : il y a un conte fantastique et un dialogue des morts (des formes que Proust ne réutilisera jamais), un récit à énigmes où on ne comprend qu'à la fin de quoi il retourne... Donc, ce qui frappe au sens large, c’est la diversité des tentatives littéraires comme si Proust voulait en faire le tour avant de choisir sa formule. C’est ce en quoi ces nouvelles sont irremplaçables pour connaître Proust avant Jean Santeuil et A la Recherche du temps perdu