« Sur Internet, supposez que l’ennemi vous a déjà infiltré »

Débat autour de la démocratie avec la députée Paula Forteza et Santiago Siri, activiste argentin spécialiste de la crypto-démocratie.
« Sur Internet, supposez que l'ennemi vous a déjà infiltré »

A l’occasion du Decidim Day, nous avons interrogé deux acteurs de la démocratie numérique : Paula Forteza, députée LREM, et Santiago Siri, hacktiviste. La démocratie va-t-elle trouver son salut dans la technologie ? Un débat dense entre deux visions stratégiques différentes.  

Le 12 septembre 2019 se tenait au Liberté Living Lab à Paris le Decidim Day, organisé par Open Source Politics. Decidim, c’est une plateforme de démocratie numérique participative née à la mairie de Barcelone en 2017, mais aussi une communauté de militants et d’activistes qui croient qu’on peut et qu’on doit faire franchir une nouvelle étape à la démocratie. La première table ronde du Decidim Day réunissait deux acteurs de la démocratie numérique :
– Paula Forteza, députée LREM des Français de l’étranger (zone Amérique Latine – Caraïbes)
– Santiago Siri, hacktiviste argentin fondateur de Democracy Earth Foundation.
Le débat était animé par Virgile Deville, d’Open Source Politics et Thierry Keller, directeur des rédactions d’Usbek & Rica, média partenaire de l’événement.

L’interview croisée ci-dessous est la retranscription d’un dialogue passionnant entre deux visions de l’avenir de la démocratie, l’une « dans » le système, l’autre « hors » système. 

Le 12 septembre 2019, lors du Decidim Day, au Liberté Living Lab

Aujourd’hui, on a l’impression d’être complètement perdu avec le concept de démocratie. D’un côté, les revendications pour les libertés individuelles et le pluralisme à Hong Kong, de l’autre la montée en puissance des « démocraties illibérales », ou « démocratures », en Europe de l’Est ou aux États-Unis par exemple. Ma première question s’adresse donc à vous deux : quelle est votre vision de la démocratie et de sa supposée progression partout dans le monde ?

Santiago Siri : Aujourd’hui, on a évidemment tous les yeux rivés sur Hong Kong, le Venezuela, la Catalogne… Tous ces processus, qu’ils viennent de droite ou de gauche, tentent de pointer les limites des systèmes dans lesquels nous évoluons. Je pense qu’Internet est le plus grand outil que notre génération a à sa disposition. Tout comme l’imprimerie a entraîné un changement des consciences il y a 500 ans, je crois qu’Internet entraîne également une nouvelle façon de créer et de concentrer les efforts humains. Le parti politique que j’ai fondé en Argentine, le Partido de la Red, avait cette ambition : c’était un parti inspiré par Internet, où nous obligions nos élus à voter au Congrès selon la volonté des gens exprimée sur Internet. Durant ces cinq dernières années, nous avons mené des recherches sur le sujet de la démocratie numérique, y compris avec Hong Kong d’ailleurs. 

Qu’en avez-vous retiré ?

Santiago Siri : Le monde dans lequel nous vivons n’est pas un monde en guerre, mais ce n’est pas non plus un monde en paix. Ce n’est pas un monde dans lequel des armées se font face, mais ce n’est pas non plus un monde où tout le monde chante « Imagine » en chœur. C’est un monde « inapaisé », je dirais. Aujourd’hui, dans la sphère virtuelle, peu importe d’où on opère, on doit supposer que l’on a déjà été infiltré par l’ennemi. Dans ce contexte, des outils comme la cryptographie ou les réseaux blockchain sont des propositions de résistance très intéressantes et qui me donnent espoir.

« Deux générations se font face dans nos sociétés : la génération connectée et la génération déconnectée »

En fait, j’ai comme l’impression que deux générations se font face dans nos sociétés : la génération connectée et la génération déconnectée. Le facteur décisif qui divise ces générations est simple : être né avec Internet, ou être né avant Internet. Cette division s’observe dans les résultats électoraux partout dans le monde : les jeunes votent d’une certaine manière et les vieux votent d’une autre manière. On le voit avec le Brexit, le référendum en Colombie, les manifestations à Hong Kong… Internet est cette force très puissante, dont on sait désormais qu’elle peut être utilisée pour de bonnes ou de mauvaises raisons. On se souvient du rôle qu’a eu Facebook dans l’élection de Barack Obama en 2008 par exemple. Mais Facebook nous a aussi donné Trump en 2016. C’est le même outil : il s’agit juste de l’utiliser de la bonne façon.

Paula Forteza, quel regard portez-vous sur cette question depuis votre fonction de députée des Français de l’étranger ?

Paula Forteza : Tout ce qui se passe actuellement autour du concept de démocratie est lié au manque d’ouverture des institutions. Pendant trop longtemps, nous n’avons pas laissé assez de place pour les citoyens au sein des organisations politiques. Aujourd’hui, quand les gens se tournent vers les populismes, c’est d’après moi l’expression d’un rejet de l’existant, pas d’une adhésion au populisme. Ce que nous devons faire à l’avenir, c’est essayer d’hybrider différents types de démocratie. Nous pouvons identifier quatre formes de démocratie : la démocratie représentative, la démocratie délibérative, la démocratie participative et la démocratie directe. Nous allons devoir tester, expérimenter, évaluer différentes combinaisons.

« Le terme de démocratie participative renvoie toujours à l’idée du « haut vers le bas ». Il faut nous emparer de la démocratie délibérative »

Pour ma part, j’essaye de ne plus trop utiliser le terme de démocratie participative parce qu’il renvoie toujours à l’idée du « haut vers le bas » : des responsables politiques consultent les citoyens, mais ils gardent le pouvoir et prennent de façon arbitraire leurs décisions, en restant parfois très condescendants. Tout ce qui a pu être critiqué dans le Grand Débat est ce qui, dans le dispositif, relevait de la démocratie participative : certains participants ont eu le sentiment que les décisions prises à la fin du processus ne reflétaient pas les sujets évoqués pendant les discussions.  Ce qui, au contraire, a été loué dans la démarche est ce qui relevait de la démocratie délibérative : les réunions locales où, comme dans le mouvement des gilets jaunes, les gens discutaient entre eux et non plus dans une logique de dialogue avec le pouvoir politique. C’est un modèle dont nous devons nous emparer. Quant à la démocratie directe, je crois également que nous avons besoin de l’expérimenter de plus en plus ; il s’agit cette fois de laisser les citoyens prendre les décisions par eux-mêmes, sans intermédiaire.

Comment l’expérimenter ? 

Paula Forteza : Je contribue actuellement à la campagne de Cédric Villani, candidat à la mairie de Paris. Ensemble, nous allons sélectionner des citoyens tirés au sort pour qu’ils soient placés sur les listes de chaque arrondissement. C’est une façon d’intégrer des personnes qui ne sont pas membres de partis politiques ou pas nécessairement mobilisés, au cœur des institutions où sont prises les décisions. Nous avons besoin de multiplier les expériences comme celles-ci jusqu’à trouver un nouvel équilibre. Ce qui ne veut pas dire que je crois en la mort de la démocratie représentative. Je pense que nous avons toujours besoin de personnes dont le travail au quotidien est d’élaborer les lois, par exemple. Il s’agit d’un travail très technique, très prenant. Personne, d’ailleurs, ne réclame réellement le remplacement de la démocratie représentative ; lors des nombreuses consultations que nous avons menées, les participants ont demandé simplement d’être davantage entendus, avoir plus de poids dans la définition des priorités politiques et dans la prise de décisions - pas de supprimer les élus. Pour résumer, nous devons mélanger démocratie représentative, démocratie délibérative et démocratie directe, et laisser de côté la démocratie dite « participative » ! Quant au type d’engagement par rapport aux institutions démocratiques actuelles, je pense que nous avons besoin de travailler à la fois en leur sein et en dehors.

Thierry Keller, Paula Forteza, Santiago Siri  

Mais n’est-ce pas plus facile pour vous de dire ça précisément parce que vous faites partie du système ?

Paula Forteza : Il y a différentes stratégies. Bien sûr, je me pose toujours la question de la façon dont le système peut m’influencer, et vice versa. On doit forcément faire des concessions en entrant dans un système. Mais l’endroit où je peux avoir le plus d’impact aujourd’hui, c’est ici, à ce poste. Parfois, je dois prendre des décisions avec lesquelles je ne suis pas très à l’aise, c’est vrai, mais j’essaye de regarder les choses dans leur ensemble et à long terme. Durant les deux premières années de mon mandat, j’ai travaillé sur les questions de participation et de transparence, en essayant de pousser cet agenda au niveau national. J’avais du mal à être entendue, ce n’est que quand le mouvement des gilets jaunes a émergé que tout s’est débloqué. Nous avons donc besoin des deux : des gens qui soient nos alliés à l’intérieur du système, mais aussi une volonté populaire de la part des citoyens, pour qu’ils nous poussent à agir et à faire bouger les choses. 

Vous, Santiago Siri, vous voulez faire disparaître l’État-nation et le remplacer par des systèmes dits « cryptographiques ». Comment comptez-vous enclencher ce processus ?

Santiago Siri : Internet n’est pas un outil révolutionnaire en soi. Seules les toutes premières années du web relèvent d’un bouleversement culturel, parce qu’on découvrait tout un coup qu’on pouvait s’échanger des informations d’un bout à l’autre de la planète. Aujourd’hui, la question est institutionnelle. Or les institutions ne sont, selon moi, qu’une collection de promesses : nous nous basons sur elles pour faire en sorte que nos promesses démocratiques se réalisent, en passant des contrats avec elles et en nous fondant sur des autorités. Sauf que ces autorités sont humaines… et les humains peuvent être corrompus.

« La cryptographie n’est pas la panacée, mais c’est un outil puissant »

C’est un risque qui perturbe et menace constamment le fonctionnement des institutions ; nous voyons cela en particulier dans les pays en développement, où il y a beaucoup de corruption. Grâce aux ordinateurs, nous pouvons commencer à remplacer ces autorités par des systèmes cryptographiques. Cela nous permet de structurer nos promesses dans des systèmes incorruptibles, immunisés contre les attaques de toutes sortes. Bien sûr, un tel changement présente aussi d’autres risques : on peut se faire pirater et perdre son pouvoir pour toujours. Je ne pense pas que la cryptographie soit la panacée, mais c’est un outil puissant. 

Les phases de tests que nous menons avec l’ONG Democracy Earth sont très prometteuses. Cette année, la notion de « vote quadratique » est notamment devenue populaire. Il s’agit d’un système de vote préférentiel, où ne compte pas seulement les préférences des votants, mais aussi l’intensité de chacune de ces préférences. Traditionnellement, dans une élection, vous allez avoir 20% de gens qui votent avec beaucoup de conviction à gauche, 20% des gens qui votent avec beaucoup de conviction à droite, mais les 60% restants ont une intensité de conviction très faible dans le vote qu’ils expriment, et changent entre la droite et la gauche selon les circonstances. Si on parvient à mettre en œuvre un système reflétant l’intensité des préférences de chacun, sans doute parviendra-t-on à des processus de décisions et à des élections beaucoup plus légitimes. 

« Je pensais que la technologie allait tout résoudre »

Paula Forteza : Je viens moi-même de l’écosystème des civic tech et j’ai eu pendant longtemps une vision liée à ce qu’on pourrait appeler le « solutionnisme technologique ». Je pensais que la technologie allait tout résoudre. Mais étant désormais impliquée en politique, je réalise peu à peu que certaines réponses aux questions que nous nous posons ici ne sont pas d’ordre technologique. Nous pouvons développer des outils numériques, des plateformes, des applications parfaites et que les citoyens finalement ne s’en emparent pas, ou que la démarche n’ai pas l’impact politique attendu. Il y a deux questions à se poser selon moi : celle de la confiance et celle de l’espace public. Pour illustrer la première, revenons, par exemple, à la raison pour laquelle certains de nos concitoyens sont encore très réticents au vote en ligne. Les procédures électorales traditionnelles où l’on vote dans des urnes en présentiel inspirent la confiance : tout est public, tout est contrôlé, chaque citoyen peut suivre et surtout comprendre ce qui se passe à chaque étape du scrutin. C’est bien ça qui rend les résultats légitimes. Nous n’avons pas réussi à atteindre cette « explicabilité », cette appropriation du processus par tout un chacun, côté tech. A l’avenir, nous pourrons bâtir l’acceptation sociale nécessaire à travers, notamment, l’éducation au numérique.

Quid de l’espace public ? Il n’est pas si déserté que ça, finalement ?

Paula Forteza : En effet, c’est bien dans la rue que les choses se passent : Occupy Wall Street, Nuit Debout, Los Indignados, Hong Kong, les gilets jaunes… À chaque fois que nous assistons à des mobilisations politiques à fort impact, c’est dans l’espace public que les gens s’organisent et se rencontrent. Nous manquons d’un espace public du même type sur Internet, qui est aujourd’hui monopolisé par des entreprises privées. Les gens échangent en ligne, certes, mais sur des réseaux privés comme Facebook ou Twitter. Ce qui est intéressant avec Decidim, c’est qu’il s’agit justement de la volonté de conquérir un espace public en ligne, de façon démocratique. C’est quelque chose que nous avons besoin de consolider, en se basant sur la régulation du numérique, mais nous en sommes encore très loin. Nous devons travailler dans ce sens pas seulement en nous opposant aux GAFA ou en tentant de les démanteler, mais aussi en essayant de construire des alternatives plus vertueuses vers lesquelles les utilisateurs pourront se diriger.

Santiago Siri : Pour être sûr d’arriver à un espace public numérique et démocratique, nous devons aussi réfléchir au degré de décentralisation du réseau que l’on construit. Avec DemocracyOS, nous avons décidé que le système devait être open source. De cette façon, n’importe qui peut avoir accès au système et à son code, et ainsi se rendre compte que nous ne manipulons pas les résultats. Le problème, c’est que les administrateurs peuvent aussi avoir le monopole sur les services qu’ils contrôlent. C’est une technique de manipulation très typique des élections traditionnelles. Mais si vous avez un réseau où vous êtes sûr qu’aucun acteur ne peut manipuler ou corrompre les informations que vous mettez en libre accès, alors vous évoluez dans un véritable environnement public.

Avec les gilets jaunes s’est posée cruellement la question de la légitimité. Au fil des semaines, les gens dans la rue ont fini par dire à leurs représentants politiques « Vous n’êtes pas légitimes », « Je n’accepte pas votre légitimité ». En quoi les solutions techniques dont vous parliez — par exemple avec le vote quadratique — peuvent-elles résoudre cette crise de la légitimité ?

Paula Forteza : Nous avons besoin d’être inspirés par toutes ces nouvelles manières de créer de la légitimité, même si certaines solutions techniques ne sont pas encore prêtes, en l’état, à être déployées. S’agissant des budgets participatifs, par exemple, nous les avons seulement testés au niveau local en France. Le Portugal est le seul pays à avoir mis en œuvre le principe au niveau national, mais autour de projets qui restent symboliques à l’échelle d’un budget public. Ce que j’aimerais vraiment que nous mettions en place en France, ce sont des budgets participatifs où les citoyens expriment leurs priorités en termes de dépenses : éducation, défense, social… C’est comme ça, par exemple, qu’on passe d’une démocratie dite « participative » — où on fait semblant de donner aux gens la possibilité de participer — à une démocratie plus directe, où on donne vraiment le pouvoir aux gens.

 « Comment créer des identités numériques qui ne soient pas centralisées, mais qui ne reposent pas non plus sur des systèmes autoritaires ? »

Santiago Siri : Il faut aussi prendre conscience que les outils numériques peuvent être utilisés à des fins malveillantes. Aujourd’hui, Facebook est la plus grande base de données au monde : elle contient 2,7 milliards d’identités. Cela signifie que quiconque contrôle le système de Facebook peut s’emparer de l’identité de chacune de ces 2,7 milliards de personnes. Un énorme flux de données arrive chaque jour vers seulement quelques entreprises de la Silicon Valley et, de l’autre côté, le Parti communiste chinois ayant accès aux données de 1,3 milliard d’habitant sur leur territoire, qu’il utilise pour entraîner ses propres systèmes autoritaires de surveillance et d’intelligence artificielle. La question devient donc : comment créer des identités numériques qui ne soient pas centralisées, mais qui ne reposent pas non plus sur des systèmes autoritaires ? C’est l’un des défis auxquels nous allons devoir faire face.

Paula Forteza : L’identité numérique est l’une des priorités auxquelles nous devrons nous confronter, en effet. La réponse que j’obtiens souvent quand j’essaye de convaincre de l’intérêt des civic tech et des outils numériques, c’est « Oui, mais on n’est pas vraiment sûrs que ce soit très sécurisé ». L’identité numérique nous permettra de garantir le principe de « 1 citoyen = 1 vote », d’être imperméable aux doublons, d’éviter les attaques ou les bots. C’est précisément pour cela que nous devons institutionnaliser cette approche, mais nous devons le faire de manière décentralisée, en protégeant des utilisateurs et leurs données personnelles. Il s’agit de rétablir la confiance avec nos citoyens. Notre société civile est très active, donc je suis plutôt optimiste sur le fait que l’équilibre sera atteint sur ce dossier.

 

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Image à la Une : Open Source Politics / Decidim 

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